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Billet de blog 9 décembre 2025

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Histoire de ma Lada 2107

Sur l’île des cigares et des palmiers, il est des véhicules qui n’auraient pas l’approbation des sérieuses administrations des pays modernes. Mais ils sont bien pratiques pour affronter le micmac local.

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J’aurais souhaité qu’elle soit vert vif mais j’en demandais trop. Elle sera blanche, m’a-t-on répondu. C’était il y a vingt ans dans les locaux de la compagnie Automotriz, et je signais, sous le contrôle de l’employé cubain et de son chef russe, le contrat d’achat de ma Lada 2107 à carburation. Je ne pouvais pas me plaindre. La société importait en grande quantité le modèle 2107 pour le vendre à l’ État. Destinées à la police, toutes ces voitures étaient blanches. Automotriz en ajouterait une à la commande pour moi, c’était déjà pas mal. La même voiture que la police ! Muni des documents, je sortis du bureau et empruntai l’ascenseur brillant de modernité de l’une des tours du tout récent centre de commerces, dans le quartier de Miramar à La Havane. Six mois plus tard, le véhicule, en provenance de la filiale uruguayenne de l’entreprise russe, avait parcouru l’océan, et je le récupérai dans un entrepôt situé en pleine campagne à l’extérieur de la ville.

Ce fut une avancée vers mon intégration et la reconnaissance de la population locale à mon égard. Compañero, tu as tout compris ! me disait-on. La Lada, c’est l’automobile des Cubains. Tu trouveras des pièces partout pour la réparer et les mécaniciens d’ici en connaissent tous les secrets. Ça ne te coûtera pas une fortune, comme pour ces véhicules européens ou asiatiques ! Quant au modèle 2107, il est encore plus performant que le modèle 2105 ! C’est tout dire !

A l’époque, la plupart des voitures circulant dans le pays étaient des almendrones (nom donné aux vieilles américaines d’avant la révolution) ou des Mosckvich et des Ladas, deux marques russes. Quelques entrepreneurs, diplomates, ou expatriés étrangers bien payés s’offraient des voitures modernes, mais devaient, effectivement, vider leur compte en banque (ou celui de leur société) lorsqu’il s’agissait de faire des réparations. C’était notamment le cas de certains français à contrat déterminé, de passage dans le pays pour quelques années, qui optaient souvent pour des Peugeot. Était-ce par crainte de se fondre dans la réalité locale ? Ou par patriotisme ? L’un des ambassadeurs (ils changent tous les trois ans) a même tenté, en ces années-là, d’interdire à ses compatriotes résidents d’opter pour d’autres marques et de leur imposer l’achat de modèles de la célèbre compagnie française. Heureusement pour nous et pour la liberté, il n’y est pas parvenu.

Mais le petit monde des expatriés français et de l’ambassade n’est pas mon centre d’intérêt majeur, même si j’ai dû m’y confronter en enseignant à l’école française de La Havane. Je dus également doter ma Lada neuve de plaques d’immatriculation diplomatiques, l’école étant une dépendance de l’ambassade.

Quoiqu’il en soit, pendant dix-sept ans, ma compagne et moi avons usé de la voiture pour transporter les amis, la famille, les meubles, les machines à laver, les régimes de bananes, les parpaings ou les sacs de ciment, et tout ce qui peut être utile à la survie en milieu cubain. Avec une voiture, nul besoin de camion ou d’autobus ! On entasse les gens, le matériel, et on démarre !

Nous avons profité le soir de la vie nocturne de la capitale, parcouru le pays de long en large et effrayé les vendeurs de fromage et de fruits sans permis sur le bord des routes, qui, en raison de sa couleur blanche et de ses plaques noires, prenaient la Lada pour un véhicule des forces de l’ordre. Pour les mêmes raisons, nous étions salués par les polices locales à notre passage dans les villages.

Puis, les années passants, la mécanique, les changements de pièces et les inventions « criollas » (créoles), comme l’on dit ici en se référant au bricolage, se sont intensifiés. Comme beaucoup de voitures du pays, la Lada s’est oxydée et s’est endommagée. Nous avons dû apprendre à nous arrêter quand le moteur fumait, à rouler sous la pluie sans essuie-glaces ou à chercher des pièces de rechange en pleine campagne. Mais, grâce à l’aide des mécaniciens locaux, elle a continué de fonctionner. Suivant les prévisions des connaisseurs, elle fonctionnera encore longtemps comme toutes les Lada du pays et, à force de réparations, deviendra peu à peu l’un de ces miracles cubains qui enchainent les kilomètres et les décennies et dont l’espérance de vie dépasse de très loin celle des berlines rutilantes des pays civilisés. Bien sûr, elle pollue. Mais la vie ici n’impose pas de se servir sans cesse de sa voiture, ce qui, au bout du compte, compense le problème. A Cuba, les véhicules rejettent tous types de fumées nocives, sont dotés de moteurs anciens et consomment trop. Pourtant, le pays se classe parmi les moins pollueurs, compte tenu de la faiblesse de son trafic. Je ne cherche pas à justifier la mécanique cubaine. Je suis un fervent défenseur des énergies renouvelables pour qui en a les moyens. Mais le constat ne pousse-t-il pas à réfléchir à notre monde de surconsommation ?

Pour en revenir à l’histoire de ma Lada, elle a, comme toutes les histoires, des hauts et des bas, et un chapitre sombre commença. En 2021, nos dix-sept années de nonchalance motorisée se terminèrent. L’utilisation de notre carrosse fut brusquement interdite.

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