Peut-on "aimer" ses élèves ?
La question posée brutalement ainsi peut sembler iconoclaste, inutile, stupide. Certains répondront immédiatement "oui évidemment", d'autres "mais non voyons!"... Me posant la question, j'ai trouvé bien difficile la réponse. "Aimer" est un verbe tellement polysémique. On aime un film, un plat, un paysage, un livre, un homme, une femme. Que sais-je encore?
Mais un enfant, un-e adolescent-e, quand ils ne sont pas génétiquement les vôtres, peut-on les aimer ? La réflexion devient encore plus complexe quand il s'agit de vingt-cinq à trente enfants, multipliés par un nombre "x" de classes. Ils ne sont plus seulement alors des enfants mais des élèves, toutes et tous différents, assis devant vous dans une salle, huis-clos dans lequel se déroule chaque jour une pièce dont vous êtes l'auteur, le metteur en scène, l'acteur et dont les élèves sont trop souvent uniquement les spectateurs. Idéalement, il est bon, voire absolument obligatoire, de les faire participer au "spectacle". Un bien étrange spectacle au cours duquel c'est l' auteur/metteur en scène/acteur qui évalue son public. L'inverse est parfois le cas.
Mais revenons à notre question. Avant d'aimer ses élèves, il faut, c'est l'évidence aimer et maîtriser sa discipline et son métier. Le montrer ! Leur montrer ! La chose n'est pas si simple quand vos élèves prennent plaisir parfois à vous faire perdre pied. Là est tout l'art du pédagogue qui, tel Cyrano faisant taire ses adversaires par le talent de son verbe, entend peu à peu s'éteindre les bavardages et les gloussements pour un silence non pas engourdi et porté par l'ennui, mais par celui de l'intérêt et bientôt du dialogue.
Alors, le professeur se prend à transmettre son savoir mais aussi à mettre en avant les compétences de Salim et de Cécile, de Pierre et d'Hélène. A susciter leur curiosité, à corriger telle erreur pour rebondir et poursuivre. Alors le professeur se met à aimer celles et ceux qui partagent ce moment privilégié de cinquante-cinq minutes au cours desquelles s'opére l'alchimie consistant à élever son auditoire vers des connaissances et des savoir-faire. Vers des curiosités.
Oui on peut aimer ses élèves. Il ne s'agit pas d'une obligation. Ce serait une erreur. C'est un "amour" qui se mérite et qu'il faut aller chercher sans cesse. En suant sang et eaux ! Non pas, surtout pas, pour en tirer une quelconque vanité personnelle, mais pour transformer un enfermement en une évasion vers la découverte de terres inconnues quelques minutes auparavant.
Aimer ses élèves, c'est aimer son métier. "Enseigner c'est vivre" ai-je écrit un jour. C'est vivre sa passion et la mettre à nu devant eux. Il faut mettre son âme et ses tripes au coeur de la séance. Cela s'apprend. Il faut être même d'une indécence contrôlée. Se donner sans se laisser prendre... Les prendre sans les violenter. Sans rien laisser passer non plus. Un exercice permanent d'équilibriste.
Evidemment, j'entends d'ici, et je les comprends, mes collègues chaque jour confrontés à des élèves "difficiles" au point de ne plus les supporter. L'actualité bruisse depuis longtemps de ces appels au secours de professeurs insultés, bousculés, frappés parfois. Il serait inconvenant de ne pas en faire cas. Et ceux-là, à juste titre, pourraient me dire: "Et l'amour dans tout ça ? A quoi sert-il ?"... Terrible question quand la réponse serait : "A rien!"...
Peut-être, je dis bien peut-être, faudra-t-il un jour avoir le courage politique de faire de l'Ecole, dès la maternelle, non pas un sanctuaire mais un lieu des réapprentissages des repères perdus par des enfants perdus au milieu de nulle part. Irrécupérables dit-on en parlant de ceux-là... Je me refuse et me refuserai toujours à baisser les bras... Je ne peux pas, viscéralement, ne pas les aimer...
Christophe Chartreux