— La police ne fait rien quand on a besoin d’elle ! répète Rogelio (voir les billets « Et Rogelio est arrivé dans notre rue » et « Ne dis rien, sinon tu auras des ennuis !»).
Il n’a pas tort. Tel fut le cas, il y a quelques temps, lorsque le propriétaire de l’une des maisons de la cuadra[1] a téléphoné au commissariat pour déclarer que des rôdeurs avaient sauté sa grille et se trouvaient dans son jardin. Le poste ne se trouve qu’à 50 mètres de chez lui, mais aucun policier ne s’est déplacé. "Nous ne pouvons rien faire", lui a-t-on dit. Il a dû se débrouiller seul et, heureusement, les rôdeurs sont repartis. Depuis, il a déménagé (pour d’autres raisons), sa maison est restée vide durant plusieurs mois, et les voleurs ont emporté meubles et objets. Tout cela à quelques pas du commissariat.
Quant au chef, il prétend à son tour qu’il ne peut rien faire lorsque, dans la rue parallèle à la nôtre, sont organisées des fêtes à destination de visiteurs venus de Miami, avec piscine, prostituées bon marché, mais surtout sono à fond toute la nuit, empêchant les gens de dormir. Les habitants de cette rue se sont rendus en délégation au poste pour demander que le calme soit rétabli, mais le chef explique qu’il n’a pas d’appareil pour mesurer le niveau sonore. Une chose est certaine : ces fêtes rapportent de belles sommes à leurs organisateurs. À qui d'autre ?
Les exemples pourraient être nombreux.
Alors, Rogelio a décidé de devenir le gardien de la rue. Il n’hésite pas à déclarer aux délinquants qu’il les connaît, qu’il les voit agir la nuit et qu’il est prêt à témoigner contre eux. Pour beaucoup, c’est un comportement risqué. Mais il ne peut s’en empêcher. Bagarreur dans sa jeunesse, il est plus calme aujourd’hui mais prétend toujours n’avoir peur de rien. Au fond, dit-il, il ne fait qu’étendre son travail de gardien de la future cafétéria, à celui de la cuadra, parce qu’il l’aime et qu’il s’y sent bien. Il n’hésite pas à se fâcher avec les rôdeurs qui observent de trop près les maisons, se montre menaçant avec certains jeunes mal élevés ou trop bruyants, et met en garde ceux qu’il identifie comme de petits voleurs. Il prend à cœur de lutter, explique-t-il, contre « la perte des valeurs ».
Il rend également visite à la police et s’insurge contre leur inactivité. Il arrive de temps à autre à les attirer dans notre rue, parfois pour des problèmes réels, parfois pour des broutilles comme ce jour où il a fait entrer chez nous la jeune cheffe de secteur Maricel. Vingt-cinq ans, préférant probablement les soirées reggaeton à son commissariat, elle essaie d’afficher un air fier de policière expérimentée et sévère. Rogelio, qui a les clés du portail, l’a fait entrer en raison du vol de notre lampe solaire (une bricole à quatre sous). Je les ai trouvés dans le jardin en revenant de faire les courses, observant l’emplacement vide de la lampe et conversant à propos du gamin (identifié grâce au bouche-à-oreille) qui avait osé franchir le mur pour nous la voler. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient chez nous sans nous avoir prévenus et ajouté que la police ferait mieux de s’occuper des mafieux plutôt que d’un gamin qui n’avait fait qu’une bêtise.
Depuis, la jeune Maricel n’est plus mon amie et Rogelio a admis qu’il avait exagéré en fayotant ainsi auprès de la police. Il a quand même fait des remontrances au jeune voleur et a retrouvé la lampe chez Claudio le pêcheur, notre voisin, qui, ne sachant pas d’où elle venait, l’avait achetée 1000 pesos au maraudeur. Nous avons remercié Rogelio pour la lampe, non sans préciser que nous ne lui laissions pas les clés du jardin pour faire entrer qui bon lui semblait chez-nous, pas même la police. Défenseur de la cuadra, d’accord, mais pas trop zélé quand même.
Mais cette anecdote et le comportement de l’homme sont significatifs. Ils ne sont pas à mettre sur le compte de son zèle ou d’un attachement exagéré à l’ordre. Ils révélent l’inquiétude d’une population face à la dégradation progressive de sa société, à l’errance croissante d’une partie de la jeunesse qui n’étudie plus ni ne travaille, et à l’inaction d’une police qui ne s’occupe plus des délits (pour le moment mineurs ou non violents). En d’autres termes, la perte des valeurs, comme le dit Rogelio. Voilà pourquoi il s’insurge.
Ce faisant, il continue de dormir dans la future cuisine de la cafétéria en construction. Il prépare ses repas sur son récipient à charbon ou mange ce que les voisins, à qui il rend des services, lui font porter. Cela n’a rien de dégradant, c’est une coutume cubaine d’offrir le repas aux maçons, aux peintres, aux jardiniers ou aux gardiens qui travaillent pour la maison. D’ailleurs, il se montre généreux avec ceux qu’il aime bien en leur offrant des pains qu’il achète chaque jour à la boulangerie d’État. Sur l’île des cigares et de la Révolution, l’entraide est importante et, malgré l’effondrement des valeurs, il en est au moins une (et pas des moindre) qui subsiste : la solidarité. À Santa Fe comme dans de nombreux quartiers cubains, on aide les voisins bien davantage qu’on ne le fait dans les pays riches.
Ainsi en va-t-il de notre cuadra. Elle n’est pas des plus présentables et ses habitants non plus. Ils se font parfois des « coups en douce », parlent mal les uns des autres, mais tous s’entraident, se tutoient, conversent des heures durant sur le pas de leur porte et s’appellent par leur prénom. Ici, dans le monde de Rogelio, au pays de la police qui « ne peut rien faire », il subsiste heureusement une touche d’humanité et d’authenticité.
[1] Tronçon d’une rue entre deux croisements. Le terme est davantage utilisé que celui de « rue », lorsque l’on se réfère à la voie publique où l’on habite.