
C’est un chahut indescriptible l'avenue de l’Opéra à l’heure de pointe, un invraisemblable chaos de véhicules et de piétons qui se disputent l’espace public, une scène si familière qu’on a fini par ne plus y prêter attention, et comme tant d’autres phénomènes particuliers à notre époque, par ne plus voir combien ces instants recèlent d’incompréhension et de tumulte en puissance.
C’est tout sauf nouveau, me direz-vous. Dés l’ouverture dans Paris de cette Regina Viarum, ce fut la ruée des attelages à chevaux, un inextricable cafouillage au milieu duquel les accidents mortels de piétons étourdis étaient monnaie courante. Nul doute que les images en noir et blanc de l’époque nous trompent, plus encore l’absence de sons, mais il paraît tout de même que notre civilisation ait franchi un degré supplémentaire, jamais égalé, dans la capacité à organiser le désordre et à y survivre. Car le plus miraculeux dans tout ça n’est pas qu’on ne relève qu’un nombre relativement infime d’accidents rapporté à la densité de circulation, mais que nos propres organismes et notre psychisme se soient accoutumés à cette anarchie au point que pour les moins fragiles et sensibles d’entre nous, le bruit et la fureur soient devenus une drogue permanente injectée à notre corps plus ou moins défendant.
Ces réflexions assez banales ne me seraient peut-être pas venues sans l’irruption du cycliste trahi par sa machine. Là, tout à coup, surgit au cœur du maelström le petit grain de sable qu restitue aux lieux la dimension humaine qui semblait l’instant d’avant leur faire défaut. Penché sur son engin aux roues dirigées vers le ciel, concentré sur sa tâche qui consiste à remettre en place la chaîne de son vélo, l’homme paraît bien être le seul à faire quelque chose de sensé dans un univers dominé par l’absurde, à s’adonner à une occupation intelligible dans un monde qui tournoie sans trêve autour de lui. Pour un peu, ce foutu déraillement – contre lequel il est certain que le cycliste peste intérieurement - figurerait pour nous autres qui ne sommes en rien concernés l’allégorie dérisoire d’une liberté provisoirement restituée.