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Billet de blog 22 septembre 2025

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Conversation avec mon menuisier

Pour beaucoup de Cubains, abandonner leur terre n’est pas si simple. Témoignage d’un résident.

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     — Toi qui peux voyager, qu’est-ce que tu fais encore ici ? 
     Mario, le menuisier, vient de m’interroger et je ne sais pas quoi lui répondre. Il fait allusion à la situation que traverse le pays, aux pénuries, au manque de médicaments, à la corruption, aux queues interminables et humiliantes pour accéder aux guichets des administrations, aux prix des aliments inabordables, aux pannes d’électricité incessantes, au désespoir, à la misère croissante, à la vague d’émigration qui touche Cuba... Il pense également à mon passeport français et à la chance que j’ai.   
     Il n’a pas tort. Qu’est-ce que je fais encore là?
     — Tu connais beaucoup de Cubains qui s’en vont sans regretter?
     Ma réaction est spontanée, mais, à en croire son sourire, elle peut servir de réponse. Je ne suis pas cubain, mais Mario n’ignore pas que je tiens l’île des palmiers royaux pour ma terre d’adoption. Quant à ceux qui s’en vont, il sait tellement bien de quoi je parle qu’il a l’air soulagé. Faute de pouvoir partir, il ne se pose pas la question. Mais au fond, il sait qu’il est de ceux qui veulent rester et qui se demandent parfois s’ils ne sont pas fous. Non, il ne l’est pas. Il y a bien ici, et malgré les difficultés, quelque chose qui nous attache.
     Nous sommes assis au fond de l’impasse, entre sa maison et son atelier. Installé avec nous, un voisin ne dit rien mais écoute et se tient prêt à intervenir si l'un de nos commentaires l’inspire. À droite, devant la maison de Mario, son épouse nettoie le petit bar qu’elle a installé à même la rue et sur lequel elle pose ses bouteilles thermos. Elle vend à qui voudra son café à la tasse. À gauche, dans l’atelier au sol de terre, au toit de tôle et bordant le jardin adjacent, j’aperçois, appuyés sur des souches attendant d’être débitées, les tasseaux qui serviront à faire le cadre de ma porte. Je repère également le sac de vis et de charnières que j’ai acheté l’autre jour à Juan le quincailler, celui qui aime tant sa boutique. Elle est son œuvre, il l’a aménagée dans son garage. Il y range scrupuleusement dans de petites boîtes en carton qu’il a dénichées on ne sait où, ses robinets, ses interrupteurs, ses ampoules ou ses vis. Il les vend à l’unité et sans emballage plastique. Juste les quantités nécessaires, ce que désire le client. 
     Quand ma porte sera-t-elle terminée ? Elle ne le sera pas demain. Il est dix heures du matin et Mario attend. Ses scies et ses ponceuses sont à l’arrêt en raison de la coupure d’électricité qui nous affecte depuis cette nuit. 
     — Mes clients vont encore se plaindre ! me dit-il, d’un air rusé et en songeant qu’il aurait dû s’acquitter de ma commande la semaine dernière. 
    Je ne peux pas lui en vouloir. Douze heures de coupure par jour, évidemment, ça retarde le travail. Il plaisante, mais il est bien plus amer que moi. Comment peut-il travailler et gagner sa vie dans ces conditions? 
     — On ne peut pas se plaindre, conclut-il avec une philosophie bien locale. En province c’est encore pire ! 
     Dans le quartier, l’information circule par le bouche-à-oreille : le courant ne va pas revenir avant le milieu d’après-midi. Mais il fait beau et la brise sent bon. Deux rues derrière, il y a la mer. À cet instant présent, nous ne sommes pas si mal. Je pourrais même accepter un café. Assis sur nos chaises de métal rouillées, à l’ombre de l’arbre qui nous surplombe, nous échangerions encore quelques idées. Le voisin assis à côté de moi s’intégrerait à la conversation, et peut-être même d’autres voisins s’ils passaient par là. Comme souvent, nous parlerions des problèmes de la vie quotidienne, mais en intercalant des blagues et sans s’énerver. Ici, le conflit et la colère ne sont pas bien vus.  
     Puis je reprendrais mon vélo pour rentrer chez moi. Ma porte ne serait pas prête. Mais je garderais une certitude : mes visites chez Mario sont bien plus agréables qu’un samedi après-midi au superbrico d’un pays riche, où l’on entasse dans son panier les emballages blisters, où l’on achète même ce dont on n’a pas besoin comme des enfants perdus dans un magasin de jouets, où les caisses électroniques bipent au son des cartes bleues sans contact, et où l’on stationne son véhicule entre deux lignes blanches d’un immense parking. J’ai envie d’affirmer haut et fort que je préfère la menuiserie de Mario, ses chaises rouillées au milieu de l’allée de terre, son toit en tôle, le garage de Juan le quincailler, et mon vélo appuyé contre l’arbre dans l’impasse. J’ai envie de clamer que je n’échangerais pas le café amer de l’épouse de Mario contre un cappuccino au distributeur automatique d’un centre commercial, ou même à la terrasse d’un café branché et prétentieux.  
     Alors, partir ou rester? 
     Pour moi, ce n’est pas si difficile. J’ai résolu le problème. Je fais des va-et-vient entre Cuba et l’étranger. J’ai un passeport français et de quoi payer l’avion. Mon luxe? C’est justement de ne pas être obligé de choisir. Je me soigne et m’habille en France, puis je me réfugie dans mon quartier havanais. 
     Mais si j’étais cubain?
     Partirais-je pour la terre de la médecine qui marche (pour le moment), des hypermarchés, et de la démocratie au service du CAC 40? Probablement. Lassé des difficultés et des absurdités du système cubain, à la recherche d’une vie plus décente, j’opterais pour un exil vers le vide des sociétés occidentales, celles où les économistes décident de tout comme si c’était normal. Comme si l’humain devait se plier aux lois de l’argent et non pas l’inverse. Mais je le ferais avec le déchirement de ceux qui abandonnent l’île. À bien y réfléchir, et Mario, ce jour-là, était d’accord avec moi, je crois qu’il est bien peu de Cubains qui s’en vont sans éprouver ce sentiment confus qu’ils vont perdre quelque chose d’essentiel, quelque chose ayant à voir avec l’humanité. 

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