Pourquoi les réalités de la société, de l’économie et de la politique ne sont-elles pas, au même titre que la connaissance de la nature et que la formation aux humanités, placées comme une évidence au cœur de la culture de tous? Peut-on accepter que des lycéens sortent encore de l’enseignement sans avoir acquis la compréhension minimale des logiques sociales et économiques auxquelles ils seront confrontés leur existence durant ? Évidemment non. Pour lire un article de journal, écouter une émission de radio ou de télévision, combien de notions abstraites faut-il maîtriser pour en saisir le contenu et exercer un jugement éclairé ? Et combien faut-il connaître de mécanismes complexes pour saisir les causes et les effets des phénomènes qui nous concernent dans le plus ordinaire de notre vie ?
Ce constat n’est pas d’aujourd’hui, il a plus de quarante ans. Il date du milieu des années 1960, du temps où De Gaulle présidait le pays... C’est ce constat qui a conduit à la création d’une discipline nouvelle, les sciences économiques et sociales (SES), laquelle a profondément innové sur le plan des contenus et des méthodes, et a même donné son identité à une filière de l’enseignement secondaire général, la filière B qui deviendra plus tard la série Économique et sociale, dont la progression a été remarquable ces dernières décennies.
Les instructions officielles de 1967 qui précisent la nature de cet enseignement sont toujours et peut-être plus que jamais actuelles : “l’originalité de cet enseignement est sans doute de conduire à la connaissance de nos sociétés actuelles et de leurs mécanismes, d’établir une relation jusque-là incertaine entre culture et réalités économiques et sociales” affirmait la circulaire du 12 octobre 1967. Il s’agissait bien de rénover l’enseignement secondaire en l’ouvrant au monde extérieur, en y intégrant les sciences sociales jusque-là bien absentes. Il s’agissait d’aider à l’intelligence des sociétés et des économies en respectant la pluralité des points de vue, de former à l’esprit scientifique dans un domaine où règnent trop souvent les préjugés et les dogmes, et, innovation remarquable pour l’époque, de croiser les approches de l’économie, de la sociologie et de la science politique.
En accord avec ce pluralisme de principe, les SES ont adopté des méthodes actives : primauté de l’observation des faits par l’étude de dossiers documentaires et par les enquêtes, confrontation des faits et des interprétations, importance des échanges entre élèves et professeur, travail collectif des élèves, pratique de la discussion ordonnée. Les SES ont ainsi pleinement participé à la rénovation du lycée en mariant l’exigence intellectuelle requise par l’approche scientifique et la promotion de méthodes plus coopératives et plus actives.
Il y a beaucoup de raisons au succès de cet enseignement auprès des élèves. L’une d’elles tient peut-être à ce qu’il est apparu à un moment où la jeunesse ne supportait plus guère l’infantilisation des rapports pédagogiques « à l’ancienne », ce qui ne signifie pas qu’elle plébiscitait la démagogie et le refus du savoir. Ce « respect » que les lycéens n’ont cessé de demander depuis ne veut pas dire qu’ils savent tout d’avance et que les professeurs ne peuvent rien n’exiger d’eux. Il signifie plutôt qu’ils veulent pouvoir s’intéresse aux réalités sociales, chercher par eux-mêmes, discuter des choses d’adultes. Les SES ont incontestablement permis à plusieurs générations d’élèves de « grandir » intellectuellement en leur permettant de s’initier à la connaissance rationnelle du monde qui les entourait. La mise en liquidation scolaire Tout le monde n’a pas été ravi d’un tel enseignement novateur.
La revue du PCF, L’École et la Nation, ne se privait pas de temps à autre de critiquer une discipline qui avait le tort d’avoir été créée par la droite, et qui restait sans doute trop éloignée de la vraie Science telle que Marx était supposé nous l’avoir transmise une bonne fois pour toutes. Mais, très vite, c’est surtout le monde patronal qui a montré une irritation certaine devant un enseignement bien trop pluraliste à ses yeux, qui osait par exemple discuter des vertus respectives de la liberté du marché et de la régulation étatique, qui faisait la part trop belle à l’approche macroéconomique qui sous-tendait pourtant la comptabilité nationale, qui ne mettait surtout pas assez en valeur le rôle de l’entreprise dans la croissance et dans le bien-être général.
Cette irritation est devenue ces dernières années et surtout ces derniers mois une offensive en règle, bien orchestrée par quelques associations de milieux patronaux, en particulier l’Institut de l’Entreprise et Jeunesse et Entreprises, respectivement dirigées par Michel Pébereau et Yvon Gattaz, deux personnages-clés dans les attaques portées contre cet enseignement. Relayés avec complaisance par une grande partie de la presse, appuyés efficacement par les gouvernements de J-P Raffarin et de F.Fillon, ces petits groupes patronaux ont été confortés dans leurs attaques par divers comités et commissions officiels dont la mission était de donner une légitimité à la liquidation de l’enseignement économique et social tel qu’il avait été conçu au milieu des années 1960.
Le rapport de la Commission Guesnerie (dans laquelle on trouvait l’incontournable M. Pébereau) remis au début du mois de juillet 2008 comme, au même moment, le rapport de l’Académie des sciences morales et politiques, sous la houlette d’Y.Gattaz, ont voulu sonner le glas de cet enseignement original. Il ne restait plus, dans le cadre plus général de la réforme du lycée conduite à pas de charge par le ministre Xavier Darcos et le recteur d’Aix Jean-Paul de Gaudemar, qu’à parachever une démarche commencée il y a déjà plusieurs années par la dissolution effective des SES.
C’est ce qui est apparemment en cours, au vu des déclarations faites par Jean-Paul de Gaudemar à l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales lors de leur rencontre le 24 septembre 2008. Comme le dit le recteur d’Aix, nous n’en sommes qu’aux premières hypothèses, mais elles sont particulièrement significatives. L’éclatement de cet enseignement en modules semestriels « d’économie et de sociologie de l’entreprise », de gestion ou de droit, outre son aspect pédagogique discutable, laisse penser que toute l’originalité de cette discipline qui consistait à « intégrer » et à « croiser » les points de vue au lieu de s’en tenir à des logiques spécialisées va être sérieusement mise à mal.
Pourquoi renforcer la fragmentation des savoirs au lycée que l’on déplore depuis fort longtemps comme l’un des vices de l’école française ? C’est méconnaître que les spécialisations ne font sens que par rapport à des perspectives générales, à des connaissances d’ensemble, à des cadres larges de temps et d’espace, qui manqueront désormais avec cette « modularisation » qui, en démembrant le corps des savoirs, a prouvé ses limites dans les universités et n’est pas pour rien dans l’échec de nombreux étudiants.
Cet éclatement va cependant être l’occasion de diminuer le nombre d’heures de cours dispensés aux élèves et ainsi de supprimer les dizaines de milliers de postes d’enseignants selon le vœu gouvernemental. Il aura également l’avantage de donner enfin satisfaction aux groupes d’influence patronaux, que Jean-Paul de Gaudemar appelle drôlement la « classe économique », en proposant un mélange de microéconomie supposée plus scientifique, de « fondamentaux » de la sociologie que l’on ne discutera pas, de partenariat avec les entreprises, voire de « découverte des métiers » dans le prolongement du collège.
Enfin, la réforme radicale du lycée va sans doute permettre à terme d’opérer la fusion entre les corps de professeurs de SES et ceux de Sciences et techniques de gestion (STG), puisque selon Jean-Paul de Gaudemar, avec la « modularisation », il n’y aurait plus guère de raison qu’il y ait deux sortes de professeurs d’économie et ce serait donc la discipline elle-même qui serait abolie par la dissolution de sa réalité institutionnelle propre. Cette liquidation annoncée est-elle bien raisonnable ?
Ce désir de dissolution des SES témoigne de l’obsession de la coupe budgétaire dans l’Éducation nationale, elle traduit aussi une mentalité obscurantiste. Croit-on qu’ en enfermant les jeunes dans des dogmes que presque tout le monde met en cause aujourd’hui, on va les protéger des mauvaises idées ? N’est-ce pas aller à contresens de l’histoire que de remplacer ce type d’enseignement par quelque discours édifiant qui donnera satisfaction à la frange la plus intégriste du grand patronat français ? N’est-ce pas un combat d’arrière-garde lors même que, de partout, s’entendent les mêmes interrogations sur les vertus et les limites du libre marché comme sur le rôle de l’État ?
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre les raisons idéologiques qui ont conduit à cette attaque en règle et à cette dissolution possible. Mais quelles seraient les conséquences de cette disparition ? Les risques sont de diverses sortes, à la fois pédagogiques et politiques. Est-il désirable de favoriser l’esprit dogmatique plutôt que le véritable esprit scientifique ? Les discours d’édification produisent l’ennui, la fragmentation bloque la compréhension.
Est-il opportun de supprimer un enseignement qui favorise la pluralité des approches et la diversité des conceptions ? En cette époque d’incertitudes quant aux évolutions du monde, les objectifs de 1967 sont plus actuels que jamais : « Il s'agit moins d'accumuler un savoir que de créer chez les élèves une certaine attitude intellectuelle ». Cela ne voulait pas dire que le savoir était inutile mais que l’acquisition d’un véritable savoir personnel passait par la mise en question de ses préjugés, par l’impératif de vérifier par l’observation ses hypothèses, en un mot par la recherche de la vérité grâce à une démarche méthodique.
Cette attitude intellectuelle qui prédispose à penser le monde social, économique et politique définit mieux que jamais ce que l’on doit attendre d’un citoyen responsable du monde. C’est un bien précieux qu’il faut préserver à tout prix, dût-il ne pas plaire aux puissants du jour.