1° Principe de précaution ou idéologie :
La crise sanitaire éprouve notre solidarité. Mais n’est-ce qu’en raison d’une réaction tout à fait naturelle d’autoprotection, et de repli sur soi, ou est-ce la conséquence d’une idéologie masquée derrière des mesures sanitaires ? Pour aborder cette épineuse question, il est intéressant de confronter le principe de précaution avec les autres principes de notre démocratie.
Le principe de précaution préconise de prendre des mesures de protections de populations face à la crise : on ne peut que se réjouir, de nos jours, que la vie des populations civiles soit prise en considération par les dirigeants politiques, phénomène social historiquement assez récent. Les mesures prises en France peuvent même apparaître un peu tardives au regard des premières informations diffusées sur le virus par l’OMS. Mais n’y a-t-il pas des limites à poser à l’action de l’État en référence aux autres principes de notre société démocratique ?
Une mesure sociale est justifiée par un raisonnement : à l’origine de celui-ci, il y a un (ou des) argument(s). Cet argument est fondé sur nos connaissances (dans le cas présent du virus, de ses modes de propagation et de ses conséquences sanitaires). Mais il est aussi fondé sur une conception sociale, ne fut-ce que celle qui a conduit à définir le principe de précaution. Et c’est en raison de ce caractère social que le principe de précaution est opposable aux autres principes démocratiques.
Prenons un argument, les transports en commun : pour éviter la propagation du virus, le masque est imposé dans ceux-ci. Celui-ci protège partiellement celui qui le porte, mais surtout ceux qui sont autour en évitant la propagation d’éventuels porteurs du coronavirus : le fait l’imposer est donc justifié pour protéger l’ensemble de la communauté avoisinante. Je ne discuterai pas ici du bien fondé de cet argument qui serait à débattre entre personnes spécialisées, si ce débat pouvait avoir lieu de façon sereine, ce qui n’est guère le cas en ce moment - mais cela est un autre débat. Je me centrerai donc seulement ici sur le rapport entre l’obligation sociale imposée et la mesure de précaution : le rapport de cause à effet apparaît direct, dans l’argumentaire qui nous est proposé.
Prenons maintenant une autre mesure, le couvre-feu. Quel est le rapport entre l’obligation sociale mise en œuvre et la mesure de précaution ? L’argumentaire est une succession de justifications : il s’agit d’empêcher les regroupements, afin d’éviter des rassemblements qui pourraient s’avérer des clusters… tout cela parce que les français et françaises ne sont pas ceci ou sont cela… etc. Bref ! Il ne s’agit plus d’un argument directement fondé sur le principe de précaution, au regard de nos connaissances actuelles, mais d’une construction argumentative avec de nombreuses suppositions. La mesure est ainsi socialement imposée en référence à l’idéologie des dirigeants qui ont pris cette mesure et non plus du principe de précaution. Et ces raisonnements indirects ne sont jamais formulés explicitement, comme s’il s’agissait d’évidences. Comment dans ce cas discuter sur des arguments qui ne sont pas justifiés ? L’idéologie s’impose ainsi sans aucune possibilité de critiques : n’est-ce pas le mode de fonctionnement d'un autoritarisme subtil ?
Une autre mesure illustre ce caractère idéologique des arguments, la culture. A mesure de précautions égales, le gouvernement a autorisé les achats de Noël, mais pas les activités artistiques. Il juge ainsi que les premiers sont plus importants que les secondes. Si les masques nous protègent les uns des autres dans les magasins et les transports en commun, pourquoi n’est ce plus le cas dans les salles de cinéma et de théâtre ? Cette discrimination entre activités sociales est donc exclusivement fondée sur des suppositions idéologiques et non sur le principe de précaution. Et de quelle idéologie s’inspire-t-on quand on décide de décréter le « couvre feu » et « l’interdit culturel » ?
Dans notre pays démocratique, du moins tel qu’il s’est reconstruit à partir de 1945, une discrimination ne peut pas être fondée sur des différences d’opinion, c’est même un principe constitutionnel (N.B. : il y a d’autres formes de discrimination jugée non légitimes, bien entendu). Ne serait-il pas temps que tous les citoyens et les partis qui se reconnaissent dans les fondements constitutionnels de notre République s’unissent pour demander l’abrogation de ces mesures injustifiées ?
2° L’analyse sociologique :
Il est devenu courant, ces derniers temps, d’être taxé de « complotisme » à la moindre critique, ou même à la simple formulation d’hypothèses. Où en serait la science si nous n’avions plus le droit de poser des hypothèses à partir de travaux qui ont déjà fait leurs preuves, ou du moins déjà mis à jour des fonctionnements réguliers, de façon systématique et rationnelle.
Quand j’ai engagé mes travaux sur les référentiels, il s’agissait surtout d’analyser la façon dont les milieux professionnels construisent un discours commun, lié à leurs pratiques et aux conditions de l’exercice de leur métier (C. BELISSON – 2017 – Evaluation, formation et systèmes de référence implicites ; un référentiel, pour quoi faire ? Paris : L’Harmattan). Mon objectif était surtout de montrer en quoi les systèmes d’évaluation et de formation (examens, entretiens de recrutements, évaluations pendant les formations, etc.) intègrent - et modèlent- les nouveaux arrivants dans un système de fonctionnement qui s’est institué et dans des façons de raisonner qui se sont construites au cours de cette institutionnalisation. Les Référentiels sont donc ces systèmes de pensée (ou plus précisément un ensemble de conceptions et des systèmes de référence avec le monde pratique), implicitement organisés, qui se sont institutionnalisés en rapport avec les conditions de l’exercice professionnel. En un mot, pour agir ensemble dans des collectifs de travail, il est important d’avoir un discours commun, des références partagées, des codes en relation avec l’activité, des façons d’agir et de penser l’organisation de celle-ci, etc.
L’intervention du « conseil de défense et de sécurité nationale » dans la gestion de la crise sanitaire est un phénomène pertinent pour analyser ces jeux de représentation. Quand Nicolas Sarkozy le créée en décembre 2009, pour renforcer « la sécurité intérieure concourant à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme », pouvait-on s’attendre à ce que ce dispositif « secret défense » gère une crise sanitaire comme celle du COVID ? Ce conseil est composé des principaux ministères régaliens (Armées et Défense, Intérieur, Affaires étrangères, Budget et économie). Ces ministres sont certainement accompagnés des compétences de leurs services pour prendre les décisions. Chaque service apporte ainsi les compétences capitalisées par ces administrations régaliennes. Mais quels sont les référentiels de ces institutions ? Pouvons-nous leur faire grief de prendre des mesures qui correspondent à leur arsenal de moyens pratiques : le confinement avec surveillance policière, le couvre feu à 20 heures puis 18 heures, la suspension des activités culturelles ou des regroupements dans les bars, etc. Mais un virus a-t-il le même mode d’action qu’une équipe de terroristes bien organisée qui agirait en plusieurs points du territoire pour déstabiliser la République ?
Certes, le conseil s’est entouré des services du ministre de la santé et du directeur général de la santé sur ces questions sanitaires, ce qui est la moindre des choses, voire des ministres de l’éducation nationale et du travail de temps en temps. Mais cela change-t-il pour autant les choses ? Chaque corps de la société raisonne en fonction de ses propres habitudes de travail et de ses propres analyses des contraintes sociales. Les services de santé se sont certes mobilisés, y compris ceux du ministère : dans les hôpitaux pour créer des lits de réanimation et réorganiser les services, pour mettre en place des dispensaires de dépistage, pour faire remonter des données fiables (Agence Régional de Santé), etc. Mais ce n’est pas le ministère de la santé qui dirige la manœuvre, ce sont les ministères régaliens qui définissent la politique nationale. Et les référentiels en œuvre sont bien les leurs, tant au niveau des mesures mises en œuvre que des raisonnements qui accompagnent ces mesures : le Président n’a-t-il pas parlé de « faire la guerre au virus » ? Le Référentiel est ainsi le système de pensée qui est utilisé pour apporter des réponses pratiques aux problèmes rencontrés au quotidien. Ces modèles de pensée qui se sont construits au fil du temps, interprètent les données de l’observation pour apporter des réponses opérationnelles.
Prenons par exemple l’argument du premier ministre pour justifier le couvre feu à 18 heures à partir de la mi-janvier :
« dans les quinze premiers départements où le couvre-feu a été mis en œuvre à 18 heures dès le 2 janvier, la hausse du nombre de nouveaux cas y est deux, voire trois fois plus faible que dans les autres départements métropolitains ». (Jean Castex – 14 janvier - L’express)
L’imprécision de ces comparaisons est surprenante, sur des données qui sont répertoriées systématiquement par les ARS : un simple survol des tableaux de synthèse du site GEODES, sur les personnes en hospitalisation avec diagnostic COVID19, montre que ces affirmations ne sont pas confirmées dans la plupart des départements concernés : les courbes suivent le même mouvement que celui observé nationalement dans plusieurs cas (Saône et Loire, Haute Saône, Doubs, Hautes Alpes). Dans certains départements, l’augmentation des hospitalisations est en croissance bien plus rapide que la faible croissance nationale (Alpes maritimes, Nièvre). Et si dans certains départements du Grand Est, ce phénomène de baisse a pu être observé à partir du 2 janvier (Ardennes, Meuse, Vosges, Territoire de Belfort), il n’est pas dû aux mesures de confinement mises en œuvre, mais au classique phénomène de vague, qui a été décalé dans cette région : le confinement à 18 heures dans les quinze départements en question a été mis en œuvre au moment du déclin de la vague - à un moment où il n’était donc plus très utile.
Si globalement sur ces quinze départements, une légère baisse a été observée à cette période, elle est donc aisément interprétable à partir des données officielles. Mais nos éminences des ministères, comme tous professionnels confrontés à des problèmes pratiques, n’interprètent pas les données de façon scientifique et méthodique, ils le font à partir de leurs systèmes de représentation - dans le cas présent le schéma de la « guerre au virus ». Ils connaissent certainement la méthodologie scientifique en matière de comparaisons statistiques, par exemple le principe « toute chose égale par ailleurs » : pour comparer les données dans des conditions identiques (en l’occurrence au même moment du phénomène de vague). Mais ils sont pris, en tant que professionnel, dans le feu de l’action et ils agissent en fonction de leur représentation de la situation. Et le référentiel d’un ministère régalien n’est pas le même que celui des chercheurs universitaires en sciences sociales ; en d’autres termes, les données ne sont pas analysées à partir des mêmes logiques pour définir les opérations à mettre en œuvre. Ceci a souvent conduit le sens commun à affirmer : « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut ». Mais il serait plus exact de dire : les données et nos observations sont toujours analysées en fonction de nos référentiels respectifs.
3° Perspectives pour la recherche sociologique :
J’en arrive à poser une hypothèse (pour les jeunes chercheurs et chercheuses que cela motivent) : le combat politique ne refléterait-il pas des combats entre référentiels ? Ces référentiels s’adaptent aux conditions de l’exercice professionnel et chaque administration de l’état adopte plus ou moins consciemment les référentiels des milieux qu’elle représente, en les ajustant à son propre exercice - c’est-à-dire aux modes de relations institutionnels qu’elle entretient avec eux. Ainsi se construit une expérience accumulée au fil du temps, qui s’institue dans des processus de prise de décision, pour gérer telles ou telles situations.
Les ministères régaliens ont-ils la bonne expérience pour gérer une crise sanitaire ? Demanderait-on au ministère de la santé ou de l’éducation de gérer une prise d’otages terroriste ?
Il est important de rappeler ce que veut dire « régalien », dans la sphère administrative. On parle de ministère régalien pour signifier les anciennes prérogatives des Rois de l’ancien régime : police, défense, diplomatie, monnaie. En créant le « conseil de défense et de sécurité nationale », et en l’utilisant de plus en plus souvent (10 fois en 2015, 32 fois en 2016, 42 fois en 2017, 40 fois entre mars et octobre 2020), nos trois derniers présidents n’ont-ils pas inconsciemment cherché à ressusciter les mythes traditionnels de la Royauté ?
Cette crise et la gestion désastreuse de celle-ci ont au moins mis en valeur l’avantage de l’esprit républicain sur l’ancien régime pour gérer une société moderne de plus en plus complexe. Le système de décision républicain, qui a introduit la consultation, le débat politique et la participation collective aux décisions, a permis d’enrichir les systèmes de prise de décision pour adapter ces dernières à la complexité de la société. En rétablissant les vieux mythes régaliens, Emmanuel Macron et Jean Castex, ainsi que leurs prédécesseurs, ont oublié ces principes républicains fondamentaux et ils conduisent notre économie et notre société au désastre.
Ne serait-il pas temps d’arrêter ces couvre-feux et confinements afin de chercher de véritables solutions, à partir de la confrontation de tous les référentiels pour faire émerger des idées nouvelles et à partir d’analyses plus rigoureuses et méthodiques pour valider (ou invalider) ces idées ?