Dans la cour de récréation du collège, j’entends que ma grande sœur est appelée au micro de la vie scolaire : « Jeanne Evanezac est convoquée chez l’assistante sociale ». J’hésite un instant, dois-je aller l'accompagner ? Comprendre au moins ce que lui veut cet adulte. Mais je n’y vais pas. Je ne vois plus mon père, elle oui. C’est certainement un souci lié à mon géniteur.
Je suis arrivée à la maison qui est jumelée avec une autre. Grâce à mon beau-père, nous avons déménagé dans une maison. C'était comme un tremplin social pour ma mère, je le savais. Dans ma famille à l'éducation catholique, la réussite s’entrevoit par le mariage des femmes et la procréation. Les représentations de genres sont ancrées dans le marbre. Alors ma mère qui devient propriétaire par la force et le courage d’un homme qui s’acharne au travail : c’est un miracle après son divorce avec mon père.
Je monte à l’étage, je vois ma mère assise sur les marches d’escaliers qui mènent au grenier aménagé. Elle est en larmes. Elle balbutie et répète inlassablement qu’elle ne sait pas quoi faire. Ma grande sœur est dans notre chambre, la porte entre ouverte, elle nous voit et nous entend. Elle est assise sur le lit et ne dit pas un mot. Je la regarde, puis je regarde ma mère. Je ne comprends pas ce qu’il se passe.
La dernière fois que j’ai vu ma mère pleurer, c'était il y a six ans, au divorce de mes parents. Mon père avait une liaison avec une jeune femme de vingt ans. Et un jour, alors que je rentrais de l’école primaire, ma mère est une furie en pleur. Armée d’un sac-poubelle, elle balançait toutes les photos de mariage posées sur l’étagère du grand meuble du salon. Elle accouchait de son chagrin d’amour.
Ma mère me raconte. Demain, nous sommes tous convoqués au commissariat. Tous, c’est mon beau-père, elle, ma grande sœur, mon petit frère Marcel et moi. Ma sœur se serait confiée à l’assistante sociale du collège, sur ce qu’il « se passait » à la maison. Ma mère s’inquiète de son sort et de celui de son mari. Elle me questionne sur les démarches qu’elle doit entreprendre : doit-elle le prévenir ? Cette question était une véritable colle pour la gamine de douze ans que je suis. Et sa réaction allait être à la hauteur de ce qu’il est, j’en suis persuadée. Incapable de penser, je panique, j'ai peur, je n’ai que la force de crier contre ma sœur, de deux ans mon aîné :
– « Qu’as-tu fais? Mais qu’ as-tu fais ? ».
Elle pleure aussi. Nous pleurons toutes. Est-ce de peur ? d'inquiétude ? d'incompréhension ? Allez savoir.
C'est mardi, mon beau-père est en déplacement professionnel, il ne rentre pas ce soir. C'est un étudiant de vingt six ans. Il a dix ans de moins que ma mère et quinze ans de plus que moi. Il prépare un concours de cadre supérieur dans la fonction publique. Il est juriste de formation.
Je conseille à ma mère de le prévenir.
Le lendemain, le réveil est dur, mes paupières sont lourdes. Mon premier regard se dépose sur ma sœur. Nos lits sont face à face, chacun accolé à un mur. Nous nous sommes disputées tard dans la nuit. Elle me reprochait de défendre notre mère et je contre-attaquais qu’elle affectait notre père. Cela faisait deux ans que nous étions sur ce type de reproches. Depuis que mon père a refusé de me recevoir pour des raisons qui me semblaient irrecevables, j’avais nourri un mépris indescriptible à son égard. Je ne me gênais pas pour le partager à Jeanne dès que l’occasion se présentait. Elle me renvoyait la pareille en critiquant notre beau-père. Pourtant, j’avais trouvé en ce dernier, un père de substitution.
Au commissariat, nous attendons dans une salle d’attente insalubre. Je crois que c’est la première fois que je suis au poste de police. C’est long. Ma sœur est appelée. Vient mon tour.
– Comment tu t'appelles ? Tu as quel âge ?
– Je m’appelle Alice, j’ai douze ans.
Je suis seule avec eux. Ils ont l’air gentils.
– Comment ça va à la maison ?
– Bien
– Tu sais pourquoi tu es ici ?
– Non.
– L’assistante sociale du collège de ta grande sœur a fait un signalement. Tu comprends ce mot ?
– Non.
– Elle a rapporté au monsieur qui représente la loi et que l’on nomme le procureur de la République, que chez-toi, les enfants sont souvent punis. C’est vrai ?
– Oui, ça peut arriver, mais c’est normal , on fait des bêtises.
– Et quelqu’un te tape quand tu fais des bêtises.
– Des fois, oui.
– Qui ?
– Mon beau-père. Mais il est gentil, c’est normal qu’il nous gronde.
C’est vrai que mon beau-père, je le trouvais très excessif dans ses réactions. Il faisait peur des fois. Un jour, dans un camping, j’avais fait tomber le dentifrice. Il s’est mis dans tous ses états. Il m’a tiré les cheveux en me mettant la tête au niveau du dentifrice toujours au sol comme à un chat à qui ont montre sa connerie, pour qu’il ne recommence pas. Je me souviens que mes cousins étaient partis en vacances avec nous. Ils ont assisté à toute la scène. Les voisins de camping aussi. Mais personne n’a rien dit. Ni ce jour, ni les jours qui suivirent. Une autre fois, au beau milieu de la nuit, il est entré dans notre chambre. C'était dans l'ancien appartement. Il nous a jeté tous les meubles qu’il venait de nous acheter sur nos lits respectifs. Bureaux, étagères, chaises, tout y est passé. Ma sœur et moi, nous nous protégions sans rien dire. Je crois que nous n’avions même pas crié. Le lendemain, personne n’a rien dit. Ni les adultes, ni ma sœur, ni moi. Avait-il eu la même attitude avec mon frère qui dormait dans une chambre à l’autre bout du couloir ? La crainte qu’il s'énerve à nouveau était si forte que nous préférons le ménager par des longs silences et des sourires de façades. Oui, j’avais peur de lui.
Ils enchaînent l’interrogatoire, je commence à mesurer que ma mère est certainement en danger. Ils me posent des questions sur les réactions qu'elle peut avoir quand mon beau-père est violent. Ils m'invitent à leur narrer ce qu’il fait quand nous répondons mal. Je réponds en nuançant mes propos. Je pense à ma mère. Je dis qu’il nous corrige et nous crie dessus. Pour moi, tous les parents font cela, c’est pour notre éducation comme il aime nous le rappeler.
– Ta sœur raconte aussi qu’il vous caresse la poitrine. C’est vrai ?
Cette question, je l’attendais. Je me suis préparée toute la nuit à y répondre. Si je racontais qu’il avait cette fâcheuse habitude, ma mère risquait d’aller en prison car il lui arrivait d’être présente. C'était bizarre, ces moments. Depuis mes dix ans, ma poitrine se développe. Mais je ne suis pas encore réglée. Ses gestes me gênent mais s’il le fait et que ma mère est là, c’est que c'est normal. Pourtant, je pense qu’à cette question, je dois répondre par un mensonge. Je sais donc au fond, que ce n'est pas normal, sinon je ne serais pas depuis la veille, à tenter de monter un stratagème pour sauver ce qu’il y a encore à sauver.
– Oui, ça lui est arrivé.
– C'était quand la dernière fois ?
– Il y a longtemps, je ne peux pas vous dire la dernière fois qu’il l’a fait.
Je venais de mentir. Il m’avait caressé les seins, il y avait moins de soixante-douze heures. Tout va si vite. Je ne pleure pas, mais je fais comprendre aux policiers que je veux que l'interrogatoire s'arrête. Quand je sors de leur bureau, mon beau-père est là, assis dans cette salle d’attente. Mon cœur s'arrête. C’est à son tour.
L’après-midi, je vais au basket avec ma sœur. Nous oublions tout ce qui s'est passé dans la matinée. En tout cas, j’oublie. Je m’épuise à mon sport favori. Le temps s’est arrêté. Mais il suffit de fermer la porte du gymnase pour revenir à notre réalité. Celle de ce matin. Celles des décisions prises par cet homme dit de loi, le pro-quelque chose. Ma mère est repartie avec nous du poste de police. Elle était donc libre. Mais lui ? Quand nous franchissons la porte de la maison, il est là. Il ne dit rien. Il se cache derrière son journal Le monde qu’il lit comme à son accoutumée. Nous montons, ma sœur et moi, dans notre chambre.
– A table ! Crie ma mère une demi-heure plus tard.
Je ne dévale pas l’escalier comme à mon habitude. Ma sœur non plus d’ailleurs. Mon frère de dix ans est déjà assis à table prêt à dévorer l’entrée. Qu’a t-il bien pu saisir de cette matinée, qu’aucun adjectif ne peut qualifier ? Je me dis que tout semble normal, que ma sœur a peut-être eu raison de raconter notre quotidien, il va peut-être changer d'attitude à notre égard.
Ils avaient décidé de refaire la cuisine, alors nous mangions dans le salon depuis quelques jours. C’est une grande pièce ouverte qui fait office de salon et de salle à manger. Elle donne sur la terrasse et le jardin par trois grandes portes - fenêtres. Le couloir d’entrée y est attenant. C’est au mois de janvier, la nuit est déjà tombée.
À la table rectangulaire, je suis assise en face de ma sœur, à ma gauche mon frère qui fait face à ma mère et mon beau-père en bout de table, entre ces derniers. Nous commençons à manger. Le silence envahit la pièce, la noie même. Le repas se passe sans un mot. Personne ne revient sur la scène de ce matin. Que dire d’ailleurs ? Puis après le dessert, mon beau-père se lève. Recule sa chaise. Et il s’exprime :
– puisque votre sœur Jeanne pense que ce qu’il se passe à la maison n’est pas normal. Et qu’elle n’a rien trouvé de mieux que de le crier sur tous les toits.
Je crois qu’il me fait à nouveau peur. Mon corps m'envoie un signal particulier et singulier quand il me semble que je le crains. Je ressens cette émotion.
– J’ai décidé avec votre mère que j’aime, de ne pas quitter la maison. En revanche, au vu de cette matinée humiliante que Jeanne m’a fait vivre, ainsi qu’à votre mère, à vous Alice et Marcel aussi, je dois me protéger d’elle et comme elle le voudrait visiblement, la protéger de moi.
Je regarde mon assiette, je sens qu’il va nous dire quelque chose de grave.
– Nous avons décidé votre mère et moi qu’à partir de ce jour, je vouvoierai Jeanne. Et qu’elle devra en faire autant.
Il ne perd pas de temps à exécuter son injonction :
– Jeanne, pouvez-vous débarrasser le dessert s’il vous plaît ?