Lors d'un voyage en Italie avec mes élèves de 4ème et 3ème, j'ai pris le temps d'écouter, de LES écouter, car nous disposions de ces heures d'échange qui manquent trop souvent au collège par la faute d'emplois du temps délirants d'absurdité. J'ai découvert d'autres pré-adolescents qui ont découvert j'espère un autre professeur.
De toutes ces conversations, avec les filles comme avec les garçons, le soir en bord de plage ou lors des pauses-déjeuner à Rome, Ostie ou Herculanum, jusque dans le train du retour, jusque dans la gare de Milan lors de notre correspondance vers Rome à l'aller puis Paris au retour, j'ai entendu leur curiosité, leur appétit de savoir, leur bonheur d'être ensemble, leurs émerveillements au Colisée ou devant les ruines de la ville engloutie par les cendres du Vésuve.... J'ai très souvent entendu aussi leurs inquiétudes. L'avenir. Les 3ème surtout. Il quittaient le collège huit mois après.
L'individualisme triomphe partout
Notre société française, ce "modèle", est fondée depuis des décennies sur le fait "certain" que l’École aide les enfants à, au moins maintenir un rang social, au mieux aide celles et ceux qui partaient de très bas à gravir quelques échelons. Or depuis les années 1990, l'échelle est toujours là, l’École aussi, mais elle semble ne "profiter" qu'aux plus favorisés à la naissance. Loin de moi l'idée d'en vouloir à ces excellents élèves. Je les ai toujours encouragés, félicités. Ai toujours interdit les moqueries à leur encontre: "Ah oui mais lui c'est un intello !". Non!
Il n'empêche que, pour reprendre une réflexion de François Dubet, "On traite mal ceux qui ne sont pas dans l'élite". Les clefs de la réussite scolaire sont détenues par les mêmes, plus fermement encore depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron au pouvoir. Même les diplômés ne sont plus aussi certains de la valeur annoncée du diplôme obtenu. Alors, une peur en entraînant une autre, on conserve précieusement ces petits avantages personnels. On devient égoïste. On ne sait jamais. On n'est jamais trop prudent. L'individualisme triomphe partout. "Un pour tous, tous pour un" disaient les Mousquetaires de Dumas. En Macronie ils diraient: "Chacun pour soi et sauve qui peut!"
Alors, d'émancipatrice l’École tend un autre miroir à ses utilisateurs: celui de la "stagnation éducative". Tout se fige, comme les corps des suppliciés d'Herculanum enfermés dans leur prison de roche volcanique. Le divorce entre le "peuple" et les "élites" achève de se consommer. Une génération entière a désormais acquis la conviction tragique qu'il y a eu tromperie sur la marchandise.
Une tromperie d'autant plus inacceptable que l’École "macronienne" véhicule l'idée d'un "contrat de confiance" qu'elle sait pertinemment ne pas vouloir honorer. D'où ma conviction profonde d'une urgente nécessité de refondation de l'institution toute entière. Cette refondation, qui avait commencé entre 2012 et 2017 sous l'impulsion ô combien courageuse de Najat Vallaud-Belkacem, est aujourd'hui hachée menue pour être remplacée par une école libérale, formant de futurs "collaborateurs" pour une "start-up nation" obéissant aux lois du marché. Des "collaborateurs" formés par de zélés évaluateurs appliquant aveuglément des directives venues d' "en-haut", sans concertation, sans débat, sans RAISON!
Dans les rires et les regards joyeux de mes élèves...
Dans les rires et les regards joyeux de mes élèves, dans les yeux gris-bleu de Sarah, dans les mots de Thomas et de Zoé, dans les colères soudaines de Jade, dans les courses folles de Pierre, Souad et Julie sur la plage, dans les mots de tous j'ai entendu leurs bonheurs présents et leurs peurs futures. Ces peurs qui sont le terreau des discours réactionnaires et - c'est à craindre si la seule alternative civique imposée est de choisir entre l'hyper libéralisme et les populismes - leurs victoires futures.
Pour ces élèves-là, pour TOUS les élèves de ce pays, je souhaite une autre École. Non pas une École "adaptée" à la société qui va (mal) pour une société qui vient (encore plus mal), ni une École où les évaluations et le scientisme auront remplacé la pédagogie et le si beau métier de professeur tel que je l'ai modestement pratiqué avec des milliers de collègues, mais une École qui ait un sens, qui donne du sens et qui indique quelle société nous voulons plutôt que d'accepter celle que nous subissons et, pire encore, faisons subir à nos élèves pour, cynisme absolu, les préparer à en devenir les parfaits et fidèles serviteurs aveugles et sourds.
Christophe Chartreux