Il nous fut donc interdit d’utiliser notre voiture en 2021. C’était l’époque où le bon président Macron ne parlait que de son plan pour les retraites et trépignait pour que les Français travaillent davantage. Comme j’ai l’esprit de contradiction, j’ai décidé de faire le contraire. Je me suis arrêté avant l’âge, convaincu d’être bien plus heureux que lui dans la vie. Évidemment, ma pension en a pris un coup et mon statut également. N’étant plus employé à l’école française, j’ai perdu ma résidence diplomatique et j’ai dû demander la permanente.
Alors, les administrations se sont acharnées sur ma voiture et ses plaques d’immatriculation diplomatiques. « Les diplomates qui ne le sont plus doivent remettre leur véhicule à l’État ! » annonçaient fermement les employés du MINREX (ministère des Affaires étrangères cubain).
Donner ma Lada à l’État ? C’était effectivement la loi. Ne sachant comment faire, j’ai décidé d’envoyer une demande spéciale au ministère en invitant ses services à considérer toutes les années que j’avais passées dans le pays. En bref, une sorte de faveur pour un vieux résident comme moi qui le méritait bien.
Mais le sort se montre parfois étonnant. Une nouvelle loi sur les voitures fut justement adoptée quelques semaines plus tard. Elle comportait une petite clause concernant les cas comme le mien: l’autorisation est donnée aux anciens diplomates restant sur le territoire de conserver leur véhicule. Un hasard inespéré !
— Parfait ! Quelles démarches dois-je suivre ? ai-je demandé à Belinda Hernández, chargée de mon dossier au MINREX.
— La loi est passée mais nous n’avons pas encore défini les modalités, m’a-t-elle répondu. En attendant, vous devez conserver votre véhicule dans un garage mais ne pas vous en servir. Vous n’avez pas le droit de le vendre ni de le donner non plus. Quand tout sera prêt, vous remettrez les plaques diplomatiques au service du transit qui vous donnera en échange vos plaques de particulier.
Quant à l’ambassade de France qui, apparemment, n’avait pas confiance en moi, son message fut plus impératif.
— Apportez-nous vos plaques diplomatiques, c’est nous qui les garderons jusqu’à ce que les autres soient disponibles.
A partir de là, quatre années se sont écoulées. Mon changement de résidence a pris un peu plus de douze mois, puis trois années de mise au point administratives ont été nécessaires pour la voiture.
— Ça y est ! m’a dit Belinda Hernandez, pour calmer mon impatience à la fin de la première année. Les services du MINREX ont terminé de traiter le dossier, tout devrait aller vite maintenant.
— Cette fois c’est bon, m’a-t-elle dit la deuxième année pour me sortir du désespoir. Le MINREX a transmis le dossier au MITRANS (ministère des transports) et celui-ci vient de terminer de le traiter. Tout devrait aller vite maintenant.
— Ne vous énervez pas, m’a-t-elle dit la troisième année, après que je lui ai demandé où je pouvais jeter ma voiture qui rouillait dans mon garage et qui prenait de la place pour rien.
D’ailleurs, puisque je ne pouvais pas la garer dans la rue, pouvait-elle m’expliquer comment aurais-je fait si je n’avais pas eu de garage ?
— Je vous assure que vous l’aurez, a-t-elle ajouté pour me calmer. Le MITRANS a terminé de traiter votre dossier et l’a envoyé au Conseil d’État.
— Au Conseil d’État ?
Je marque ici une pause pour deux précisions.
- Le Conseil État est la plus haute instance gouvernementale du pays. Dans les faits, il a plus de pouvoir que le Conseil des ministres.
- Pour ceux qui me liraient et qui penseraient que je fabule, ce n’est pas le cas.
Ainsi en allait-il donc de l’administration cubaine.
— SVP, ne me dites pas que tout devrait aller vite maintenant, ai-je demandé pour conclure à Belinda Hernández.
Puis quelques autres mois ont encore passé et j’ai finalement décidé de vendre illégalement ma voiture en pièces détachées. La combine consiste à les remplacer par des pièces ne servant plus en conservant une partie du châssis et la culasse sur lesquelles sont gravées les numéros pour le contrôle. C’est un micmac typiquement local. J’ai découvert que je n’étais pas le premier à me lancer et que certains mécaniciens malins savaient parfaitement comment procéder. Ici, tout se vend, même les pneus où les joints des fenêtres. Si cette affaire avait été menée à bien, j’aurais ensuite téléphoné à l’ambassade ou à Belinda Hernández pour qu’elles m’aident à me débarrasser de la vieille carcasse et à l’acheminer vers une casse. Finie la Lada ! D’ailleurs, nous étions maintenant habitués à nous déplacer en mobylette électrique ou à vélo, et, compte tenu des pénuries nouvelles et des interminables files d’attente pour se procurer de l’essence, nous n’étions plus si pressés.
Mais, pour la deuxième fois, le sort et l’administration se sont montrés étonnants.
« Vous pouvez venir chercher vos anciennes plaques » m’ont soudainement écrit les services de l’ambassade après trois années de silence et sans aucune aide de leur part. « Nous vous joignons l’autorisation du MINREX pour retirer les autres au bureau du transit. »
C’était il y a trois semaines et le mécanicien était prêt à démonter le véhicule en pièces détachées. Je lui ai expliqué qu’il y avait un changement de programme, que nous ne vendrions rien, et qu’il prépare d’urgence la voiture qui n’avait pas roulé depuis si longtemps afin qu’elle puisse m’emmener jusqu’au bureau du transit, que je puisse freiner et faire fonctionner mes phares et qu’elle soit acceptable en prévision du contrôle technique.
Il a parfaitement accompli son travail et tout s’est bien déroulé au contrôle, même si je suis tombé en panne juste en sortant des locaux. Mais qu’importait ! Ce n’était qu’un problème de pompe défaillante, j’étais fier d’avoir mes nouvelles plaques et j’avais récupéré ma voiture !
Voilà, nous roulons de nouveau en Lada modèle 2017 sans y croire tout à fait, commençons à nous intéresser au trafic d’essence comme tout habitant de l’île qui se respecte, et, pour fêter ça, je colle ci-dessous la photo du dit véhicule.
Agrandissement : Illustration 1