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Billet de blog 5 avril 2015

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« Rouvrons les fenêtres, faisons rentrer l’air libre »

  Dans la série « lettre d’un jeune premier à une vieille barbe » (voir un billet antérieur), s’il est une correspondance qui culmine en sincérité et en humanité, c’est bien celle entre Romain Rolland, 21 ans, et Léon Tolstoï, la soixantaine bien sonnée.

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Dans la série « lettre d’un jeune premier à une vieille barbe » (voir un billet antérieur), s’il est une correspondance qui culmine en sincérité et en humanité, c’est bien celle entre Romain Rolland, 21 ans, et Léon Tolstoï, la soixantaine bien sonnée. Je n’ai pu mettre la main sur la première lettre de l’écrivain français adressée au vénérable Russe vers 1887 et ne sais pas même si elle est archivée ou considérée perdue (merci à ceux qui seraient mieux informés). Tout ce que j’en connais, je le tiens d’un article de Hermann Hesse publié en 1922 au moment de la sortie en Allemagne, dix ans après la première édition française, d’une Vie de Tolstoï par Romain Rolland.

 Le jeune étudiant français ne se doutait pas qu’il décrocherait un jour le Prix Nobel de Littérature. Il traversait alors une crise artistique et spirituelle qui lui fit lancer, aux confins de l’Europe, une sorte d’appel au secours en direction de l’auteur de Guerre et Paix. Il le fit comme on jette une bouteille à la mer, c’est à dire sans grand espoir de réponse. Or, non seulement Tolstoï se donna la peine d'accuser réception, mais il le fit longuement et avec une générosité incroyable : «  Cher frère ! écrit-il au gamin inconnu qui s’était confié à lui en désespoir de cause, j’ai reçu votre lettre. Elle m’a touché le cœur. Je l’ai lue les larmes aux yeux. » Ce sont les premières lignes de la réponse. Suit un long plaidoyer en faveur de la quête obstinée du bonheur et de la fraternité humaine.

 Cette missive aurait eu, selon Hermann Hesse, une influence décisive sur Romain Rolland. L’immense reconnaissance qu’il voua dès lors à Léon Tolstoï éclate précisément dans la biographie qu’il lui consacrera vingt-cinq années plus tard. « C’est un rare et extraordinaire plaisir de lire comment ce Français a compris ce Russe, détaille encore Hermann Hesse, comment cet homme de culture, artiste et connaisseur, a compris le naïf et fracassant accusateur de l’art, comment cet européen d’esprit socialiste a compris ce mystique oriental, comment il lui a rendu justice, comment il ne s’est nulle part arrêté aux doctrines, comment il suit, détecte et découvre même dans les éclats excessifs du tempérament  iconoclaste de Tolstoï, non pas les erreurs et les expressions isolées, mais la vie intérieure ». De fait, Romain Rolland ne tombe pas dans l’erreur coutumière qui veut qu’un fossé soit tracé chez son maître entre œuvres de fiction et ouvrages à connotation religieuse. Même s’il reste foncièrement pudique sur les souffrances qui jalonnent l’existence de Tolstoï, la pénétration dont il fait preuve dans cet essai de jeunesse est remarquable. « C’est une joie, écrit Hermann Hesse, de voir ce que peut la sympathie. »

 Une joie, le mot est dit. Quelques années plus tôt, le 3 novembre 1914, le même Hermann Hesse avait fait paraître « O Freunde, nicht diese Töne » (« Mes frères, cessons nos plaintes ! »), premier vers de l’Ode à la joie de Beethoven, dans lequel il appelait les intellectuels de son pays à ne pas tomber dans les fureurs nationalistes. Romain Rolland avait tout de suite reconnu là un frère en lucidité. Effaré lui-même par les atrocités de la guerre, cette « bestiale folie », il prend l’initiative de saluer son homologue allemand. « Je vous serre la main cordialement, lui écrit-il, il y a longtemps que je le voulais le faire – depuis que j’ai lu vos livres, et particulièrement, depuis que je vous ai entendu, au milieu de cette tourmente, redire les mots qui dissipent les nuées de la haine, les mots de Beethoven délivré » (c’est moi qui souligne).

 La main tendue de Tolstoï avait représenté aux yeux de Romain Rolland un acte salvateur. La courageuse prise de position de Hermann Hesse allait constituer le grand tournant de l’existence du poète allemand. Au centre d’une violente campagne de presse, ce dernier reçut des menaces de mort tandis que la plupart de ses amis l’abandonnaient en plein lynchage médiatique –  la plupart, mais pas Romain Rolland à qui il rendit visite un an après le déclenchement de la guerre. Ensemble, ils rêvaient d’une union des penseurs libres afin de prolonger l’esprit européen, une union à laquelle s’associait naturellement Stefan Zweig sauvé de la dépression par l’opiniâtreté du combat pacifiste mené par l’auteur d’Au-dessus de la mêlée.

  On me pardonnera ce long préambule qui ne poursuivait au vrai qu’une intention précise, unique, celle de soumettre un passage d’une biographie que Romain Rolland consacra en 1903 à un autre grand homme, à Beethoven, et plus spécifiquement de donner à lire l’entame de la préface qui me semble douée d’un étonnant pouvoir prophétique :

 « L’air est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée, et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe – Rouvrons les fenêtres. Faisons rentrer l’air libre. Respirons le souffle des héros. »

  Et Romain Rolland de préciser, afin que nulle confusion ne subsiste :

 « Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. Comme l’a dit, un des plus grands d’entre eux, celui dont nous racontons ici même la vie : « Je ne reconnais pas d’autre signe de supériorité que la bonté ». 

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