Première axe de discussion : la clarté de l'information :
Le nombre de « dépenses fiscales » avoisine les 500 (451 en 2017, 471 en 2022). Leur coût global est resté stable sur le quinquennat 2017-2022 : 91,1 Milliards d'euros en 2017, 91,4 milliards en 2022 (N.B. : tout dépend ce qui est intégré dans les « dépenses fiscales », certains documents faisant état de 99 milliards d'euros – document annexe – commission des finances 2019. Par ailleurs, pour l'étude du CLERSE – université de Lille, qui intègre les « dépenses fiscales déclassées », elles sont autour de 110 Milliards d'euros par an de 2016 à 2019). Ces niches représentent 3,3% à 4,1% du PIB (selon les méthodes retenues).
40% d’entre elles portent sur l’impôt sur le revenu (IR) pour un total de plus de 33 Milliards d’euros, auxquels il convient d’ajouter 11% d’entre elles qui portent à la fois sur l’impôt sur le revenu et sur l’impôt sur les sociétés (IS) pour un total de presque 30 Milliards d’euros ; 10% d’entre elles portent sur la TVA pour un total de plus de 20 milliards d’euros. (cf. chiffres 2019 - Annexe au projet de loi des finances 2019)
Les dépenses fiscales sont présentées comme des leviers pour favoriser certaines politiques publiques, en faisant participer le citoyen à ces politiques publiques : elles favorisent ainsi l'acceptabilité de l'impôt. Mais en raison de l'opacité du système, elles favorisent surtout aujourd'hui certains milieux financiers bien informés, par rapport à la masse des citoyens qui pourraient aussi en bénéficier. Par ailleurs, une vision synthétique de toutes ces dépenses fiscales permettrait d'apprécier les choix politiques qui ont été faits par nos dirigeants à travers celles-ci.
La première des revendications à formuler serait donc d'avoir un peu plus de clarté sur celles-ci, dans un document synthétique de la documentation française, où apparaissent toutes les niches fiscales, à quel type de ressources fiscales elles sont affectées, et en sus quelques phrases sur le modus operandi, et les sommes en jeu chaque année. Sur celles-ci, la transparence devrait être la norme, vis à vis des parlementaires dont c'est une prérogative, mais aussi de tout citoyen pour une équité d'informations sur les possibilités offertes par la loi.
Second axe de discussions : Les effets d'aubaine :
Les dépenses fiscales favorisent, comme toute forme de subventions, des effets d'aubaine. Et il est important d'évaluer l'impact politique des dépenses fiscales, par rapport aux objectifs qui sont annoncés, surtout quand les sommes sont considérables.
En 2022, le CIR (crédit impôt recherche), qui permet aux entreprises de déduire de leur impôt sur les sociétés les frais de recherche et développement, représentait 7,43 Milliards d'euros, le CICE (crédit d'impôt compétitivité créé par E. Macron) 6,42 milliards d'euros et le crédit d'impôt pour l'emploi d'un salarié à domicile 4,85 milliards d'euros. (PLF 2022).
Quelle est la pertinence de ces dépenses fiscales ?
La commission des finances qui a travaillé sur le crédit d'impôt recherche a mis en valeur que, si celui-ci est un levier pour les PME, il devient un effet d'aubaine pour les grandes entreprises et les multinationales. Par ailleurs, ces dernières font régulièrement appel à des laboratoires de recherche étrangers, en fonction de leurs intérêts stratégiques. L'innovation n'est pas toujours au RDV.
Mais on pourrait faire aussi remarquer que les emplois d'un salarié à domicile n'ont d'intérêt que pour les employeurs à revenus modérés : incitatrices pour des foyers fiscaux dont les revenus sont moyens, ont-elles un grand intérêt pour les grandes fortunes qui optimisent ainsi certains coûts qu'ils auraient fait de toute façon ?
Face à ces effets d'aubaine, ne faudrait-il pas fixer un seuil maximum pour ces niches fiscales, détournées de leur objectif par les milieux les plus aisés ?
Et ne serait-il pas important d'analyser l'impact de ces politiques publiques par des instituts indépendants que les gouvernements successifs ont plutôt eu tendance à réduire ou à supprimer ?
Troisième axe de discussion : l'opportunité des niches fiscales :
Les dépenses fiscales sont la plupart du temps argumentées par des choix de politique économique. Mais ces arguments sont souvent réducteurs : 1° ils ne sont pas souvent réfléchis dans une réflexion économique globale ; 2° le gain fiscal à long terme n'est pas toujours pertinent ; 3° les conséquences sociologiques ne sont jamais étudiées.
Pour expliquer ces limites, on va prendre trois exemples et les analyser en fonction des trois critères ci-dessus :
par exemple, les FIP - fonds d'investissement de proximité – ou les FCPI (quand ces fonds sont gérés par un organisme de placements financiers), sont dédiés au financement des PME et ouvrent droit à une réduction de l’impôt sur le revenu sous certaines conditions. Ils permettent aux souscripteurs de parts, sous réserve de les conserver pendant au moins 5 ans, de bénéficier d'une réduction d'impôt sur le revenu ainsi que d'une exonération d'impôt sur les plus-values. La réduction au titre de l'IR est passé à 25% en 2022, et à 30% pour la Corse et l'Outre Mer ; elle peut parfois aller jusqu'à 42% dans certains de ces derniers territoires (cf. Taux 2022).
Cette dépense fiscale peut avoir un intérêt d'un point de vue économique (1° critère, ci-dessus) en favorisant l'investissement des classes moyennes. Mais la défiscalisation des plus-values de ces titres et des dividendes offre un double gain qui apparaît peu compréhensible (2° critère sur le gain fiscal) : l'intérêt de favoriser l'investissement est bien d'en tirer des profits, y compris pour l'état.
L'argument est que ces placements sont risqués, argument discutable pour deux raisons :
1 – ce sont les organismes financiers qui proposent ces placements (par exemple, les banquiers à leur clientèle). Les banques se déchargent ainsi, sur leurs clients, du risque de financer par le crédit certains investissements, ce qui n'est pas très sain d'un point de vue éthique ;
2 – Certains organismes-conseil se sont créés pour sélectionner les candidats au FIP, par une étude préalable des projets. Mais dans ce cas, seuls les projets fortement crédibles sont retenus : or ceux-ci n'ont aucune difficulté de se faire financer par le crédit. Ainsi, d'après notre 3° critère (analyse du fonctionnement des acteurs économiques), on s'aperçoit que la forme actuelle du FIP, dans le cadre des modes capitalistiques du libéralisme, sont très discutables.
Les institutions financières réduisent d'un côté le financement par le crédit, en resserant le taux directeur des banques centrales et, par conséquence, les banques réduisent leurs risques en élaborant des critères de plus en plus draconiens pour obtenir ces prêts ; de l'autre côté, on favorise le développement de systèmes pervers qui profitent à des cabinets conseils en financement ou aux traders.
Par rapport à cette problématique, ne conviendrait-il pas d'éviter le double avantage des FIP (réduction d'impôt + défiscalisation des plus-values et des dividendes) ?
Par ailleurs, pour favoriser le développement d'entreprise innovante, n'est-il pas préférable de créer des banques régionales d'investissement dont c'est la fonction ? Ceci est tout à fait possible au regard de la réglementation européenne. Un combat est donc aussi à mener auprès de l'Europe pour que ces financements (créations de crédits spécifiques) puissent transiter par la BEI ou par des banques spécifiques, à l'instar du plan actuel pour la « transition vers la neutralité climatique » (130 milliards d'euros par an).
Autre exemple, les différents plans PINEL et DENORMANDIE. Ces dépenses fiscales portent sur des réductions d’impôt pour l’achat d’un bien immobilier mis à la location (PINEL dans le neuf, DENORMANDIE dans l'ancien). Là encore, l'argument n'est pas convaincant : l'objectif affiché est de favoriser la construction pour développer le parc locatif. Ce type de dispositif, qui demande de gros investissements, profite peu à des particuliers, mais plutôt aux organismes-conseil qui orientent les placements, aux grosses entreprises immobilières qui recherchent les bons plans, voire aux organismes financiers qui mutualisent ces placements pour placer les fonds d'investissement dans ce « secteur sûr de la pierre » : un bâtiment a toujours une valeur comptable, même s'il n'est plus occupé au terme de la période obligatoire.
Les recettes qui sont ainsi détournées de leur objectif n'auraient-elles pas plus de pertinence si elles étaient investies dans les logements sociaux ? Là encore, ces choix de politiques fiscales sont à discuter.
Le CICE est certainement le plus gros scandale de l'histoire : en 1918 et 2019, ils représentait plus de 19 milliards d'euros (cf. Clersé - Lille), ce qui aurait permis de donner du travail à tous les chômeurs longue durée sur des emplois aidés. Certes, l'insertion des chômeurs longue durée est un dossier complexe : de tels dispositifs doivent être encadrés par des critères précis et accompagnés par des équipes de formateurs ou travailleurs sociaux. Mais, dans ce domaine, les années d'expérience ont permis de cerner ces problématiques, et les dispositifs qui existent ont souvent montré leur pertinence. Par ailleurs, ceux-ci remplissent des services à la collectivité qui sont souvent abandonnés de nos jours dans le système libéral, faute de rentabilité. Ils peuvent aussi favoriser le développement de filières d'avenir, pas encore suffisamment rentables pour être mis en œuvre par le secteur marchand : l'institut Rousseau proposait ainsi d'affecter cette manne à de nombreuses activités de récupération de matériel ou d'environnement durable.
Quatrième axe de discussion : des systèmes inéquitables :
Les dépenses fiscales liées à la recherche sont importantes dans le développement du mouvement associatif, de l'économie solidaire, de al recherche médicale, des syndicats et des partis politiques. Mais ces systèmes de réduction fiscale sont profondément inéquitables pour deux raisons :
La première : les seuils de la réduction fiscale sont établis en fonction du revenu. Plus on est riche, plus on peut déduire des impôts sur le revenu les sommes versées à des causes auxquelles on adhère : ainsi, les syndicats des classes moyennes et supérieures ont bien plus de moyens financiers que ceux des ouvriers et des employés, et leur poids est d'autant plus accru dans les confédérations. De même, les associations les plus aidées sont celles qui sont fréquentées par ces mêmes catégories de population, ou qui sont plébiscitées par elles. Ne conviendrait-il donc pas de fixer des seuils nominatifs et non pas proportionnels ?
La seconde : dans le cas des partis politiques, le seuil est nominatif (7 500 euros), mais cela pose un problème de démocratie : seules les classes moyennes supérieures ou les classes aisées atteignent des dons aussi élevés. Les partis politiques sont donc dominés par ces dernières et cela oriente grandement la représentativité de notre assemblée nationale. Par ailleurs, il s'agit de réductions d'impôts : les personnes non imposables qui souhaitent adhérer à un parti, même avec des cotisations modestes, payent 100% de leur adhésion, alors que les personnes imposables n'en payent que 33% puisqu'elles bénéficient de la réduction d'impôt. Ne faudrait-il donc pas réduire le seuil de 7 500 euros et le compenser par une transformation de cette dépense fiscale en crédit d'impôt, pour que cette mesure respecte le principe égalitaire de notre république ? En raison de ce même principe, le basculement en crédit d'impôt des cotisations syndicales serait aussi à appliquer : là encore, les classes les plus défavorisées, souvent non imposables, sont gravement pénalisées : le syndicalise est-il donc réservé aux classes moyennes et aisées ?
Cinquième axe de discussion : des modes de calcul des impôts qui, sans être des dépenses fiscales, n'en sont pas moins des systèmes inéquitables de réduction des impôts :
La façon dont les modes de calcul des impôts se sont mis en place conduit parfois à des contradictions qui sont mises en lumière dès que nous poussons un peu l'analyse. C'est le cas, par exemple, du quotient familial de l'IR, qui attribue ½ part supplémentaire à chaque enfant, pour diviser le revenu imposable. (N.B. : ce mode de calcul mériterait un chapitre à lui seul, ce n'est pas l'objet ici). Le législateur s'est rendu compte que cela pouvait constituer des réductions considérables pour les familles avec des revenus conséquents : il a donc institué un seuil pour ces demi-parts (1 791 euros par enfant, soit 149,25 euros par mois). En comparaison, des familles non imposables touchent de la CAF 151,05 euros pour deux enfants + 75,53 euros si le second enfant a plus de 14 ans. En résumé, le calcul par demi-part d'impôt pour enfant à charge est deux fois plus avantageux pour les riches, en réduction fiscale, que ne l'est l'allocation de la CAF pour les familles non imposables. Là encore, ne faudrait-il pas uniformiser les systèmes en réduisant les demi-parts pour enfant à charge pour les ajuster aux modes de calcul de la CAF ? (Ou bien repenser l'ensemble du mode de calcul de l'IR, mais il s'agit là d'un autre objet.)
Conclusion provisoire :
Les niches fiscales expriment clairement les choix politiques qui ont été effectués par les gouvernements et les parlements successifs. Les moyens financiers sont le nerf de l'action publique. Les conséquences matérielles de ces choix expriment bien mieux les intérêts de celles-ci, que les intentions qui sont affichées pour les justifier.
Ce système de « dépenses fiscales » s'est mis en place progressivement, à travers l'histoire, pour permettre aux populations fiscalisées, les plus aisées, de réduire leurs impôts, en particulier l'IR et l'IS. Il participait ainsi à une acceptation de l'impôt.
Le choix des politiques libérales a ainsi transféré une part de la politique fiscale directement aux citoyens qui peuvent ainsi choisir les modalités d'investissement de l'argent public : dans certains cas, cela pourrait s'avérer pertinent, par exemple, pour la recherche, les associations, les syndicats, les investissements dans des projets innovants, etc.
Mais un libéralisme sans contrôle, au moins par des systèmes d'évaluation fiables, génèrent vite des effets pervers, car les acteurs économiques profitent des effets d'aubaine. Et des acteurs de la finance, du commerce ou de la production, se spécialisent dans le conseil et les placements financiers pour tirer le maximum de profit de ces systèmes. Par ailleurs, ces niches fiscales posent des questions fondamentales par rapport aux principes constitutionnels de notre République, en particulier des problèmes d'équité de l'information ou d'égalité devant la loi. Il y a donc lieu de réviser l'ensemble du système de façon globale, en premier lieu en fournissant une information exhaustive et synthétique, tant aux parlementaires qu'aux citoyennes et citoyens français.