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Billet de blog 29 mars 2015

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Pilote Amok ou Raskolnikov ?

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  Depuis quelques jours, les médias diligentent une enquête de personnalité sur le co-pilote responsable du crash de l’A320. Chacun de nous a ainsi été invité à une exploration circonstanciée d’une forme d’aliénation popularisée en son temps par Stefan Zweig. En ce domaine, la palme de l’à-propos revient sans conteste au tabloïd allemand Bild qui illustre son article intitulé « Andréas Lubitz, le pilote Amok » d’un cliché pris en 2013 lors d'un semi-marathon organisé par la Lufthansa où l’intéressé est en train de courir. La presse allemande et anglophone utilisent en effet régulièrement les expressions « Amok laufen » ou « to run amok », traduisez « courir en amok », en référence à des actes commis sous l'emprise d'une folie meurtrière.

  D’éminents psychologues ont discouru sur ces cas pathologiques en prenant soin toutefois de les rattacher à un phénomène culturel limité à l’Asie du Sud-Est et dont les manifestations suivraient un protocole bien connu. Peu de choses à voir avec l’enfer de la passion amoureuse, tel que Zweig l’a décrit, si ce n’est la métaphore de la course à ce détail près que le personnage du roman court derrière un jupon et non après une médaille estampillée Lufthansa. Reste qu’aux yeux de l’écrivain, le processus aboutit à une tragédie somme toute assez comparable : « Brûle donc ! Seulement si tu brûles tu connaîtras dans ton gouffre le monde. La vie ne commence qu’au seuil où le mystère est en acte… »

  Il n’en fallait pas plus aux limiers de la presse allemande pour chercher la femme et la trouver en la personne de l’ex-fiancée du pilote. Avec une sagacité déconcertante, celle-ci met en exergue une confidence que son ancien compagnon lui aurait faite : “ Un jour, je vais faire quelque chose qui va changer tout le système, et tout le monde connaîtra mon nom et s'en souviendra. » Or cet aveu, pour peu qu’on lui fasse crédit, nous semble moins relever du syndrome d’Amok que de celui de Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment de Dostoïevski.

  Que l’on se remémore brièvement l’intrigue. Par manque d'argent, ce rêveur solitaire a interrompu ses études. Il rejette la morale et se considère comme un homme exceptionnel. Les limites de sa liberté passent par la pratique du mal et la transgression de l’ordre établi. Conséquence logique de ce rêve prométhéen, Raskolnikov s’estime bientôt en droit d’assassiner sa logeuse, vieille et ignoble usurière, pour le bien de l’humanité.

  Ce raisonnement est magistralement synthétisé par Dostoïevski qui met dans la bouche de son héros des paroles étonnantes si on les compare aux propos tenus par Andréas Lubitz lui-même :  « Si un jour, Napoléon n’avait pas eu le courage de mitrailler une foule désarmée, nul n’aurait fait attention à lui, et il serait demeuré un inconnu. » Avec une prescience extraordinaire l’auteur russe ne nous donne pas seulement à lire le stade suprême de la névrose contemporaine, mais aussi la justification dernière de bien des dictatures qui se sont succédé au long de l’ère moderne.

 Mitrailler une foule désarmée afin d’échapper à l’anonymat…  Là encore, nul besoin d’un grand effort d’attention pour reconnaître dans ce délire homicide et mégalomane la signature abominable laissée par les récents attentats terroristes avec, en plus, le ferment idéologique et religieux. La même lecture s’applique à la plupart des boucheries d’innocents engendrées à notre époque de montée en flèche de la violence. Au premier rang de ces hécatombes se place l’attaque des tours jumelles du world trade center. L’ironie meurtrière veut que l’avion, transformé en arme de destruction massive, ait été utilisé dans les deux cas, et que c’est en se servant d’un dispositif de sécurité censé empêcher la répétition de l’horreur que le pire est à nouveau survenu.

 Pour qu’une civilisation comme la nôtre fabrique de telles abominations, c’est bien qu’il doit y avoir quelque chose de pourri aux fondements de nos royaumes. On ne peut se contenter de plaider la folie passagère touchant des individus ou des groupes isolés sans prendre en compte l’accélération de ce type de drames, leur dimension apocalyptique et le paroxysme atteint dans l’horreur. A ce compte-là, il n’est pas farfelu d’envisager l’hypothèse selon laquelle le mal ontologique dont souffrent aujourd’hui tant de meurtriers en puissance qui courent les rues soit avant tout le symptôme et comme la résultante d’un délitement primordial gisant aux tréfonds de nos sociétés et de nos consciences.

 C’est en tout cas l’hypothèse sur laquelle Dostoïevski fonde son roman à un moment où la Russie, placée devant un choix crucial, doutait de son avenir. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs le sens du cauchemar aux allures de chaos qui hante Raskolnikov. Malade, comme l’était Lubitz, celui-ci voit ses contemporains condamnés par un fléau terrible. En même temps, raconte t-il, « tous étaient en proie à l’angoisse et hors d’état de se comprendre les uns les autres. Chacun cependant croyait être seul à posséder la vérité et se désolait en considérant ses semblables (…) Ils ne pouvaient s’entendre sur les sanctions à prendre, sur le bien et le mal, et ne savaient qui condamner ou absoudre. Ils s’entretuaient dans une sorte de fureur absurde. »

 Cette maladie contagieuse atteint tous les individus sans distinction et pourtant les isole plus que jamais en rendant impossible toute compréhension du mal qui les ronge et les conduit à leur perte. Cette maladie, nous la connaissons pour en voir les effets dévastateurs dans le monde politique et des affaires, et plus largement partout où la frénésie concurrentielle est exacerbée. Pendant ce temps, les commandes de l’avion sont aux mains d’un dément encore plus dément que les autres - appelons-le par commodité l’ultralibéralisme - et pique inexorablement du nez.    

 L’ex-petite amie du co-pilote a raconté qu’il avait lui aussi un cauchemar qui le torturait.  « La nuit, il se réveillait et criait : « Nous tombons ! » 

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