Je n’étais jamais entré chez Ramiro que je connais pourtant depuis longtemps. Mais ce soir, ma femme et moi y sommes invités pour présenter un projet de quartier à une assemblée locale. Dans le jargon administratif cubain, on appelle cela un PDL (projet de développement local). Le nôtre est à vocation écologique et social.
Juste derrière la porte d’entrée, une vaste pièce nous attend dans laquelle le nécessaire pour la réunion est déjà en place. Nous nous asseyons sur de vieilles chaises méritant d’être repeintes, revernies ou débarrassées de leur rouille, mais qui semblent pouvoir résister au poids d’une personne assise. Elles sont disposées classiquement en plusieurs rangées, face à la table recouverte d’une fine nappe en plastique usé et troué, derrière laquelle sont installés le délégué de la circonscription, Ramiro, et la coordinatrice des CDR[1]qui sera la secrétaire aujourd’hui. Elle écrira le rapport à la main sur un grand cahier. Tout devrait bien aller, si aucune coupure d’électricité ne vient compromettre notre rencontre.
Sont donc présents : le délégué, la secrétaire, cinq présidents des CDR, le coordinateur des projets communautaires, le représentant de l’OJC[2] locale, Ramiro, cadre du Parti et ancien chef de la police, et nous, les concepteurs du PDL.
Autour de l’assemblée, accrochés aux murs blafards, les portraits peints et ternis du Che, de Camilo Cienfuegos et de Fidel Castro, ainsi que le fameux texte de ce dernier, Révolution.
Il est clair que rien n’a changé depuis des décennies. On croirait que Batista vient juste d’être vaincu. Ramiro, qui doit avoir passé les 80 ans, reste dans le discours et la logique des débuts, convaincu de l’humanisme du vieux rêve. Malgré sa fonction, j’ai tendance à le croire bien intentionné. Nous avons eu droit à son accolade à notre entrée et il est l’un de nos soutiens depuis longtemps. De tempérament rieur, il ne peut s’empêcher de sourire en faisant de grands discours philosophiques. Ce soir, nous aurons droit à une longue parenthèse sur la civilisation inca, à laquelle, je dois l’avouer, je n’ai pas tout compris (notamment le rapport avec notre projet). Quant à sa salle de réunion, il a dû l’aménager dans les années 1970 et rien, depuis, ne semble avoir bougé. On pourrait presque imaginer un débat animé de l’époque entre des militants jeunes et plongés dans l’euphorie du moment. Il existe encore beaucoup de lieux de ce genre dans le pays. Pourtant, nous sommes en 2025, et l’ambiance n’est plus du tout la même. Ce soir, la majorité est âgée, une minorité est entre deux âges, et la jeunesse n’est représentée que par le membre de l’OJC du secteur, un de ces jeunes dont on se demande d’où ils sortent pour y croire encore, et, surtout, pour n’avoir rien de mieux à faire. Peut-être est-il là comme nous ? Avec l’idée de jouer le jeu pour faire passer quelques mesures modernes ? A l’observer, celui-là a l’air d’être très fier d’appartenir à l’appareil. Pourtant il se déclare motivé par notre projet. A voir.
En résumé, le PDL proposé est le suivant : réhabiliter une vielle maison détruite et son terrain en friches pour en faire un centre culturel, et transformer un autre espace extérieur en parc écologique et pédagogique. Les deux lieux se trouvent non loin de chez nous et plusieurs bénévoles, tant cubains qu’étrangers, n’attendent que l’obtention de l’autorisation pour commencer à y travailler.
C’est le meilleur projet que le quartier n’ait jamais eu ! conclut finalement le délégué, résumant les interventions de l’assemblée qui nous soutient à l’unanimité. Pour nous qui avons appris depuis longtemps, comme tous ici, qu’il ne faut jamais s’enthousiasmer et ne se faire aucune illusion, c’est plutôt une bonne nouvelle. Nous ne savons pas encore que le lendemain, lors d'une réunion plus importante, celle de tout le district, la présidente rejettera la présentation de notre projet de l'ordre du jour.
Car dans ce conseil plus décisif et plus élargi, ne siègent pas seulement des vieux idéalistes de la Révolution qui ne se résolvent pas à voir, des jeunes « derniers des Mohicans » comme ce représentant de la jeunesse, ou des humanistes timbrés, comme nous, espérant des changements pour le pays sans qu’il ne tombe, pour autant, dans l’escarcelle d’une superpuissance. Participent également des gens plus pragmatiques ou plus cyniques, recherchant le pouvoir ou l’argent, en d’autres termes, des autoritaristes, des opportunistes ou des corrompus.
Nous nous frottons à certains depuis quelques années, nos propositions n’allant pas toujours dans le sens de leurs activités. L’aménagement du parc écologique, par exemple, est incompatible avec les quelques débits de boisson (de bière) qui se trouvent actuellement sur l’espace. Ces kiosques attirent une frange désœuvrée de la population, amatrice d’alcool et parfois de délinquance. Ils n’ont pas l’approbation des habitants du quartier qui doivent subir les cris, la musique à plein volume de jour et de nuit, les altercations, les cannettes vides abandonnées par centaines dans la rue, et les chauffeurs de véhicules roulant à toute vitesse pour démontrer leur virilité. Ces kiosques sont installés illégalement, mais bénéficient du soutien de responsables locaux pour des raisons que l'on devine. La population se plaint mais n’agit pas, la peur « d’avoir des ennuis » étant répandue dans le quartier. Quant aux forces de l’ordre, Ramiro le sait bien mais ne se résout pas à user du terme approprié, trop de ses membres répondent à des intérêts inconnus, ou n’ont simplement pas envie de travailler, ce qui peut se comprendre, compte-tenu de l’inadéquation de leurs salaires avec le nouveau coût de la vie.
Nous n’abandonnons pas, sans toutefois nous illusionner. Nous essayons de ne pas être naïfs, de ne pas consacrer trop de temps et d’énergie à l’initiative, et affirmons que nous croirons ce que nous verrons. Mais nous nous prenons parfois à rêver au potentiel de cette zone du littoral qui pourrait être paradisiaque, et à l’intérêt intellectuel, tant pour la population que pour ceux qui veulent s’y investir, d’un projet écologique et social dans un quartier démuni d’activités culturelles dignes de ce nom.
Terminons par cette touche de rêve en précisant que le PDL devra, n’en déplaise à certains, être présenté et inscrit à l’ordre du jour d’un futur conseil, et que nous sommes, au bout du compte, moins seuls qu’il y a quelques temps.
A voir et à suivre...
[1] Comités de Défense de la Révolution. Chaque pâté de maison a son comité et son président.
[2] Organisation des Jeunesses Communistes.