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Billet de blog 22 avril 2012

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Le pouvoir ou l'asservissement de tous selon Simone WEIL.

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Le pouvoir ou l'asservissement de tous selon Simone WEIL.

Introduction critique.

L'oppression semble chez Simone WEIL (1909 - 1943) éternelle et puissante quoique très liée à l'économie moderne qu'elle ne nomme pas capitalisme. Elle n'évoque pas d'autres formes d'oppression que celle liée à la "question sociale" : le sexisme ou le racisme par exemple. A défaut d'éradiquer l'oppression, on peut la réduire. Cette oppression - elle dit assez peu domination alors que ce terme parait mieux convenir à plusieurs endroits de son texte -  débordent pour elle les rapports sociaux capital-travail que ce soit dans l'entreprise ou dans la société globale. Simone Weil use peu de cette notion marxiste essentielle : rapport social (pas que marxiste). Elle la sous-estime. Elle évacue donc la question de leur transformation complète comme issue. De ce fait son orientation débouche sur des positions de type humaniste, spiritualiste et civilisationnelle. La question du pouvoir reprend sa place et s'étend , à l'image d'un Foucault.

Christian DELARUE

Place à Simone WEIL (p292 et suivante - Œuvres Gallimard 1999)

I - Analyse de l'oppression selon Simone WEIL (1909 - 1943)



"Il s'agit en somme dit Simone WEIL de connaître ce qu'est l'oppression en général et chaque forme d'oppression en particulier au régime de la production ; autrement dit d'arriver à saisir le mécanisme de l'oppression, à comprendre en vertu de quoi elle surgit, subsiste, se transforme, en vertu de quoi peut-être elle pourrait théoriquement disparaître. C'est là, ou peu s'en faut, une question neuve. Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s'opposer soit par simple expression d'une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice.

Des deux manières, l'échec a toujours été complet ; et jamais il n'était plus significatif que quand il prenait un moment l'apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu'après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d'oppression, on assistait, impuissant, à l'installation immédiate d'une oppression nouvelle.

- Sa lecture de Marx.

La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu'on ne peut supprimer l'oppression tant que subsiste les causes qui la rende inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c'est à dire matérielles, de l'organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l'oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu'usurpation d'un privilège, mais en tant qu'organe d'une fonction sociale. Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques.

Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l'échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d'autre part l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l'exige ce développement, jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparait purement et simplement.

- Sa critique de Marx.

Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu'il constitue un progrès sur les naïves indignations qu'il a remplacées, on ne peut dire qu'il mette en lumière le mécanisme de l'oppression. il n'en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? .../... Surtout Marx ommet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur une base des forces productives de leur époque, soit même au prix d'une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l'ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme d'oppression est remplacée par une autre".

II - Sa perspective de "civilisation humaniste".

Elle évoque d'abord les formes primitives de l'économie ou l'oppression n'existe que dans la famille car les producteurs consomment leur production. Ils subissent les aléas de la nature mais pas encore les oppressions des économies  à fortes divisions du travail. "Au lieu d'être harcelé par la nature, l'homme est désormais harcelé par l'homme"

- La "religion du pouvoir" : la lutte des places et l'asservissement de tous.

Au-delà, qu'en est-il ? " D'une manière générale, entre être humains, les rapports de domination et de soumission, n'étant jamais pleinement acceptables, constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui s'aggrave perpétuellement lui-même." Plus loin " Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles". Plus loin encore : "L'histoire humaine n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes".

Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n'intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l'existence sociale est déterminée par les rapports entre l'homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d'abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème" (p 304)

"Les puissants, qu'ils soient prêtres, chefs militaires, rois ou capitalistes, croient toujours commander en vertu d'un droit divin ; et ceux qui leur sont soumis se sentent écrasés par une puissance qui leur parait divine ou diabolique, mais de toute manière surnaturelles. Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d'ordonner au-delà de ce qu'ils peuvent imposer ; il n'en est autrement que dans les moments d'effervescence populaire, moments où au contraire tous, exclaves révoltés et maîtres menacés, oublient combien les chaînes de l'oppression sont lourdes". (p305)

- Tous sont asservis !

Dans une société fondée sur l'oppression, ce ne sont pas seulement les faibles, mais aussi les plus puissants qui sont asservis aux exigences aveugles de la vie collective, et il y a amoindrissement du cœur et de l'esprit chez les uns comme chez les autres, bien que de manière différente. (p328)

Ainsi les membres d'une société oppressive ne se distinguent pas seulement d'après le lieu plus élevé ou plus bas où ils se trouvent accrochés au mécanisme social, mais aussi par le caractère plus conscient ou plus passif de leurs rapports avec lui.

- Objectif de résolution de la question sociale.

Il faut " concevoir en quoi peut consister  pour lui (l'homme) la situation la moins malheureuse, c'est à dire celle où il serait le moins asservi à la double domination de la nature et de la société ; enfin apercevoir quels chemins peuvent se rapprocher d'une telle situation, et quels instruments pourraient fournir aux hommes d'aujourd'hui la civilisation actuelle s'ils aspiraient à transformer leur vie en ce sens". (p311)

- Quelle liberté d'une société libre ?

"On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fais libre l'homme dont toutes les actions procèderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin." (p315) Plus loin : "Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires  ne procèdent d'aucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres" (p316)

"L'homme est un être borné à qui il n'est pas donné d'être, comme le Dieu des théologiens, l'auteur direct de sa propre existence ; mais l'homme posséderait l'équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d'exister étaient exclusivement l’œuvre de sa pensée dirigeant l'effort de ses muscles" Tel serait la liberté véritable. "

- Force de l'idéal et de la pensée.

Cette liberté n'est qu'un idéal, et ne peut pas plus se trouver dans une situation réelle que la droite parfaite ne peut être tracée par le crayon. Mais cet idéal sera utile à concevoir si nous pouvons apercevoir en même temps ce qui nous sépare de lui, et quelles circonstances peuvent nous en éloigner ou nous en approcher." (p317)

Dans tous les domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles. Il y a une exception, et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné ; là l'individu dépasse la collectivité autant que quelque chose dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trouvant seul en face de lui-même ; les collectivités ne pensent point. Il est vrai que la pensée ne constitue nullement une force par elle-même .../... La pensée ne peut être une force que dans la mesure où elle est matériellement indispensable. (p325)

Fin de citations (les sous-titres sont de CD).

.../...

Commentaire :

In fine Simone WEIL déporte la connaissance des dominations liées aux rapports sociaux capitalistes vers une tendance générale à percevoir le pouvoir comme disséminé dans la société et dans toute société, sans aucune hiérarchisation. Pour elle comme d'ailleurs pour de nombreux auteurs non marxistes de science politique toute société est traversée par des phénomènes de dominations, d'influences, liés à une répartition inégale des ressources politiques, économiques ou symboliques. Peu cherchent à sortir de la dissémination du pouvoir en posant une domination de la classe dominante sur le peuple-classe ou une domination masculine sur les femmes.

Au contraire, à la suite de Max Weber qui distingue la puissance (ou la soumission est arrachée) et la domination (ou l'obéissance peut être reconnue légitime), le regard s'est porté sur des acteurs collectifs secondaires porteurs de dominations et d'oppressions au-delà du cercle classique de l'Etat et de l'entreprise capitaliste. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats de travailleurs peuvent tout aussi bien être véhicule d'émancipation que d'oppression. En somme ce regard reporte sur l'individu la tâche d'élucidation et d'action pour accroitre ce qui émancipe et combattre ce qui opprime. Mais le travers de la conception disséminatrice du pouvoir perdure puisqu'elle en arrive à théoriser à l'occasion le pouvoir d'en-haut comme un "lieu vide" (Claude Lefort) et un espace indéterminé du fait de l'invocation du fait démocratique conçu comme pouvoir ouvert, "disputable" et gagnable par tous et chacun(e).

La période actuelle, avec le renforcement des pouvoirs de la finance et des créanciers tend fortement à réduire la pertinence de cette conception. Les peuples-classe de Grèce, d'Italie, d'Espagne, etc... suffoquent sous je joug de la gouvernance de la troïka. Un nouvel autoritarisme s'installe en Europe. Sa légitimité fait largement défaut. Ce qui accroît la crise.

Christian DELARUE

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