Les faux gardiens des traditions : une instrumentalisation rhétorique au service de l'extrême droite française
Dans le paysage politique français contemporain, l'extrême droite, incarnée notamment par le Rassemblement national (RN) et la médiasphère influencée par Vincent Bolloré – CNews et le Journal du Dimanche (JDD) en tête, avec des figures comme Cyril Hanouna entre autres –, se présente comme le rempart des "valeurs traditionnelles françaises". Ces valeurs, invoquées à travers le prisme d'une identité chrétienne, familiale et nationale préservée, sont brandies comme un étendard moral contre la modernité, l'immigration et le progressisme. Des voix comme celle de Philippe de Villiers, entrepreneur vendéen et chantre d'une France "enracinée" dans son héritage catholique et monarchique, amplifient ce discours.
Pourtant, une analyse approfondie, inspirée des méthodes sémiologiques et historiques, révèle une contradiction flagrante : loin de défendre ces valeurs, ces acteurs les instrumentalisent pour légitimer un projet autoritaire, xénophobe et populiste qui les érode de l'intérieur. Cette réflexion s'appuie sur un décryptage des discours, des pratiques médiatiques et des trajectoires idéologiques, pour démontrer comment cette rhétorique masque une menace réelle pour l'héritage républicain et humaniste de la France.
L'instrumentalisation sélective des traditions : une rhétorique de façade
Les valeurs traditionnelles françaises – laïcité issue de 1789, égalité républicaine, famille comme pilier social, et un catholicisme humaniste tempéré par l'héritage des Lumières – sont évoquées par le RN et la Bollosphère non comme des principes vivants, mais comme des artefacts figés au service d'une nostalgie essentialiste. Marine Le Pen et Jordan Bardella, dans leurs discours, opposent une "France éternelle" à une “submersion migratoire”, reprenant des tropes hérités du Front national originel, fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen sur des bases poujadistes et collaborationnistes. Ce narratif, analysé par Cécile Alduy dans "Marine Le Pen prise aux mots" (Seuil, 2015), opère une "dédiabolisation" superficielle : les références à la famille et à la nation chrétienne masquent un rejet viscéral de l'universalisme républicain, pilier des traditions françaises depuis la Révolution.
Philippe de Villiers, souvent cité comme une voix “traditionnelle” par ces milieux, incarne cette instrumentalisation. Ancien souverainiste et fondateur du Mouvement pour la France (MPF), il défend dans ses ouvrages comme "Les saints qui vont changer la France" (Albin Michel, 2017) une vision cathare et vendéenne de l'identité française, opposée à la “mondialisation”. Pourtant, son alliance tactique avec Bolloré – via des interventions récurrentes sur CNews – révèle une convergence opportuniste : Villiers, qui critique le “wokisme” et l'“islamisation”, cautionne un écosystème médiatique qui banalise l'extrême droite sans en assumer les excès. Comme l'observe Cécile Alduy dans "Ce qu'ils disent vraiment" (Seuil, 2017), ce discours "normalisé" recycle des éléments traditionalistes pour légitimer une rhétorique antisystème, où la “tradition” n'est qu'un voile sur un nativisme exclusif. En somme, ces acteurs ne protègent pas les valeurs ; ils les essentialisent en un folklore ethnique, piétinant l'héritage laïque et inclusif forgé par des figures comme Michelet ou Hugo.
La médiasphère Bolloré : un vecteur de dégradation morale
L'empire médiatique de Vincent Bolloré, catholique traditionaliste assumé, se pose en gardien de ces valeurs via CNews et le JDD. Pourtant, une analyse des contenus révèle une dérive qui les mine : promotion d'un “franc-parler” qui verse dans la vulgarité et l'incitation à la haine, loin de l'éthique chrétienne de charité ou de la dignité républicaine. CNews, souvent qualifiée de "Fox News française", a multiplié les sanctions de l'Arcom pour manquements au pluralisme et à l'honnêteté journalistique, comme lors de la couverture biaisée des élections européennes de 2024, où elle a orchestré une alliance RN-LR au mépris des faits . Vincent Bolloré, qui se réclame d'une “croisade civilisationnelle” contre l'islam et le progressisme, utilise ses médias pour brouiller les frontières entre droite républicaine et extrême droite, favorisant une “union des droites” qui sacrifie les valeurs héritières d'une Histoire débarrassée des oripeaux nationalistes et populistes.
Cyril Hanouna, avatar populiste de cette sphère, en est l'illustration paroxystique. Son émission Touche pas à mon poste (TPMP), transférée sur C8 puis Europe 1, accumule les scandales qui heurtent les normes morales traditionnelles : du “jeu graveleux” de 2016 impliquant des gestes sexuels simulés sur une chroniqueuse aux insultes publiques contre le député Louis Boyard en 2022 (“abruti”, “merde”), en passant par l'invitation de faux policiers cagoulés en 2023 ou la plateforme pour des théories complotistes en 2023. Ces dérapages, justifiés par un "divertissement décomplexé", dégradent le débat public, transformant la télévision en arène de violence verbale et de harcèlement moral – l'antithèse d'une famille "protégée" ou d'une société ordonnée que prône le RN. Comme l'analyse l'historien des médias Alexis Lévrier, Bolloré et Hanouna mènent une “guerre culturelle” qui normalise l'extrême droite au prix d'une trivialisation de la décence, érodant les valeurs morales qu'ils invoquent. Villiers, en participant à ces plateaux, valide implicitement cette dérive, révélant une contradiction : un traditionalisme rhétorique au service d'une culture du clash qui profane l'héritage français.
Les dangers structurels : autoritarisme et érosion républicaine
Au-delà de la rhétorique, les positions du RN et de la Bollosphère mettent en péril les fondements mêmes des traditions françaises. Sur la laïcité, pilier républicain, le RN propose un "primat des Français“ pour naturaliser les valeurs ”chrétiennes", ignorant l'article 1er de la Constitution de 1958. Sur la famille, leurs discours anti-LGBT+ et anti-avortement masquent un individualisme libéral : le programme économique du RN, pro-entreprises et anti-état-providence, creuse les inégalités qui fracturent les structures familiales traditionnelles. L'instrumentalisation historique est flagrante : comme le montrent les travaux de Nicolas Offenstadt, l'extrême droite détourne des figures, comme Jeanne d'Arc, pour un nationalisme exclusif, effaçant leur dimension universaliste.
Cette hypocrisie culmine dans les alliances : Bolloré, via des déjeuners avec Éric Ciotti en juin 2024, dicte une stratégie RN-LR qui sacrifie la droite gaulliste aux sirènes lepénistes. De Villiers, critique du "système", cautionne ce rapprochement sans dénoncer ses contradictions – comme le soutien tacite à des médias qui propagent l'islamophobie au nom d'un catholicisme sélectif. Résultat : une France divisée, où les valeurs traditionnelles, loin d'être défendues, servent de cheval de Troie à un autoritarisme qui menace la République.
En conclusion, le RN et la médiasphère Bolloré, malgré leurs proclamations via des figures comme de Villiers, ne sont pas les défenseurs mais les fossoyeurs des valeurs traditionnelles françaises. Leur instrumentalisation rhétorique – analysée comme une “guerre culturelle” gramscienne inversée – érode la laïcité, la dignité et l'universalisme au profit d'un nativisme clivant. La politique est affaire de mots et de pouvoir : ici, ces mots trahissent un projet qui, s'il accède au pouvoir, achèverait de piétiner l'héritage d'une France plurielle et humaniste.
Christophe Chartreux
Bibliographie
Ouvrages principaux :
Alduy, Cécile. Marine Le Pen prise aux mots : Décryptage du nouveau discours frontiste. Paris, Seuil, 2015. (Analyse sémiologique des rhétoriques du RN et de leur instrumentalisation identitaire.)
Alduy, Cécile, et Laura Rahm. La Langue de Zemmour : Le réquisitoire. Paris, Seuil, “Libelle”, 2022. (Étude sur la violence linguistique de l'extrême droite et sa déformation des traditions.)
Alduy, Cécile, et Stéphane Bonnet. Ce qu'ils disent vraiment : Les politiques pris aux mots. Paris, Seuil, 2017. (Décryptage des discours politiques, y compris ceux du RN et des traditionalistes.)
De Villiers, Philippe. Les saints qui vont changer la France. Paris, Albin Michel, 2017. (Exemple de rhétorique traditionaliste, à confronter aux pratiques médiatiques.)
François, Stéphane. Les Vert-bruns : L'écologie de l'extrême droite française. Lormont, Le Bord de l'eau, 2022. (Sur l'appropriation opportuniste des thèmes “traditionnels” comme l'écologie par l'extrême droite.)
Offenstadt, Nicolas, et Florian Besson (dir.). L'extrême droite face à l'histoire. Paris, CNRS Éditions, 2022. (Recueil académique sur l'instrumentalisation historique par l'extrême droite.)
Articles et contributions académiques :
Biard, Benjamin. "L'opposition à l'immigration : un marqueur de l'extrême droite européenne". Revue française de science politique, vol. 70, n° 3, 2020, p. 345-368. (Analyse comparative incluant le cas français.)
Camus, Jean-Yves. “Nationalisme exclusif et populisme en France”. Les Cahiers de la Méditerranée, n° 98, 2019, p. 123-140. (Sur le rejet du multiculturalisme au nom des “valeurs traditionnelles”.)
Schlegel, Jean-Louis. "Philippe de Villiers, ou les valeurs de l'enracinement". Esprit, n° 209 (2), 1995, p. 54-67. (Critique précoce des contradictions traditionalistes de de Villiers.)
Liens internet
Cécile Alduy : La discrimination, idée-phare et principale mesure du Rassemblement national” (Les Inrockuptibles, 2024) : Entretien sur le discours discriminatoire du RN. https://www.lesinrocks.com/.../cecile-alduy-la.../
Comment Bolloré et son empire médiatique ont porté l'extrême droite aux portes du pouvoir (France 24, 2024) : Enquête sur la stratégie bolloriste. https://www.france24.com/.../20240702-comment-bollor%C3...
La « bataille culturelle », cheval de Troie de l’extrême droite – Cécile Alduy (Tarage, 2024) : Analyse de la guerre culturelle menée par l'extrême droite. https://tarage.noblogs.org/la-bataille-culturelle-cheval.../
Le bollorisme, un journalisme de guerre culturelle (Acrimed, 2025) : Extrait d'ouvrage sur Bolloré et les valeurs. https://www.acrimed.org/Le-bollorisme-un-journalisme-de...
Comment l’extrême droite instrumentalise-t-elle l’histoire ? (L'Humanité, 2024) : Débat académique sur l'usage historique. https://www.humanite.fr/.../comment-lextreme-droite...
Introduction : l’extrême droite face à l’histoire (OpenEdition Journals, 2022) : Article savant sur la relation à l'histoire. https://journals.openedition.org/chrhc/18193
Articles presse :
Comment Bolloré et son empire médiatique ont porté l'extrême droite aux portes du pouvoir
https://www.france24.com/.../20240702-comment-bollor%C3...
Le bollorisme, un journalisme de guerre culturelle
https://www.acrimed.org/Le-bollorisme-un-journalisme-de...
TPMP, c'est fini : jeu graveleux, agressions sexuelles, insultes... neuf années de scandales devenus la marque de fabrique de Cyril Hanouna
https://www.ladepeche.fr/.../tpmp-cest-fini-jeu-graveleux...
TPMP : Cyril Hanouna fait scandale après cette émission problématique, les conséquences sont lourdes
https://hitek.fr/.../tpmp-cyril-hanouna-scandale-suite...
« La crise politique que nous vivons prouve la réussite du combat civilisationnel mené par Vincent Bolloré »
https://www.mediacites.fr/.../la-crise-politique-que.../
Législatives 2024 : comment les médias de Vincent Bolloré orchestrent l’alliance du RN et de la droite