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Billet de blog 8 avril 2008

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La belle fable des Ch’tis

D’ores et déjà le film Bienvenue chez les Ch’tis est un phénomène social en France et même hors des frontières. Ce n’est certainement pas le film le plus drôle que l’on ait vu, ce n’est pas non plus le plus émouvant que l’on ait réalisé. Loin de là. Comment expliquer alors cette fabuleuse chtimania ?

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D’ores et déjà le film Bienvenue chez les Ch’tis est un phénomène social en France et même hors des frontières. Ce n’est certainement pas le film le plus drôle que l’on ait vu, ce n’est pas non plus le plus émouvant que l’on ait réalisé. Loin de là. Comment expliquer alors cette fabuleuse chtimania ? La fausse explication serait celle du folklore provincial : après la Provence de Pagnol, le Nord de Dany Boon, après le port de Marseille, le beffroi de Bergues.

Si la drôlerie tient bien sûr aux jeux des accents, aux quiproquos et aux préjugés que portent les gens du « Chud » sur les gens du « Chnord », l’immense succès populaire du film tient tout entier au bonheur qui saisit le spectateur.

Il y a comme un étrange miracle : comment une telle simplicité dans l’intrigue, dans les moyens, dans les dialogues et dans les situations parvient-elle à provoquer un tel effet sur ceux qui le voient ? Car c’est un film qui rend heureux, dont on sort euphorique. À preuve de cette vertu thérapeutique : nombre de spectateurs y retournent, ils ne s’en lassent pas, ils en veulent encore … !

Les rabat-joie parleront sans doute de simplisme, de populisme, voire de vulgarité. Les grandes masses aiment ce qui est vulgaire, c’est bien connu. Ceux-là se trompent. Le succès de Bienvenue chez les Ch’tis repose sur la modestie. C’est un film modeste, et c’est en cela qu’il réussit et conquiert son public.

Ce n’est pas un film moralisateur. C’est un film moral en un temps où l’on se demande sur quelles valeurs fonder une vie commune. Cette modestie, c’est une certaine façon de vivre, c’est même une certaine façon de résister, par inertie, au mauvais temps. Non pas le mauvais temps des « draches » qui arrosent Dany Boon engoncé dans son légendaire K-way, mais le mauvais temps de notre époque, qui veut « moderniser », « rentabiliser », « flexibiliser », « réduire les coûts», « individualiser ». En un mot un mauvais temps qui veut détruire un certain style de vie qui est celui, très idéalisé sans doute, des gens modestes d’aujourd’hui, des gens d’en bas, des gens du petit pouvoir d’achat, des gens de la périphérie sociale.

Ce film est moral comme une fable. Il dit la force des faibles, le triomphe du collectif sur l’individu, mais aussi de la singularité sur la normalisation, des marges sur le centre. Il dit au fond que quelque chose tient encore, que ça résiste. L’arrivisme, l’arrogance, la frime, l’argent, le management, enfin tout ce qui caractérise les « modernes » et les « civilisés » n’a pas encore complètement gagné. Il y a quelque chose d’Astérix bien sûr dans ce film. Tous les « Gaulois » se reconnaissent dans les Ch’tis. Ceux qui se sentent aujourd’hui menacés par « l’indispensable modernisation », ceux qui en souffrent dans leur travail et leur quotidien, y trouvent comme un monde imaginaire, un pays de rêve, un abri possible. Paradoxe : « l’enfer du Nord » est un monde heureux.

Dans le village ch’ti, le facteur est à vélo, on l’accueille, on lui offre un coup à boire et même plusieurs. Cet « enfer » vaut mieux que tous les faux paradis bling bling. Mieux vaut Bergues que Saint Trop. Par une belle intuition sociologique, le film concerne des postiers, gens du service public et pas n’importe lequel : celui qui fait lien, qui met en contact, qui transmet les messages.

Des postiers, aux tronches de gens d’en bas, qui ont l’esprit d’équipe, qui sont solidaires dans les coups durs, qui sont prêts à aider, même leur nouveau manager. Mais c’est une Poste elle aussi imaginaire, une Poste telle qu’on aurait voulu la garder, celle d’avant sa quasi privatisation, mise en coupe réglée par l’esprit financier et commercial qui partout en dénature l’esprit. Le petit miracle du film tient à l’opposition entre deux mondes. Non pas tant l’opposition du Nord contre le Sud, encore une fois, que celle du bas contre le haut. Ce qui rend heureux dans ce film, c’est la revanche imaginaire du subordonné sur le manager, du vélo sur la moto, de la vie simple sur l’obsession de la carrière, de la solidarité sur la solitude. C’est la revanche imaginaire de ceux dont on ne parle jamais, que l’on n’entend pas, que l’on ne connaît pas, que l’on ne voit pas. Chacun a son secret, son excellence. Chacun surtout donne quelque chose de lui : le carillonneur ne se montre pas, mais il offre du bonheur aux autres. Ce film est une fable sociologique dans un pays imaginaire, certes. Mais il nous dit quelque chose de nous, il nous parle de ce que nous devenons, comme à notre corps défendant. Nous sommes tous un peu ce cadre arriviste qui cherche à passer devant les autres par tous les moyens, même les plus cyniques. Tout nous y pousse en tout cas. C’est la Loi et les Prophètes de l’époque. Mais il est en nous une autre part, une autre humanité, un autre goût pour la vie, un autre sens de l’existence. Et il y a partout des Ch’tis qui peuvent le réveiller. L’esprit d’entreprise, le rendement à tout prix, l’évaluation perpétuelle n’ont pas tué, du moins l’espère-t-on, le lien humain fait de réciprocité, d’amitié et d’amour qui nous relient les uns aux autres et qui est la vraie richesse. Cet « esprit du don », ce grand secret du lien social, est le vrai sujet du film. C’est aussi lui, dans sa grande modestie, qui rend heureux le spectateur de Bienvenue chez les Ch’tis.

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