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Billet de blog 16 avril 2015

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Anorexie et boulimie : les corps de baudruche

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 Les mannequins à l’indice de masse corporelle insuffisant n’ont plus qu’à aller se rhabiller. La loi fera sous peu triomphalement dégringoler des podiums les squelettes qui s’y dandinent. Là où l’œil intransigeant du monde de la haute couture n’y voyait pas malice, le Droit vient opportunément rappeler qu’il existe une limite « étique » à ne pas franchir sous peine de mettre en péril la vie d’une cohorte de pâles jeunes filles au visage émacié et au corps ravalé à la fonction de cintre ambulant. On ne sait si on doit se réjouir de cette injonction aux bonnes moeurs ou au contraire s’effarer de l’impéritie du milieu de la mode à se doter de garde-fous. Si l’intention du législateur est louable, elle marque une prise de conscience tardive d’un phénomène dont les proportions ont depuis longtemps débordé les cat walks. 

  Dans « La machine à explorer le temps », Georges Orwell fait se confronter deux peuplades descendants des hommes, Eloïs et Morlocks, les premiers évoluant à la surface d’un paradis extraterrestre, les seconds vivant au fond de puits creusés sous terre. Au rythme où vont les statistiques nous n’aurons pas besoin d’attendre, comme dans le roman du génial anglais, l’an 802 701 pour voir l’humanité se scinder. Encore un petit effort et ne subsisteront plus que deux types d’humanoïdes, respectivement immortalisés par les sculptures de Giacometti et de Botero, les maigrichons et les dodus, sorte d’incarnations universelles de ces éternels errants d’un idéal qui se dérobe que furent Don Quichotte et Sancho Panza.

 Les forces qui poussent à consommer sont aussi fortes que celles qui poussent à jeûner. Pour peu que cette observation soit vraie, l’on peut subodorer qu’à l’avenir le bataillon des gros s’étoffera à proportion que s’aminciront les rangs des maigres. Plus les premiers s’appauvriront et plus les ravages de la malbouffe se feront sentir sur leur organisme voué à la boulimie. À l’inverse, l’enrichissement extravagant de la caste des efflanqués conduira immanquablement ses membres privilégiés à exercer sur leur poids un contrôle toujours plus tatillon. Il va sans dire que ces cas limites se situent aux extrémités de deux pôles antagonistes qui se rejoignent dans leur relation hystérique à la nourriture. Le terme de l’aventure est à la fois connu et identique. Face à l’incommensurable ennui d’un surcroît perpétuel d’abondance, les uns meurent de malnutrition tandis que les autres expirent de lassitude.

 Dans un album de Lucky Luke, les O’Hara affublés de grosses oreilles tombent dans les bras des O’Timmins dotés d’un grand nez au terme d’une guerre fratricide. Dans le cas qui nous occupe, inutile de croire en des mariages mixtes qui réconcilieraient par on ne sait quel miracle les parties en présence. De nos jours, la séparation entre riches et pauvres est devenue aussi féroce qu’elle le fut à l’origine du conflit entre Abel et Caïn.

 Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir pu y remédier. En 1562, le roi de France Charles IX reçoit à la cour des Indiens du Nouveau Monde en présence de tout le gratin et d’un Montaigne qui se comporte comme tout bon journaliste de Mediapart. En dépit d’une traduction difficile, il parvient à se faire raconter ce qui heurte la sensibilité des voyageurs vivement intrigués par le faste alentour et les façons d’agir de leurs interlocuteurs en chausse. En particulier, nous dit Montaigne, ces naïfs remarquent « des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses et que leur « moitié » étaient mendiants à leur porte, décharnés par la faim et la pauvreté; et ils trouvaient étrange que ces « moitiés » si nécessiteuses puissent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la gorge et mettre le feu à leur maison ». Ajoutons que Montaigne est peu suspect de complaisance envers ces « bons sauvages » qu’il qualifie aimablement de cannibales. Sans doute une façon pour lui de rappeler combien en certaines circonstances nécessité fait loi.

  Un qui semble avoir bien identifié le hic, c’est Kafka dans une nouvelle ayant précisément pour nom « L’artiste de la faim ». Son héros s’inscrit dans la longue lignée des ascètes religieux que l’aiguillon de la concurrence et le souci de renommée n’ont pas entièrement désertés. Ce monstre de foire fait les délices d’une foule avide de curiosités jusqu’au jour où, fatiguée du numéro de l’homme qui crève la dalle, elle se tourne vers des spectacles plus réjouissants Peu à peu, le personnel du cirque oublie de nourrir le famélique qui se confond bientôt avec la paille de son enclos dans lequel un fauve est lâché.

 Ce texte, daté de 1924, est généralement considéré comme annonciateur du totalitarisme. En le lisant, on ne peut s’empêcher de songer à l’horreur des camps de concentration et aux pénuries alimentaires programmées par les nazis dans les ghettos juifs où périrent d’ailleurs les trois sœurs de Kafka. Difficile aussi de ne pas faire le parallèle avec les famines qui provoquèrent en quelques années, sous le règne de Staline et de Mao, un nombre d’affamés incomparablement supérieur à tout ce que les paysans du moyen âge européen, relativement protégés par leur fermage, avaient pu connaître de pire. Voltaire à son heure avait déjà dénoncé la méthode homicide : « On a trouvé, en bonne politique, le secret de faire mourir de faim ceux qui, en cultivant la terre, font vivre les autres. »

 Selon les spécialistes, Kafka aurait si bien décrit le processus anorexique qu’il n’est pas exclu qu’il ait lui-même souffert de la maladie. C’est peut-être la clé de cette réflexion énigmatique qu’un jour de 1917 l’auteur de la Métamorphose consigne dans son journal intime : « Si j’ai le grand désir de devenir un athlète léger, c’est probablement comme si je souhaitais arriver au ciel pour y avoir le droit d’être aussi désespéré qu’ici ». Cette fable des temps modernes peut aussi être lue comme une allégorie du délitement de notre culture. C’est ainsi que le poète Claude Vigée, dès 1960, s’en empare en prophétisant l’enfermement en sa cage de l’artiste entravé par sa propre anorexie. Cette « obsession pénitentielle » annoncerait le déclin de son aura sociale. Il relève : « L’artiste romantique du type byronien avait dû accepter la perte de la Puissance; du moins lui restait-il la Gloire, revendiquée hautement encore par ses successeurs symbolistes et nietzschéens. Maintenant la Gloire est allée rejoindre la Puissance aux oubliettes des illusions perdues. »

 Etonnante sentence si on la rapporte au succès jamais démenti du minimalisme qui a essaimé dans toutes les avant-gardes ces dernières décennies. Pour ne parler que de peinture, l’économie de geste paraît inversement proportionnelle à l’inflation spéculative des œuvres. En littérature, les auteurs les plus conscients tentent d’échapper au raz-de-marée des parutions par un redoublement d’austérité. Après avoir aboli l’intrigue, ils ont adopté l’écriture blanche – à défaut de la page blanche - et ont banni le style au risque de l’insignifiance. Comme dans la nouvelle de Kafka, tout se passe comme si un rêve inavoué les hantait, une dernière volonté, celle de porter un coup fatal à l’art.  

 Les ressorts tant célébrés de la révolution culturelle permanente semblent usés. Là où certains croient encore inventer, ils recyclent sans même parfois s’en douter. Cela est particulièrement probant chez quelques intellectuels en vogue auxquels les lecteurs reprochent de plus en plus de céder à la surenchère médiatique. A l’image des goinfres de « La grande bouffe » de Ferreri, ses stars de la pensée dominante donnent le sentiment d’avaler trop vite une cuisine indigeste avant de la régurgiter à la façon de certaines vedettes de sitcoms américains qui se font vomir après s’être empiffrées.

  Les caricatures rabelaisiennes sont en passe de nous rattraper. Entre le filiforme et le volumineux, l’amplitude des oscillations que nos contemporains infligent à leur silhouette laisse craindre que nous n’ayons troqué le carcan des anciennes malédictions contre une forme d’idolâtrie plus tyrannique encore. Notre corps enfin libre de s’exprimer se voit assigner la redoutable tâche de donner sens à nos vies. Résultat, il gonfle et dégonfle au rythme des régimes et des saisons. Cette vacuité n’a d’égal que la futilité des mesures prises par les pouvoirs publics effarés devant l’ampleur des dégâts sanitaires et la profondeur du trou de la sécu. Décrétée grande cause nationale en 2013, la lutte contre l’obésité s’est bornée jusqu’ici à la multiplication des recommandations de manger léger apposée sur les produits bourrés de calories.

 Ce type de messages contradictoires, si caractéristique de notre temps, renforce la maladie que l’on est censé combattre. Ouvrez un magazine, allumez un écran, écoutez la vox populi et la rumeur de fond de notre société de consommation et de gaspillage : on ne parle littéralement plus que de bouffe. Notre environnement quotidien est saturé d’invitations publicitaires à se bâfrer. Et quand ce n’est pas le cas, on discute encore au long d’interminables articles et d’émissions de large écoute des mille et une façon d’accommoder les plats. Le cuistot, ce nouveau héros, est servi à toutes les sauces !  Rêvons un instant qu’une partie des heures d’antenne consacrées aux nourritures terrestres soit convertie en nourritures spirituelles. Est-ce qu’alors le chœur unanime des bien-pensants ne se hâteraient pas de fustiger cette dictature intellectuelle ?

 Je m’en voudrais de terminer la déambulation sans faire un tour par la fabrique de nouveaux monstres issus des mains des docteurs Folamour de la chirurgie esthétique. Quand l’obligation de minceur s’accompagne de la peur de vieillir, une rencontre du troisième type n’est plus du tout improbable. Des femmes qui n’avaient déjà plus que la peau sur les os se voient gratifier de prothèses mammaires et d’un masque de jeunesse qui leur confèrent de si grands airs de ressemblance qu’on les croirait issues d’une même famille de mutants. Elles composent, aux côtés des jeunes filles hagardes que nous évoquions au début de ce billet, comme échappées des danses macabres recouvrant les murs de certaines églises, deux stades d’un même enfermement à des âges différents. Les unes paraissent tomber d’une planète inconnue, les autres sorties d’outre-tombe – exactement comme Wells l’avait prophétisé en parcourant le temps aux commandes de sa machine. 

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