Le bloc Lenine Trotsky contre Staline
LENINE est mort il y a 100 ans le 21 janvier 1924.
Nous reproduisons ici une fraction d'un long et ancien texte d'Eric Toussaint publié sur ESSF : Fraction allant du "dernier combat de Lénine" (en 1923) à la mort de Lénine en passant par le "bloc Lenine Trotsky contre Staline' et la bureaucratisation.
Lénine et Trotsky face à la bureaucratie – Révolution russe et société de transition
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37007
1) LE DERNIER COMBAT DE LENINE (FIN 1922 - DEBUT 1923) (n 4 dans le texte d'Eric T)
En octobre 1921, Lénine déclarait : « Le prolétariat industriel en raison de la guerre, de la ruine et des destructions terribles, est déclassé... et a cessé d’exister en tant que prolétariat » (Œuvres, tome 33, p.59). Il parle aussi d’un Etat ouvrier avec des déformations bureaucratiques prononcées et déclare notamment au 11e congrès du parti bolchévique (1922) : « Si nous considérons la machine bureaucratique, qui donc mène et qui est mené ? Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. A vrai dire, ce ne sont pas eux qui mènent. C’est eux qui sont menés » (Œuvres, tome 33, p.293).
Qui dirige donc cette machine bureaucratique ? C’est la masse des fonctionnaires qui en grande partie provient de l’ancien appareil d’Etat tsariste détruit. Le pouvoir soviétique a dû garder toute une série de spécialistes et même d’employés de bureau du tsarisme. Il y a des chiffres stupéfiants au niveau de la proportion des fonctionnaires tsaristes dans des parties du nouvel appareil d’Etat.
Lénine commande à Staline une étude sur cette situation. Cela donne les résultats suivants : pour la région de Viatka, sur 4766 fonctionnaires permanents, il y en a 4430 qui étaient déjà là sous le tsarisme. C’est naturellement une masse de fonctionnaires difficiles à guider d’un point de vue communiste.
Fin 1922, début 1923, Lénine se lance dans une bataille terrible sur cette question. Dans une série de textes destinés au comité central et à tout le parti, dans des articles publiés dans la Pravda, il propose des solutions radicales pour sortir « du marais bureaucratique dans lequel s’est enlisée la révolution ».
4.1. Le parti : garde-fou antibureaucratique
D’abord il considère que le garde-fou contre les déformations bureaucratiques, c’est le parti bolchévique. Il faut donc prémunir le parti contre les déformations et il mentionne dans une partie de son « testament », écrit fin 1922 début 1923, qu’il faut absolument élargir le comité central. Celui-ci devrait doubler en y faisant entrer quelques dizaines d’ouvriers de la production.
Lénine précise que ceux-ci ne doivent pas être passés par l’appareil des soviets (lui-même bureaucratisé), ni avoir quitté la production depuis un certain temps.
Un certain nombre de paysans « simples » doivent aussi être inclus. Il faut des ouvriers de la production, des communistes de la production.
4.2. L’inspection ouvrière : à réformer car bureaucratisée
Deuxièmement, Lénine observe que le gouvernement et le parti ont commencé à faire double emploi ; il considère que ceux-ci tournent bien souvent à vide et il veut dès lors une réforme profonde du système de direction du pays permettant mieux de préciser la frontière entre parti et gouvernement par l’établissement de responsabilités précises et la mise en place de meilleurs organes de contrôle des appareils. Lénine déclare qu’il faut réformer complètement l’Inspection Ouvrière et Paysanne ainsi que la Commission Centrale de Contrôle. Deux ans auparavant en 1920, on avait créé cette institution soviétique afin d’enquêter sur toutes les déformations bureaucratiques. Tout citoyen soviétique devait pouvoir porter plainte auprès de cette institution, y compris contre tout responsable soviétique, jusqu’au plus haut rang. Lénine constate, fin 1922, que cette institution de 12.000 fonctionnaires dirigée par Staline, est devenue un organe parfaitement bureaucratique ; c’est un rouage qui s’ajoute à l’appareil bureaucratique, il faut donc absolument réformer l’Inspection car celle-ci ne sert absolument pas aux fins auxquelles elle est destinée.
4.3. Lénine attaque Staline pour son rôle funeste dans la question nationale
Le troisième point de la réflexion de Lénine concerne la question des nationalités, l’empire tsariste ayant « intégré » de force toute une série de nationalités opprimées. Sans entrer dans les détails sur ce point, il faut signaler que Lénine met l’accent non seulement sur l’obtention de l’égalité des droits pour les nations opprimées, tels les Ukrainiens, les Géorgiens, les Tadjiks, les Ouzbeks, les Turkhmènes, les Arméniens, etc. mais aussi sur la garantie d’une situation qui leur permette de se hausser au même niveau que la nation russe traditionnellement dominante. Il considère indispensable que les différentes nations opprimées puissent développer leur propre culture et communiquer dans leur langue avec l’autorité centrale de Moscou. Dans ce cadre, il fallait mettre en place une Fédération de Républiques soviétiques, et non pas une seule république multinationale. Le responsable de la question nationale au sein du parti et de l’Etat est Joseph Staline. Lénine l’affronte à partir de la question géorgienne. Staline était entré en conflit avec la direction bolchévique géorgienne qui réclamait une autonomie relative pour mener à bien la politique communiste en Géorgie. Staline, lui-même géorgien, envoya un de ses « représentants », Ordjonikidze, pour aller mettre au pas la direction géorgienne. La méthode employée fut particulièrement brutale puisque Ordjonikidze en vint à frapper un dirigeant communiste géorgien au cours d’une réunion de direction. Quand Lénine apprend cela, il envoie une lettre à la direction communiste géorgienne dans laquelle il se déclare totalement solidaire de celle-ci et décide de s’occuper à fond de la question. Il rédige un texte qui est une véritable dénonciation des méthodes de Staline qu’il désigne par le terme de « Grand-Russe Chauvin ».
Les 30 et 31 décembre 1922, Lénine dicte le texte suivant : « Un rôle fatal a été joué par la hâte de Staline dans son zèle d’administrateur... l’internationalisme du côté de la nation dite grande (encore qu’elle ne soit grande simplement comme l’est l’argousin), doit consister non seulement dans le respect de l’égalité formelle des nations, mais encore dans l’effort vers une égalité (réelle) compensant... l’inégalité qui se manifeste pratiquement dans la vie... Le Géorgien (= J. Staline, N.D.L.R.) qui considère avec dédain ce côté de l’affaire, qui lance dédaigneusement des accusations de « social-nationalisme » (alors qu’il est lui-même non seulement un vrai, un authentique social-nationaliste, mais encore un brutal argousin grand’ Russe), ce Géorgien-là porte en réalité atteinte à la solidarité prolétarienne de classe... » (Lénine : Œuvres, tome 36, p.621, 622, Edition de Moscou).
4.4. La composition de la direction
Quatrième point, Lénine décide de se prononcer sur la composition du bureau politique. Cela semble à première vue un peu bizarre que le dirigeant principal du parti s’adresse au comité central et à tout le congrès du parti pour dire ce qu’il pense d’autres membres de la direction et pour distribuer ce qui semble être des bons et des mauvais points. Naturellement ce qui est enjeu, c’est en partie l’avenir du parti après la disparition de Lénine. Celui-ci est extrêmement malade depuis plusieurs mois ; alité, il écrit ce que l’on appellera bientôt, son « testament ». Il craint une scission dans le parti au cas où il disparaîtrait. Considérant que le parti est le dernier garde-fou contre les dangers de déformations bureaucratiques de l’Etat, que la direction du parti est un point vital, Lénine désire donc se prononcer sur la question de la composition du bureau politique. C’est pourquoi il porte un jugement sur les personnes qui le composent et dit notamment que Staline doit être écarté du poste de Secrétaire Général du parti. Il justifie sa position en fustigeant son comportement brutal, encore tolérable sur le plan personnel, mais intolérable quand il s’agit de quelqu’un qui occupe de telles fonctions. Par ailleurs, il met en valeur Trotsky, « Il est incontestablement l’homme le plus capable de l’actuel Comité Central » (Lénine, t.36, p.345, traduit du russe par Moshé Lewin, Le dernier combat de Lénine, p.88 ) bien que celui-ci, dit-il, pêche par une vision administrative des choses. Ce type de travers de Trotsky, ajoute-t-il, a été démontré dans des débats antérieurs concernant les syndicats et la militarisation du travail.
4.5. Développement des coopératives et révolution culturelle dans les campagnes
Cinquième point, Lénine se prononce pour la mise en place et le développement d’un système de coopératives agricoles dans lesquelles les paysans entreraient volontairement et feraient l’expérience d’un système de relations sociales les mettant sur la voie du socialisme. (« A proprement parler, il nous reste seulement à rendre notre population assez « civilisée » pour comprendre tous les avantages qu’offre un ralliement généralisé aux coopératives qu’il nous faut à présent pour passer au socialisme », t.45, p370).
Pour Lénine, le système coopératif à généraliser est celui qui permet aux paysans de commercialiser leur production en commun. Il ne s’agit donc pas encore de passer à des coopératives de production collective. Lénine englobe dans cette démarche le lancement d’une « révolution culturelle » dans les campagnes arriérées de manière à augmenter leur niveau culturel en évitant soigneusement d’y faire une propagande schématique et dogmatique pour le communisme. Ce n’était pas la tâche de l’heure car les conditions matérielles et culturelles minimales n’y étaient pas réunies (« Cela ne doit aucunement être pris en ce sens que nous devrions tout de suite porter dans les campagnes des idées communistes pures et simples. Tant que nous n’avons pas de base matérielle pour le communisme au village, ce serait, peut-on dire, faire œuvre nuisible, œuvre néfaste pour le communisme ».(Lénine, t.45, p.387 ). Lénine se prononce pour la combinaison, d’une part, de la propagation des idées soviétiques dans les campagnes via des groupes d’ouvriers volontaires, vaccinés contre un comportement paternaliste et bureaucratique et, d’autre part, par la revalorisation des conditions d’existence et de travail des instituteurs de village.
2 . LIMITES DE LA POSITION DE LENINE (5 dans texte ET)
Au sein de la direction bolchévique, Lénine perçoit donc avec grande acuité les dangers de déformations bureaucratiques et décide de les combattre. Toutefois, certaines limites se posent à sa réflexion. Pour lui, la bureaucratie est l’héritage du passé tsariste (c’est en partie physiquement vrai). Il ajoute que si l’on était passé par le capitalisme développé, ce problème n’existerait pas.
Lénine conçoit la bureaucratie surtout comme le legs de l’héritage tsariste alors qu’elle est aussi le produit de la société de transition telle qu’elle est après la destruction de l’appareil tsariste. La bureaucratie occupe une fonction dans l’Etat ouvrier. Pour l’illustrer, reprenons une image utilisée plus tard par Trotsky : si lors d’une pénurie, une file s’allonge devant un magasin, on aura besoin d’un gendarme pour l’ordonner et celui-ci, bien souvent, se sert le premier...
La deuxième limite de la position de Lénine concerne le parti. II a toujours été favorable à un débat extrêmement vivant et démocratique à l’intérieur et à l’extérieur du parti. Les batailles politiques entre les militants du parti se déroulent y compris à travers la presse. Cela est vrai aussi en 1918. Non seulement il y a débat dans la presse officielle du parti, la Pravda, mais on laisse même Boukharine, dirigeant bolchévique, créer avec d’autres responsables (Préobrajensky, etc.) son propre organe de presse fractionnel. Il était de tradition dans le parti bolchévique de considérer qu’il fallait débattre à fond, mais qu’une fois la décision prise, elle devait être appliquée dans l’unité.
Le problème, c’est qu’en 1921, Lénine « tourne » sur le mode de discussion dans le parti. Précisément au 10e Congrès du parti, il y a un débat très dur qui met en présence la direction du parti et la tendance « Opposition ouvrière ». Cette dernière est minoritaire, composée de 60 délégués parmi 690 au total. Avant 10e congrès, l’Opposition ouvrière a pu diffuser à 250.000 exemplaires sa plate-forme dans la Pravda et dans une autre brochure, ce qui montre bien que le caractère démocratique du débat reste important.
Mais au dernier jour, alors que plusieurs centaines de délégués ont déjà pris le chemin du retour vers leur province, Lénine dépose la motion suivante : « Dès aujourd’hui, suppression du droit de tendance et de fraction dans le parti ; étant donné que l’Opposition ouvrière est minoritaire et que ses positions représentent un danger pour l’Etat ouvrier, toute propagation de ses positions, à l’intérieur du parti, entraînera l’exclusion de ses membres ». Il ajoute que deux dirigeants de l’Opposition ouvrière doivent être membres du comité central.
Ce texte de Lénine, adopté avec 30 voix d’opposition seulement, ne mentionne pas que la suppression du droit de fraction et de tendance, est temporaire. Ce texte comprend en plus une disposition secrète qui interdit également les groupes, il sera utilisé par la suite par la fraction Staline pour un délai indéfini.
3 . Comment expliquer une telle attitude de Lénine ? (6)
Il considère que la tension extrême qui se développe dans le pays - pendant le congrès se déroule le soulèvement de Kronstad - nécessite une limitation de la démocratie interne du parti afin que celui-ci fasse bloc. Sans doute Lénine conçoit-il ce changement comme limité dans le temps, mais il n’a pas la prudence de le préciser noir sur blanc. Cette erreur aura des conséquences terribles deux ans plus tard quand la fraction stalinienne se servira du texte du 10e congrès pour condamner l’Opposition de 1923 et consolider ainsi son pouvoir sur le parti.
Trotsky reviendra plus tard sur cette question avec le commentaire suivant :
« Le Parti bolchévique a, il est vrai, interdit les fractions au 10e congrès (mars 1921), à un moment de danger mortel. On peut discuter sur la question de savoir si cela fut juste ou non. Le cours ultérieur de l’évolution a montré en tout cas que cette interdiction a été l’un des points de départ de la dégénérescence du parti. La bureaucratie s’est empressée de faire de cette idée de « fraction » » un épouvantail pour ne pas permettre au parti de penser ou de respirer. C’est ainsi que s’est formé le régime totalitaire qui a tué le bolchévisme » » (in Le Trotskysme et le PSOP, 25/07/1939. Œuvres, tome 21, page 272).
La troisième limite de Lénine, c’est la réponse qu’il donne au problème du pluripartisme dans la transition au socialisme. Alors que dans les premiers mois qui suivent la prise du pouvoir, Lénine et la direction bolchévique mettent en pratique une politique et développent des conceptions qui impliquent le respect du pluripartisme (les bolchéviks ont formé une alliance gouvernementale avec les Socialistes Révolutionnaires de gauche fin 1917 - début 1918), leur attitude s’infléchit progressivement dans le courant de l’année 1918 et, dans les années qui suivent, tous les partis d’opposition sont progressivement interdits, voire réprimés. L’interdiction des partis d’opposition a entraîné une limitation très forte de la vie démocratique en U.R.S.S.
4. UN BLOC LENINE - TROTSKY CONTRE STALINE ? (7)
Fin 1922, début 1923, Lénine propose un bloc à Trotsky dans la bataille concernant les événements de Géorgie et sur la question nationale en général.
Cette proposition de bloc fait suite au rapprochement manifeste qui s’est opéré à cette époque entre Lénine et Trotsky. En effet, fin 1922, Lénine avait manifesté à plusieurs reprises au sein du BP et par des lettres au CC son accord avec Trotsky sur les questions clés en discussion.
C’est ainsi qu’il mena bataille avec Trotsky contre les dirigeants bolchéviques – dont Staline – qui voulaient mettre fin au monopole de l’Etat ouvrier soviétique sur le commerce extérieur. A la même époque, il se déclara d’accord avec les positions de Trotsky concernant la tactique que l’Internationale communiste devait adopter pour gagner la majorité dans la classe ouvrière. Cela s’articule avec d’autres éléments, puisque Lénine veut proposer, au même congrès, l’élargissement du comité central [3], la réforme de l’Inspection ouvrière et Paysanne et l’éviction de Staline.
En décembre 1922, quand Lénine propose à Trotsky un bloc contre la bureaucratie, celui-ci répond que le combat contre la bureaucratie devrait commencer par l’élimination de ce mal au sein du parti et notamment dans ses instances suprêmes. Lénine allait par la suite accepter cette proposition en chargeant Trotsky de mener la bataille pour lui au 12econgrès et en déclarant dans son Testament qu’il fallait démettre Staline de sa fonction de secrétaire général.
Cette dernière proposition n’était connue que par les membres du BP et quelques proches collaborateurs de Lénine et de Trotsky. Quelques mois plus tard, Lénine, paralysé, ne peut être présent au 12e congrès. Trotsky ne mène pas la bataille que Lénine lui a proposée.
Ce sont d’autres dirigeants bolchéviques, Rakovsky et Boukharine qui mènent bataille sur la question des nationalités. Et la lutte contre les déformations bureaucratiques est prise en main par Préobrajensky, dirigeant qui a été l’un des trois secrétaires du parti bolchévique.
A l’occasion de la préparation du 12e congrès se constitue au sein du Bureau Politique une alliance fractionnelle entre Staline, Zinoviev et Kamenev, la fameuse Troïka. Celle-ci se réunit en secret régulièrement avant les séances du bureau politique afin de mettre en minorité Trotsky de plus en plus souvent.
Préobrajensky est le premier dirigeant bolchévique à dénoncer publiquement au congrès l’existence de la Troïka.
Lors de la préparation du 12e congrès du printemps 1923, Staline voulait amadouer Trotsky. Se sentant menacé par le bloc proposé par Lénine à Trotsky, il avait proposé au BP que Trotsky fasse le rapport central en lieu et place de Lénine absent. Trotsky refuse. Considérant que Lénine ne peut être remplacé, il propose qu’il n’y ait pas de rapport central. Trotsky se charge du rapport sur l’industrie.
Trotsky pense qu’il est possible via une politique économique adéquate de recréer les conditions matérielles permettant d’une part, au prolétariat industriel de retrouver toute sa vitalité et, d’autre part, d’assurer la « soudure » entre les villes et la campagne. Au 12econgrès, Trotsky met donc l’accent sur les transformations économiques, alors que Lénine, s’il avait été présent, aurait certainement porté à juste titre toute son attention sur une série de mesures politiques – dont l’éviction de Staline du poste de secrétaire général – permettant au parti de commencer à affronter la déformation bureaucratique.
Après coup, Trotsky portera le jugement suivant sur ce qu’aurait pu donner le bloc avec Lénine ou, en l’absence de ce dernier, une bataille menée en son nom :
« Notre action commune contre le comité central, si elle avait eu lieu au début de l’année 1923, nous aurait assuré certainement la victoire. Bien plus. Si j’avais agi à la veille du 12econgrès dans l’esprit du « bloc » Lénine-Trotsky contre la bureaucratie stalinienne, je ne doute pas que j’aurais remporté la victoire, même sans l’assistance directe de Lénine dans la lutte. Dans quelle mesure aurait-elle été durable, c’est une autre question ».
Il poursuit en déclarant notamment que s’il avait mené le combat voulu par Lénine : « Mon action pouvait être comprise, ou plus exactement, représentée comme une lutte personnelle pour prendre la place de Lénine dans le parti et dans l’Etat. Je ne pouvais songer à cela sans frémir. J’estimais que cela pourrait causer dans nos rangs une démoralisation qu’il aurait fallu ensuite payer cher, même en cas de victoire. » (Ma vie, p 554-555)
Au Congrès de mars 1923, Trotsky déclare dans son discours, qu’il se trouve dans la ligne du bureau politique, par là, il se démarque des interventions de l’opposition. Trotsky emploie des formules fortes sur la dictature du prolétariat et sur le rôle du parti bolchévique : « Nous nous sommes battus unanimement en 1917 pour la dictature du parti, nous nous battrons aujourd’hui contre toute tentative visant à retirer le monopole de la direction à tous les niveaux » (in Trotsky, La Lutte antibureaucratique en URSS, t.1, p.77, 10/18).
Cette formule avait été adoptée par Lénine lui-même en 1922. Même si pour Trotsky et Lénine, elle n’a pas la même signification que pour Staline (qui reprendra cette analyse à son profit avec appui de Zinoviev en 1924-25), cette formule donne une mauvaise éducation au parti et est dangereuse dans la mesure où, s’il est vrai que le parti constitue l’avant-garde du prolétariat allié à la paysannerie, il n’en demeure pas moins que le pouvoir mis en place à partir d’Octobre 1917 était exercé par les conseils ouvriers et paysans au sein desquels le parti bolchévique était devenu majoritaire. Un des effets terribles de la guerre civile qui suit octobre 1917, c’est la baisse d’activité des soviets (non voulue par les bolchéviks) et le transfert du pouvoir au parti. La formule employée par Trotsky (et Lénine un peu auparavant) ne mettait pas suffisamment l’accent sur le fait que l’exercice du pouvoir par le parti était un avatar de la guerre civile et pas d’Octobre 1917.
5. TROTSKY PASSE A L’OFFENSIVE CONTRE LA BUREAUCRATISATION DU PARTI (automne 1923) (8)
Après le Congrès de mars 1923, l’opposition dans le parti bolchévique reprend vigueur, toujours en l’absence de Lénine qui est malade.
En juillet-août-septembre 1923, des grèves ont lieu et l’agitation monte à l’intérieur du Parti bolchévique. Elle est menée notamment par des membres des anciennes Opposition ouvrière et Centralisme démocratique (les dits décistes), par le Groupe ouvrier et la Vérité ouvrière. Cela amène Djerzinsky – chef du GPU (devenu par la suite KGB) –, que Lénine avait proposé en vain de sanctionner pour son rôle funeste dans l’affaire géorgienne, à proposer au CC, en septembre de pouvoir intervenir à l’encontre des membres du parti qui se rendraient coupables de lutter dans le parti contre la ligne de la direction. Trotsky décide d’entamer la bataille et adresse le 8 octobre 23 une longue lettre au CC dans laquelle il déclare que la proposition de Djerzinsky reflète à quel point la situation s’est détériorée dans le parti et il précise : « Beaucoup, beaucoup de membres du parti, si pas la plupart, ont été alarmés par les méthodes et les procédés utilisés dans la préparation du 12e congrès. » Il continue en déclarant qu’on n’a pas appliqué les propositions économiques qu’il avait mises en avant à ce congrès et qui avaient été adoptées. Il en explique les conséquences : un profond mécontentement des paysans qui a affecté ensuite les ouvriers, ce qui alimente le développement des groupes d’opposition.
Trotsky met ensuite en cause le fonctionnement du parti en dénonçant le bureau d’organisation dirigé par Staline : « Quand les décisions sur les désignations, les démissions et les transferts sont prises, les membres du parti sont évalués avant tout du point de vue de l’appui qu’ils peuvent apporter ou non au maintien du régime interne du parti qui est réalisé, secrètement et non officiellement mais très efficacement, par le bureau d’organisation et le secrétariat du Comité Central. » (...) « La bureaucratisation de l’appareil du parti a atteint des proportions inouïes par l’application de la sélection des secrétaires » (...) « Il s’est créé une très large couche de fonctionnaires du parti, appartenant à l’appareil de l’Etat ou du parti, qui ont renoncé totalement à l’idée d’avoir des opinions personnelles ou du moins de les exprimer, comme s’ils croyaient que la hiérarchie du secrétariat est l’outil adéquat pour définir les opinions du parti et prendre les décisions. En dessous de cette couche qui s’abstient d’avoir des opinions personnelles, il y a la grande couche de la masse du parti à laquelle chaque décision arrive sous forme d’appel ou de commandement. A l’intérieur de cette base du parti, il y a un extraordinaire degré de mécontentement, dans certains cas légitime, dans d’autres, provoqué par des facteurs accidentels. Ce mécontentement n’est pas apaisé au travers
d’un échange ouvert d’opinions lors des réunions du parti (dans l’élection des comités de parts, des secrétaires » etc...), au contraire, il continue à se développer en secret et parfois, conduit à des abcès internes ».
Trotsky propose ce qui sera appelé un peu plus tard un « Cours nouveau » pour le parti : « La démocratie dans le parti doit jouir de la place qui lui revient afin de prévenir le parti de la menace d’ossification et de dégénérescence. Le militant de base du parti doit exprimer ses insatisfactions dans le cadre des principes du parti et en tant que membre responsable du parti ».
Il en vient alors à annoncer qu’il exprimera dorénavant ses divergences à l’extérieur du Comité Central : « Les membres du CC et de la Commission centrale de contrôle savent que, tout en combattant résolument et sans équivoque la politique erronée, j’ai délibérément évité de soumettre la lutte à l’intérieur du Comité Central au jugement d’une couche même étroite de camarades. (...) Je suis forcé de constater que mes efforts de ces derniers 18 mois n’ont produit aucun résultat. (...) Je pense qu’il n’est pas seulement de mon droit mais de mon devoir de faire connaître la situation réelle à tout membre du parti que je considère être suffisamment préparé, mûr, et faisant preuve de retenue, en conséquence capable d’aider le parti à trouver une voie pour sortir de cette impasse sans convulsions fractionnelles et sans soulèvements ». (Trotsky, 8.10.1923)
Trotsky prend ainsi l’initiative de lancer une bataille offensive contre la bureaucratie à l’intérieur du parti et décide de la mener avec d’autres cadres du parti. Simultanément, il opère une autocritique qui n’était pas tactique et à laquelle pas mal de ses biographes n’ont pas accordé l’importance qu’elle devait certainement avoir dans l’esprit de son auteur : il déclare que l’attitude qu’il a adoptée pendant 18 mois au sein du parti n’a produit aucun résultat (voir citation plus haut).
6. Quels sont les facteurs qui poussent Trotsky à changer d’attitude ? (9)
Premièrement, l’ampleur du mécontentement ouvrier (nombreuses grèves) et la gravité des mesures répressives qui s’est traduite par l’emprisonnement de centaines de militants, dont certains ont été exclus du parti bolchévique quelques mois auparavant.
Deuxièmement, l’espoir de voir triompher la révolution allemande tant attendue. Une insurrection est planifiée en Allemagne pour la fin octobre 1923 et, si le bloc Staline- Kaménev-Zinoviev s’est vigoureusement opposé à la demande de la direction communiste allemande d’envoyer Trotsky sur le terrain, il n’en demeure pas moins que les deux envoyés soviétiques Radek et Piatakov, lui sont très proches. Trotsky espère qu’une victoire allemande permettra une relance solide de l’enthousiasme révolutionnaire de la jeunesse et de la classe ouvrière soviétiques, conditions nécessaires à un profond changement de cours du régime du parti bolchévique.
Une semaine après la lettre de Trotsky, un texte confidentiel signé par 46 des plus importants cadres bolchéviques parmi lesquels Préobrajensky, ex-secrétaire du parti, Piatakov, un des éléments les plus prometteurs selon le Testament de Lénine, Antonov Ovséenko, un des organisateurs de l’insurrection de 1917,... est envoyé au BP. Nombre de ces signataires ont été, dans le passé récent, étroitement associés à Trotsky, d’autres ont fait partie de l’ancienne opposition déciste. Les 46, auxquels on peut ajouter 3 dirigeants soviétiques en mission à l’étranger, Rakovsky, vieux bolchevik, dirigeant de la république ukrainienne, Radek, dirigeant de l’Internationale Communiste et Krestinsky, ex-secrétaire du parti, demandent la convocation d’une conférence extraordinaire du Comité Central élargie aux « ouvriers les plus importants et les plus actifs du parti ». Les 46 mettent en cause la majorité du BP pour sa politique économi¬que désastreuse et pour le régime bureaucratique imposé au parti.
7. LE DEBAT SUR LE COURS NOUVEAU (déc. 1923 - jan. 1924) (10)
La réponse commune de la troïka Staline-Kaménev-Zinoviev prend deux formes : une condamnation violente de la lettre de Trotsky et de celle des « 46 », combinée à une ouverture. Celle-ci s’exprime par le lancement d’un débat public via la Pravda visant à permettre l’application de la démocratie ouvrière dans le parti. Côté bâton : à l’intérieur des instances du parti, Trotsky est accusé de « vouloir exercer une dictature personnelle sur le plan militaire et économique » et ses divergences passées avec Lénine sont mentionnées de manière falsifiées.
Les 46 sont condamnés par le CC élargi le 25 octobre 1923 comme ayant constitué une fraction (interdite depuis le 10e congrès).
Dans une nouvelle lettre au CC, Trotsky réplique durement aux critiques qui lui sont adressées montrant le rapprochement qui s’est opéré entre Lénine et lui fin 1922 début 1923. Côté carotte : comme dit précédemment, ouverture d’un débat public comme soupape de sécurité au mécontentement dans le parti. Ce débat entraîne une recrudescence de l’intérêt de la base du parti pour les discussions. L’attente est grande : en témoigne le fait qu’en novembre-décembre 1923, la diffusion de la Pravda, dans laquelle paraît une large tribune de discussion quotidienne, double. En public, il n’est fait mention ni de la lettre de Trotsky au CC, ni de celle des 46. Cela donne l’impression fausse que le BP a pris l’initiative du débat sur la démocratie ouvrière au sein du parti sans avoir été mis sous pression. En fait la Troïka ouvre le débat pour le canaliser.
Fin novembre, le débat se radicalise : Préobrajensky dans la Pravda du 28 novembre 1923, exprime les critiques des 46. D’autre part, dans les assemblées de base du parti à Moscou, l’opposition gagne une large audience.
La discussion de novembre-décembre 1923 trouve un très large écho dans la presse du parti (ce sera la dernière fois avant la nuit stalinienne). Jusqu’à la mi-décembre 1923, le lecteur soviétique peut prendre connaissance dans la Pravda du contenu exact des discussions se déroulant dans les assemblées moscovites du parti. Les interventions des porte-paroles de l’opposition et les articles de Trotsky sont reproduites in extenso au même titre que les positions de la Troïka et de ses partisans. Les choses changent à partir du 11 décembre 23 : dans le compte-rendu d’une assemblée qui s’est déroulée à Petrograd, seules les interventions de la Troïka sont reproduites. Celle-ci a obtenu la mise au pas de la Pravda [4], et les deux jeunes responsables de la rubrique de discussion démissionnent en signe de protestation. Par la suite, d’autres articles de Trotsky venant compléter sa série Cours Nouveau, sont publiés mais flanqués d’articles qui lui sont virulemment opposés et qui représentent le point de vue de la Troïka sans nécessairement être signés. Début janvier 1924, Trotsky, Radek et Piatakov protestent vigoureusement contre ce changement qui traduit le raidissement de la Troïka. Celle-ci a pris, d’une part, la mesure de l’importante audience acquise par, l’opposition même si celle-ci n’a les moyens d’intervenir en force qu’à Moscou et, d’autre part, elle se rend compte du danger que représente pour elle l’attitude de Trotsky, danger qui pourrait monter d’un cran si celui-ci opérait publiquement la jonction avec les 46.
C’est pourquoi jusqu’au 11 décembre 1923, la Troïka a tout fait pour éviter cette jonction. On peut assez facilement, en se basant sur la Pravda, retracer l’évolution de l’attitude des protagonistes du débat. Le 3 décembre 1923, Staline, prenant la parole dans un quartier ouvrier moscovite, déclare qu’il faut mener la lutte contre la bureaucratie au sein du parti. Pour couper l’herbe sous les pieds de Trotsky et des 46, il insiste notamment sur la nécessité de mettre fin aux nominations par en haut et d’en revenir au principe électif. En parlant ainsi, il rompt avec la position qu’il a prise au 12e congrès du printemps 1923 où il disait qu’à côté de l’appareil d’Etat déformé bureaucratiquement, le Parti restait sain. Par ailleurs, il affirme qu’il y a identité de vue entre Trotsky et le reste du BP ; il dirige son tir contre les 46.
Le 5 décembre 1923, le bureau politique adopte un texte rédigé par Trotsky (avec Boukharine, semble-t-il) et amendé par Staline et Kaménev, dans lequel la direction annonce la nécessité d’un cours nouveau afin de changer le régime intérieur du parti. Staline a particulièrement insisté pour qu’un tel texte soit adopté et il a été d’accord de reprendre à son compte une série de points que Trotsky développe depuis octobre 1923. Staline considère qu’avec l’adoption de ce document publié le surlendemain dans la Pravda, il a réussi à dissocier Trotsky des 46 et à apparaître comme chevauchant le mouvement pour le Cours Nouveau.
Trotsky, quant à lui, y voit une victoire des partisans du changement. Néanmoins, pour vérifier la fiabilité de l’accord intervenu avec la Troïka, il adresse le 8 décembre à une assemblée du parti à Moscou une lettre dans laquelle il exprime sa vision du texte du BP. Cette lettre publiée le 11 décembre fait l’effet d’une bombe car elle met en évidence le danger de voir les bureaucrates faire mine d’accepter le changement pour mieux l’empêcher : « Et maintenant les bureaucrates sont prêts formellement à « prendre acte » du « Cours Nouveau », c’est-à-dire pratiquement à l’enterrer ».
Il s’en prend ainsi implicitement à Staline qui déclarait le 3 décembre que le Cours Nouveau tient largement à une question de pédagogie nouvelle. Trotsky, considère au contraire qu’ « Il faut aborder la question, non pas du point de vue pédagogique, mais du point de vue politique. On ne saurait faire dépendre l’application de la démocratie ouvrière du degré de « préparation » des membres du parti à cette démocratie. Notre Parti est un parti. Nous pouvons présenter des exigences rigoureuses à ceux qui veulent y entrer et y rester ; mais une fois qu’on est membre, on participe par là même à toute son action ». Il ajoute : « Il est nécessaire de régénérer et de renouveler l’appareil du parti et de lui faire sentir qu’il n’est que l’exécuteur de la volonté de la collectivité ». Il présente la résolution du 5 décembre comme une rupture avec le passé récent tandis que la Troïka tient à la présenter comme la conséquence logique des décisions du CC d’octobre 1923. Ce qui va surtout faire l’objet d’une polémique très dure, c’est que Trotsky déclare dans sa lettre qu’il y a un danger de dégénérescence de la vieille garde bolchévique qui pourrait connaître une évolution comparable à celle de la direction de la II Internationale à la veille de la première guerre mondiale.
Dans les jours qui suivent l’adoption par le BP de la résolution du 5 décembre, plusieurs assemblées générales de quartier se tiennent à Moscou. Trotsky ne peut y être présent car il est très malade depuis fin octobre (les réunions du BP doivent d’ailleurs se tenir dans son appartement du Kremlin). Les porte-paroles des 46 qui assistent à ces assemblées appuient la résolution du 5 décembre ainsi que les points clés de la lettre de Trotsky. L’opposition réussit à gagner une très large majorité dans une série d’assemblées larges tenues à Moscou. A l’une d’elle, Kamenev parlant pour le CC n’obtient que 6 voix face à une écrasante majorité favorable à Préobrajensky. 2/3 des cellules bolchéviques dans l’Armée rouge à Moscou votent pour l’opposition. Une grande partie des dirigeants des Jeunesses communistes ainsi que les cellules des Ecoles supérieures, constituées essentiellement de jeunes ouvriers boursiers, soutiennent également l’opposition. Dans les cellules d’usine moscovite, l’opposition fut par contre minoritaire. 67 cellules la soutinrent sur un total de 346 (on ne connaît pas le % qu’obtint l’opposition dans les cellules où elle fut minoritaire). Comme le remarque l’historien E.H.Carr : « L’échec de l’opposition dans le prolétariat révélait la faiblesse non seulement de l’opposition mais aussi, celle du prolétariat lui-même » (in « Interregno » p 327). De fait, en 1923, le prolétariat soviétique n’est plus que l’ombre de ce qu’il avait été lors de la prise du pouvoir en 1917.
Au total, l’opposition obtint 36% des voix dans les organes de base du parti à Moscou. C’est un chiffre impressionnant quand on tient compte du fait que la Troïka se
déclarait elle-même favorable au Cours Nouveau tout en attaquant virulemment l’opposition pour son caractère fractionnel et quand on sait que les partisans de celle-ci se savaient menacés de mesure d’écartement si pas d’exclusion. La Troïka ne se contenta d’ailleurs pas longtemps de menaces : Antonov-Ovseenko, responsable politique de l’Armée rouge et oppositionnel sera destitué et 15 dirigeants des Jeunesses Communistes connaîtront le même sort ou seront envoyés en province. Quelques mois plus tard, une vague d’exclusions frappera d’autres membres et partisans de l’opposition.
Quand la 13e Conférence du Parti se tint à la mi-janvier, la Troïka se trouva assurée d’une majorité écrasante. Elle avait gardé la haute main sur les organisations provinciales sauf à Riazan, Penza, Kaluga, Simbirsk et Cheliabinsk où l’opposition remporta la majorité grâce à la présence de cadres oppositionnels qui, écartés de Moscou, y avaient été relégués quelques mois auparavant.
8. QUEL BILAN DE LA DISCUSSION SUR LE « COURS NOUVEAU » ? (11)
Premièrement, le système de contrôle du parti par la bureaucratie s’est révélé très efficace, il a été secoué en cours de discussion mais a résisté.
Deuxièmement, la vague de reflux au sein du parti, un moment contrecarrée par la perspective d’une victoire en Allemagne - et dans une moindre mesure par l’ouverture du débat en novembre 1923- est restée très forte.
Troisièmement, les positions de Trotsky et des 46 convergeaient largement tant sur le plan du changement à apporter au régime intérieur du parti que sur le plan économique. Le caractère limité de cette étude ne permet pas de présenter de manière détaillée les propositions économiques de l’opposition. Il faut néanmoins considérer que tant Trotsky que Préobrajensky et Piatakov mettent l’accent sur la nécessité de développer de manière planifiée l’industrie étatisée dans le cadre de la NEP. Cela correspondait à une préoccupation de Trotsky exprimée dès l’année 1922 et avec laquelle Lénine avait finalement exprimé très clairement son accord (voir tome 45 de ses œuvres à propos du Gosplan). Trotsky, Préobrajensky et Piatakov soulignaient qu’en l’absence d’un tel développement planifié, la NEP allait produire des effets de plus en plus pervers, ce que niaient la troïka et Boukharine. Il est clair que si la ligne de l’opposition avait été adoptée par le parti, cela aurait permis d’éviter la catastrophe économique de la fin des années 1920.
La bataille menée par Trotsky et les 46 constitue la première offensive publique concertée d’un membre du Bureau Politique et d’une série impressionnante de cadres du parti contre la fraction stalinienne et ses alliés. Le fait qu’il y a eu jonction entre Trotsky et les 46 a été contestée à tort par Isaac Deutscher dans sa captivante biographie de Trotsky. Un autre historien qui fait autorité comme E.H. Carr affirme à juste titre que la lettre du 8 octobre 1923, de Trotsky n’avait pas pu ne pas faire l’objet d’une concertation avec les dirigeants des 46. Mais il ne met pas suffisamment en exergue le fait que les 46 s’appuyaient sans réserve sur les prises de positions de Trotsky d’octobre 1923 à janvier 1924. La lecture de leurs propres interventions publiques ne laisse pourtant pas de doute à ce sujet (voir Préobrajenski, Sapronov, Piatakov, op. cit.). Pierre Broué dans son récent Trotsky donne une version correcte des faits.
Sur une question, Préobrajensky et Trotsky adoptent pourtant une tactique différente (que ne relève pas Broué). Le premier propose la suppression de l’interdiction des fractions et groupes décidée par le 10e congrès. Il déclare que l’exercice par les militants du droit de se constituer en groupe défendant le même type de proposition, permettrait de mettre fin à l’existence de regroupements secrets qui empêchent de progresser dans le débat et qui constituent des abcès de fixation. Il déclare que ces groupes, s’ils étaient permis, n’auraient qu’un caractère temporaire -le temps que se déroule la discussion préparatoire à telle ou telle conférence ou congrès – et que leur composition pourrait varier en fonction des sujets en débat...
Trotsky partageait sur le fond la position de Préobrajensky, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il ne fait pas la proposition de mettre fin à l’interdiction des groupes et tendances. Par contre, Staline tenait à ce que soit réaffirmée leur interdiction, ce qui l’amène à manœuvrer Trotsky lors de la rédaction du texte du BP du 5 décembre. Staline le relatera lui-même plus tard : « Le camarade Kaménev et moi mettions en avant de manière déterminante la question des groupes. Le camarade Trotsky protesta sous forme d’ultimatum, déclarant que, dans de telles circonstances, il ne voterait pas en faveur de la résolution. Dès lors, nous nous sommes limités à faire référence à une partie de la résolution du 10e congrès que, sans nul doute, Trotsky ne lut pas à cette occasion et dans laquelle il était mentionné que non seulement les fractions étaient interdites, mais aussi les groupes. » (Staline, cité par Carr, op.cit. p 304)
Trotsky, qu’il ait été dupe ou pas, avait de toute manière décidé de ne pas mener explicitement la bataille pour mettre fin à la décision du 10e congrès.
Il pensait certainement qu’il serait impossible de gagner une majorité sur cette question si sensible. Notamment parce que cela aurait été présenté par la Troïka comme la remise en cause d’une mesure voulue par Lénine. Néanmoins, le fait que l’opposition ne pouvait pas s’organiser officiellement en groupe, diminuait ses possibilités de gagner plus de partisans.
Une autre question tactique a fait l’objet d’un jugement controversé.
Il s’agit de l’opportunité pour Trotsky de signer avec la Troïka le texte du BP du 5 décembre. Carr, par exemple, y voit la preuve que Trotsky se contente d’une victoire sur papier alors que Staline et ses alliés ne sont pas prêts à tenir leurs engagements. Cette critique ne paraît pas opportune car comment expliquer que, s’il se contentait du texte, Trotsky ait décidé de rédiger presqu’immédiatement une lettre publique concernant sa version de l’accord intervenu. En fait, je crois qu’à cette occasion, Trotsky a tiré une leçon clé du débat sur la question géorgienne, il ne se contente pas d’un compromis, même s’il est bon à 90% et il continue l’offensive publiquement pour emporter un véritable changement de régime. En faisant cela, il évite l’isolement des 46 recherché par la Troïka. De leur côté, les porte-paroles des 46 s’appuient énergiquement sur ce texte, ils considèrent que celui-ci renforce leur position, (voir les interventions dePréobrajensky, Sapronov, Piatakov de décembre 23- janvier 24 reproduites par New Park Publications).
Néanmoins, cette tactique de Trotsky a son revers : le texte du 5 décembre, donne l’impression qu’il y a maintenant un accord au sein du BP, que la Troïka est bel et bien désireuse d’appliquer le Cours Nouveau. Staline décide de profiter au maximum de la situation. Dépité un moment par la prise de position de Trotsky le 8 décembre, Staline décide de changer de tactique : dans un article de la Pravda daté du 15 décembre, il dénonce publiquement pour la première fois Trotsky en lui reprochant sa duplicité. Après l’avoir accusé de chercher à tourner les jeunes contre les vieux, Staline termine son article sur le mode « à qui profite le crime ? ».
« Pourquoi cette tentative de déconsidérer la vieille garde et de flatter démagogiquement la jeunesse afin d’ouvrir, puis d’élargir une fissure entre ces deux détachements principaux de notre Parti ? A qui cela peut-il servir, si l’on ne veut voir que l’intérêt du Parti, son unité, sa cohésion, sans chercher à ébranler cette unité au profit de l’opposition ? Est-ce ainsi que l’on défend le Comité central et sa résolution sur la démocratie à l’intérieur du Parti, résolution adoptée de surcroît, à l’unanimité ? Il est du reste bien évident que Trotsky ne s’est pas proposé cet objectif lorsqu’il a adressé sa lettre aux conférences du Parti. Manifestement, son intention était autre : fournir un appui diplomatique à l’opposition dans sa lutte contre le Comité central du Parti, tout en prétendant défendre la résolution du Comité central. C’est ce qui explique, à proprement parler, la duplicité dont la lettre de Trotsky est empreinte. Trotsky fait bloc avec les centralistes démocratiques et une partie des communistes « de gauche » » : tel est le sens politique de sa lettre. » (in Pravda n° 285,15 décembre 1923. Signé : J. Staline ).
On peut se poser la question à l’infini de savoir si une autre tactique de Trotsky aurait été possible à la fin de 1923. Un autre scénario peut être imaginé. Premièrement, Trotsky aurait pu publiquement et explicitement prendre la tête de l’opposition des 46 et proposer la suppression de l’interdiction des groupes.
Il aurait pu se refuser de signer un texte avec la Troïka. Le choix entre deux lignes et deux groupes de dirigeants s’en serait trouvé plus clair. Mais, il n’est pas évident qu’une telle tactique aurait été plus efficace, et pour plusieurs raisons. La première, c’est que la création d’un tel regroupement formel de l’opposition aurait été condamnée et sanctionnée comme fractionnelle par le CC... La seconde, c’est que ni Trotsky, ni les 46 ne considéraient opportun de proposer une direction alternative, ils déclaraient même ne pas vouloir un changement de composition de la direction. La troisième raison, c’est que, de toute manière, la majorité du BP, la Troïka secrète, se serait présentée comme la garante de l’unité du parti, comme la meilleure représentante de la vieille garde et aurait déclaré qu’elle voulait elle aussi la démocratie interne... sauf les groupes, fractions, bref, tout ce qui pouvait représenter un danger de scission du parti. Pour se forger un jugement sur l’attitude de Trotsky, il faut aussi prendre en compte le fait qu’aucun dirigeant des 46 ne l’a critiqué pour son attitude. Au contraire.
9. LA MORT DE LENINE (12)
La dernière intervention de Lénine en direction du parti remonte au premier trimestre 23. Son absence affectera durement le parti. Sa mort, le 21 janvier 24, survient une semaine après la défaite de l’opposition. La cérémonie d’adieu à la dépouille mortelle sera hautement symbolique. Staline s’est arrangé pour empêcher Trotsky d’y participer. Alors que Trotsky, sur avis des médecins du Kremlin et du BP, était en route pour le Sud, Staline lui communique la nouvelle de la mort de Lénine en lui transmettant une fausse date pour les funérailles de manière à le convaincre de l’impossibilité de rebrousser chemin pour arriver à temps à Moscou. Trotsky absent, c’est l’occasion pour les membres de la Troïka de se présenter comme les uniques continuateurs de Lénine. La forme de la cérémonie est totalement en contradiction avec la volonté de Lénine. La Troïka a en effet décidé de le faire embaumer.
C’est le début d’un culte du défunt qui, sous le prétexte de poursuivre son combat, le dénature complètement et vise à justifier tous les choix tactiques de la Troïka (le discours de Staline au IIe congrès des Soviets est totalement édifiant à ce sujet, cité par Deutscher dans son « Staline » p 333).
Lénine mort, il revient à sa compagne à qui il a remis son texte sur la composition de la direction (rédigé en deux temps : décembre 1922/janvier 1923 ) et connu comme son « Testament », d’en demander la publication pour le prochain congrès. En l’absence de Trotsky, le BP décide de ne pas communiquer le texte, mais décide néanmoins de se faire couvrir par le CC qui précède le congrès de mai 1924. Le texte est donc communiqué au CC. Il fait l’objet d’une bombe sur ses membres pourtant largement rangés derrière la Troïka. D’après un témoin de la scène, Zinoviev déclara : « Camarades, chaque parole d’Ilyitch (Lénine) fait loi pour nous. Nous avons juré de faire tout ce que Lénine mourant nous a ordonné de faire (...) Mais nous sommes heureux de dire que, sur un point, les craintes de Lénine se sont révélées sans fondement. Je veux vous parier du cas de notre secrétaire général. » (Bajanov cité par Deutscher, op.cit. p 335). II est ensuite décidé, malgré une minorité significative (dont la veuve de Lénine, Kroupskaia), de ne pas communiquer le texte au congrès. Il aura fallu attendre 60 ans pour que le public soviétique puisse connaître par des voies officielles, le contenu du dit Testament. Trotsky s’est tu pendant la discussion, il ne croit pas que la divulgation du texte pourrait changer la situation.
10. L’ATTITUDE DE LENINE ET DE TROTSKY FACE A LA BUREAUCRATISATION (13)
Avant d’en venir à une analyse critique de l’attitude de Trotsky en 1923, je crois nécessaire de faire le point sur l’attitude de Lénine dans son dernier combat. Celui-ci a décidé fin 1922- début 1923, comme on l’a vu, de monter une véritable machine de guerre pour causer la déroute de la fraction stalinienne et de ses alliés, sanctionnée par l’éviction de Staline du poste de secrétaire général. Il a en vue, par ailleurs, une série de réformes des instances de direction du parti et de l’Etat. Enfin, il considère que Trotsky doit prendre une place clé dans la direction de l’Etat ouvrier (il lui propose de devenir le vice-président du Conseil des commissaires du peuple, ce qui ramènerait normalement à la présidence en cas de disparition de Lénine).
En conséquence, il déclare à la direction du parti qu’il forme un bloc avec Trotsky. Lénine fait cela après avoir revu son attitude par rapport à la répartition des tâches au sein du Bureau Politique (rôle prédominant de Staline en l’absence de Lénine, grâce à son contrôle sur le bureau d’organisation) et de la direction de l’Etat.
Il n’en demeure pas moins que c’est Lénine lui-même qui a porté Staline aux postes qu’il occupe, ce qui lui a permis de constituer sa fraction en la mettant à une série de postes clés. Il faut rappeler également que Lénine a obtenu l’interdiction des fractions et des tendances au 10e congrès sans en préciser la durée. Lénine ne doit naturellement pas être tenu pour autant pour responsable de la constitution et de la consolidation de la fraction stalinienne. Dans son dernier combat, Lénine met toute son énergie dans la lutte antibureaucratique.
Staline et le stalinisme constituent l’antithèse de la pensée et de l’action de Lénine.
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