En ces temps de régression vers les pires imbécillités d’un nationalisme dont on se demande comment on peut ignorer, ou faire semblant d’ignorer, les extrémités tragiques auxquelles il peut mener, on se sentirait presque sommé de justifier de notre qualité de Français, de vrais Français de souche, comme on dit très loin sur ma droite. En fait, ce n’est pas vrai, je ne me sens pas du tout sommé de quoi que ce soit par qui que ce soit, mais comme il n’est pas impossible que cela devienne obligatoire pour de bon un jour ou l’autre, je vais préparer un argumentaire. On n’est jamais trop prudent.
Alors comment prouver que je suis français ? Bien entendu, si je m’en réfère au droit du sol, celui qui est en vigueur, je suis né en France, donc je suis français. Mais les nationalistes auxquels je pense défendent l’idée d’un droit du sang qui prévaudrait sur celui du sol. En d’autres termes, de leur point de vue, pour être français, il ne suffit pas d’être né en France, il faut que papa et maman le soient aussi, et sans doute aussi pépère et mémère, et ainsi de suite, selon un nombre de générations à définir, un peu comme dans les tristement fameuses lois de Nuremberg qui doivent leur servir de référence.
Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais en ce qui me concerne, j’ai de très nombreux ancêtres. Une petite partie est originaire du Cantal, un grand-père de l’un de mes grands-pères ayant émigré à Nancy. Mais aussi loin que l’on remonte, pour certains vers la fin du XVIe, tous les autres sont lorrains. Ils sont tous nés dans un triangle Toul, Lunéville, Charmes, légèrement élargi et arrondi. Pas l’ombre d’un étranger. Je suis français, moi, Monsieur !
Sauf que, voilà, je ne vous apprendrai pas que la Lorraine fut autrefois un duché souverain indépendant du royaume de France. Avant 1766, la Lorraine n’était pas en France, tout le monde sait cela. Une conséquence en est que mes ancêtres, tout lorrains qu’ils fussent, n’étaient pas français. Ils ne l’étaient pas par le droit du sol, puisque nés hors de France, et on ne voit pas comment ils auraient pu l’être par le droit du sang, vu que leurs ascendants n'étaient pas français non plus, puisque lorrains. C’est là que le vertige de la nationalité me saisit. Si mes ancêtres n’étaient pas français, ni par le sol, ni par le sang, je ne peux plus moi-même être français.
Je n’ai donc pas trouvé l’argumentaire que je cherchais, bien au contraire.
Quand l’extrême-droite aura gagné les élections et que le droit du sol aura été aboli, on me demandera de justifier de ma nationalité par le sang, et je ne saurai pas le faire. Je ne serai plus français. Devenu un étranger, je serai expulsé vers mon pays d’origine, c’est-à-dire, si vous avez suivi, la Lorraine, où je vis en ce moment. Une expulsion sur place, en quelque sorte. Absurde ? Mais non, voyons, intellos que vous êtes, je viens de vous montrer que tout cela relève de l’authentique bon sens, celui qui, comme la terre, ne ment pas. Et au moins, cela n’alourdira pas notre bilan carbone. Dédiabolisant, n’est-ce pas ?