À ceux qu'on laisse en route...
Chaque année, notre belle et grande maison Éducation Nationale laisse entre 110 000 et 150 000 de ses "enfants" sur le bord du chemin sans l'ombre d'un bagage, sans le moindre diplôme... Et ceci depuis des lustres !
Car notre belle et grande maison n'a rien prévu pour ceux-là qui n'entrent pas dans le moule. Pour ceux-là qui, à tort et sans raisons, n'ont pas pu, pas voulu, se glisser dans les normes décidées Rue de Grenelle.
Je me souviens, dans les années 1960, alors que je fréquentais l'école primaire, de la distribution des prix au mois de juin, au Maroc où mon père enseignait. Il y avait là, sur une estrade, les maîtres, le Directeur et quelques élus invités. Nous passions l'un après l'autre pour recevoir, attachés par un beau ruban de couleur, des livres sur lesquels était collée une petite affiche : "Prix d'excellence". J'ai toujours eu la chance ou le mérite de recevoir beaucoup de "Prix d'Excellence".
Et puis il y avait les autres. Ceux qu'on n'appelait pas sur l'estrade... Ceux qui ne parvenaient pas à suivre. Déjà, à l'époque, tout n'allait pas si bien pour eux...
Je me souviens de Thierry C. C'était mon meilleur copain ! Mais il ne ramenait jamais de livres au mois de juin. Il en souffrait atrocement ! Cette absurde cérémonie de distribution des prix ne faisait qu'ouvrir ses plaies. Un jour, en revenant chez nous - nous habitions la même rue - j'ai détaché le ruban et lui ai donné trois de mes livres sur les six que j'avais. Un geste d'enfant. La vie ensuite nous a séparés. Je ne l'ai jamais revu.
Un jour, bien plus tard, en France, j'appris par hasard qu'il vivait à quelques kilomètres de chez moi. Je cherchai à le revoir. J'appris alors qu'il reposait dans le cimetière de son village d'adoption. A seize ans, il avait mis la tête dans une gazinière, avait ouvert les robinets et s'était endormi, à jamais... J'appris aussi que son choix lui fut dicté par l'accumulation de ses échecs et des humiliations qui en découlaient.
J'espère que notre grande et belle maison se rend bien compte des souffrances qu'elle inflige encore aujourd'hui en refusant de s'ouvrir à d'autres normes, à d'autres possibles, à d'autres voies, à d'autres rêves.
Christophe Chartreux