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Billet de blog 19 juin 2015

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Albert Camus et l'« Appel pour une trêve civile en Algérie » (1956)

Le 19 mai 2015, à l'initiative de l'association Coup de soleil, une rencontre-débat a eu lieu à la Maison de l'Amérique Latine à Paris autour de l'« Appel pour une trêve civile en Algérie » lancé en 1956 par Albert Camus. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 19 mai 2015, à l'initiative de l'association Coup de soleil, une rencontre-débat a eu lieu à la Maison de l'Amérique Latine à Paris autour de l'« Appel pour une trêve civile en Algérie » lancé en 1956 par Albert Camus. 

Co-responsable avec Yvette Langrand et Agnès Spiquel-Courdille du livre consacré à cet événement récemment paru chez Gallimard, j'en donne ici un compte-rendu avec les interventions des co-auteurs ainsi que de Benjamin Stora, d'Edwy Plenel et Alice Cherki.

Le 22 janvier 1956, à l'invite de quelques amis musulmans et européens, Albert Camus lance à Alger un « Appel pour une trêve civile en Algérie ». Alors que déjà une guerre multiplie ses victimes, il s'agit d'obtenir des forces en présence qu'elles évitent au moins de tuer des êtres innocents.

Tandis que l'extrême-droite l'assiège aux cris de « À mort Camus ! Mendès au poteau ! », la réunion reçoit le soutien de personnalités des Églises ainsi que de Ferhat Abbas. Amar Ouzegane est là, membre du comité d'initiative mais aussi émissaire inavoué du FLN. Deux semaines plus tard, Guy Mollet cède aux ultras de l'Algérie française. La voie est ouverte au vote des « pouvoirs spéciaux » (mars 1956)  que suivra la surenchère de violences de la Bataille d'Alger et, pour finir, la politique OAS de la « terre brûlée ».

Par-delà son échec immédiat, le choix d'humanité que portait l'appel de 1956 résonne aujourd'hui avec une force intacte. Alors même qu'à la dérive meurtrière du fondamentalisme risquent de répondre le refus de l'Autre ou une escalade sécuritaire, le seul combat n'est-il pas de conserver possible une vie commune où tous trouvent à s'exprimer librement dans le respect de chacun ?

Le 19 mai 2015, à l'initiative de l'association Coup de soleil, une rencontre-débat a eu lieu à la Maison de l'Amérique Latine sur cet événement, à l'occasion de la parution du récit qu'en a donné Charles Poncet, le plus proche des amis algérois de Camus, suivi d'une  correspondance à ce sujet entre Poncet et Ouzegane, Camus et l'impossible Trêve civile (1). Resté inédit, ce récit rend compte de ce qui fut l'ultime moment de fraternisation des deux communautés, en même temps qu'une forte histoire d'amitiés. La publication en a été préparée par Yvette Langrand, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille.

À cette table ronde participaient ces trois co-auteurs ainsi que Georges Morin, président de Coup de soleil, qui menait les débats ; l'historien Benjamin Stora qui a situé le contexte politique de l'événement en Algérie, en métropole et sur le plan international ; le journaliste Edwy Plenel qui a prolongé la réflexion en évoquant les deux textes de Camus sur « L'affaire Maisonseul » (mai-juin 1956) liée à cet Appel et interrogé les échos de ce dernier dans la situation actuelle.

Présente dans la salle, Alice Cherki, qui a été un témoin direct de l'Appel pour une trêve civile a apporté son témoignage : ses impressions et son analyse politique de ce « moment » dans la guerre d'Algérie.

On trouvera ci-dessous les interventions des trois co-auteurs au sujet et à partir du livre ainsi qu'un condensé des propos de Benjamin Stora, d'Edwy Plenel et d'Alice Cherki.

Guerre d'Algérie : un « moment janvier 1956 » (Benjamin Stora)

Tout en replaçant l'épisode dans la longue période de la relation coloniale France-Algérie, l'historien  s'est attaché à rappeler comment « l'Appel pour une trêve civile en Algérie » trouvait tout son sens au regard d'une conjonction exceptionnelle de facteurs qui, dans l'histoire du conflit algérien, caractérisent véritablement un bref « moment janvier 1956 » :

- Du côté français, une espérance a été ouverte par la victoire électorale au début du mois d'un Front républicain, constitué à l'initiative de Mendès France.

- En Algérie, la situation des forces de libération nationale reste en évolution : de nombreux dirigeants nationalistes même modérés ont rejoint le FLN en admettant son exigence d'une adhésion à titre individuel (le ralliement de Ferhat Abbas et la dissolution de l'UDMA seront officialisés au Caire en avril 1956)– mais le FLN-ALN ne se structurera vraiment qu'après le congrès de la Soummam (août 1956), tandis que le MNA de Messali Hadj et ses maquis conservent encore une réelle influence.

- Au plan international, un début de dégel en URSS (le rapport Krouchtchev sur le culte de la personnalité sera divulgué le 24 février ) se conjugue avec la révolution nassérienne au pouvoir depuis novembre 1954 et la marche du Maroc et de la Tunisie vers leur indépendance qui, préparée par le gouvernement Mendès France, sera reconnue en mars 1956.

Il y a donc bien eu, dans la conjoncture politique de ce tout début d'année, une « fenêtre » favorable, où quelque chose restait encore possible dans le sens d'une solution négociée à la situation algérienne. Mais le gouvernement est confié à Guy Mollet qui verrouillera tout après la « Journée des tomates » (6 février 1956) et l'échec de la nomination du général Catroux comme gouverneur général, qu'il remplace par Robert Lacoste : votés dès le 12 mars avec le soutien du PCF, les « pouvoirs spéciaux » sont donnés à l'armée pour « rétablir l'ordre ». Après l'embuscade des gorges de Palestro où vingt appelés français trouvent la mort le 18 mai, l'attentat meurtrier organisé le 10 août par l'extrême droite algéroise rue de Thèbes, dans la Casbah, inaugure une nouvelle escalade des « contre-terrorismes ». À la fin d'octobre, la France s'engage au côté de la Grande-Bretagne dans l'expédition de Suez. C'en est bientôt fini des contacts que le gouvernement Mollet avait encore tenté d'établir en secret avec des représentants du FLN. Avec le début de la Bataille d'Alger (janvier 1957) la guerre entre, pour près de six années, dans la voie d'une hyper-violence sans équivalent dans les conflits de décolonisation.

Ce rappel de la chronologie de l'année 1956 le montre bien : tout s'est en définitive joué dans les quelques semaines faisant suite à l'initiative du 22 janvier 1956. Il arrive parfois que l'histoire s'accélère ainsi – ici dans le sens du pire... 

*

Du manuscrit au livre (Yvette Langrand)

Au cours de l’été 1985, Charles Poncet avait envoyé à quelques-uns de ses amis ayant participé avec lui à l’Appel de 1956, plusieurs centaines de pages dactylographiées comprenant son récit et quelques Annexes, dont la Correspondance échangée en 1976, vingt ans plus tard, avec Amar Ouzegane.

Il considérait alors comme relativement abouti ce travail de mémoire commencé dans les années 60 et dont le cheminement avait été parfois très difficile, au point d’être, à certains moments, découragé et de vouloir y renoncer.

Lors d’une toute première lecture, et malgré leurs points de désaccord, Jean de Maisonseul lui avait pourtant écrit : « Je regretterais que ce texte ne reste connu que de vos proches – famille et amis – car il montre les incertitudes, l’évolution d’un homme libre et scrupuleux dans les mouvements de l’histoire. »

Roland Simounet faisait aussi partie de ces quelques amis ayant reçu le manuscrit. Il était, en cet été 1985, très absorbé par l’achèvement du Musée Picasso dont il était l’architecte et dont la date d’inauguration par François Mitterrand avait été fixée en septembre.

Roland n’avait donc pas pu consacrer au témoignage que Poncet lui avait adressé tout le temps qu’il aurait souhaité, mais il en avait lu la plus grande partie et m’avait dit avec émotion alors combien cet épisode avait été important pour lui au moment où il l’avait vécu.

Je n’avais fait que survoler ces textes, faute de temps moi aussi, mais  peu après son décès, en février 1996, j’avais soigneusement protégé ce manuscrit pour pouvoir le relire plus tard.

Il s’est trouvé qu’en 2007 j’ai participé à l’organisation d’un Colloque qui s’est déroulé au Centre d’archives nationales à Roubaix.

On y avait évoqué le Centre culturel et sportif Albert Camus, construit à Orléansville (aujourd’hui Chlef) à la fin des années 50, par Roland Simounet et Louis Miquel, avec l’appui de Jean de Maisonseul alors chargé de retracer le plan d’urbanisme de la ville après le violent tremblement de terre de 1954.

Ils avaient pris le conseil de leur ami Albert Camus pour la conception du théâtre faisant partie de ce projet, un théâtre couvert, au cœur du bâtiment, prolongé à l’extérieur par un beau petit théâtre d'eau.

Le Centre avait été inauguré en 1961 – donc après le décès de Camus – et c’est Charles Poncet qui avait prononcé le discours d’ouverture.

Dans ce discours il avait évoqué l’Appel de 1956 et avait dit de Camus : « … il apportait aux assistants, européens et musulmans, pour la dernière fois librement et fraternellement réunis, un espoir et un sentiment d’exaltation comme on en ressent peu dans une vie d’homme. »

C’est au cours de la préparation de ce Colloque à Roubaix que j’ai vraiment pris connaissance du  témoignage  de  Charles Poncet.

Et j’ai été alors profondément intéressée et touchée par son récit qui est à la fois, en effet, très scrupuleux mais aussi  très sensible et par sa description minutieuse du moment historique qu’avait vécu intensément en 1956 pendant quelques semaines ce petit groupe d’amis pieds noirs et musulmans. 

Certains d’entre eux se connaissaient de longue date, Ouzegane, Camus, Maisonseul, Poncet, ils avaient alors plus de quarante ans ; d’autres amitiés étaient plus récentes, c’était le cas de Moussaoui, de Lebjaoui et de Simounet, tous trois trentenaires ; Roland Simounet avait alors seulement vingt-huit ans et avait été introduit dans ce petit cercle  par Jean de  Maisonseul.

Tous étaient, en 1956, adhérents de l’association des « Amis du Théâtre d’expression arabe » dont Miquel et Simounet se chargeaient amicalement de dessiner les plans dans une arrière-salle du Café de La Marsa, propriété de Mme Ouzegane.

J’avais fortement ressenti tout l’intérêt du témoignage de Charles Poncet, mais sa Correspondance avec Amar Ouzegane au cours de l’année 1976 qui était jointe au récit, m’était apparue aussi comme étant de toute première importance. À la fois par tout ce qu’elle pouvait nous apporter de précisions nouvelles, mais aussi par la qualité de la relation entre ces deux hommes qui voulaient « se parler vrai ». Ils découvrent, vingt ans après, combien, en réalité, il y avait eu de non-dits au sein du petit groupe de 1956.

Leurs longs échanges, à certains moments presque rudes, se concluent pourtant, de part et d’autre, avec une évidente sincérité, par le mot « Fraternellement ».

J’avais été d’autant plus sensible à cette lecture que les deux dernières lettres adressées à Roland Simounet au cours de l’année 1980, l’année du deuxième séisme d’Orléansville, par Amar Ouzegane, en février, et par Ferhat Abbas, en novembre, se terminent elles aussi par ce même mot « Fraternellement ».

C’était une belle histoire d’hommes et je pensais qu’elle méritait d’être mieux connue qu’elle ne l’était déjà.

J’en ai alors parlé à Georges Morin que je connaissais de longue date et nous avons décidé d’organiser une table ronde au Maghreb des Livres de 2010 sur le thème plus large des Libéraux d’Algérie, dans lequel s’inscrivaient naturellement l’Appel de Camus et le récit qu’en avait fait Charles Poncet. Nous l’avons repris en 2012 dans un café littéraire et enfin dans une grande Journée à l’Institut du Monde arabe, en avril 2013, consacrée aux « réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale », en partenariat avec la Société des études camusiennes, dont Agnès est la Présidente, et  la Société des études saint-simoniennes.

C’est à l’issue de cette Journée, à laquelle participaient Agnès et Christian, que nous avons décidé tous les trois de nous lancer dans ce travail d’édition qui est aujourd’hui abouti.

C’est un travail qui présente un réel intérêt documentaire, me semble-t-il, mais qui peut être aussi, en cette époque très difficile, le point de départ d’une réflexion beaucoup plus large.

Nous sommes là pour en parler. 

*

Camus et l'Algérie en 1955 (Agnès Spiquel-Courdille)

Pendant toute l'année 1955, Camus est désespéré par l'aggravation de la situation en Algérie. C'est en octobre 1955 qu'il écrit à Mohamed El-Aziz Kessous : « J'ai mal à l'Algérie, en ce moment, comme d'autres ont mal aux poumons » et à Poncet : « Je ne peux penser à rien d 'autre ».

Depuis 1939, il dénonce l'iniquité du système colonial et les refus obstinés que le colonat en Algérie ainsi que la classe politique et l'opinion publique en métropole opposent à toute tentative de réforme de ce système. En 1945, il a été, dans Combat, l'un des rares journalistes français à dénoncer la répression dans le Constantinois ; il a souligné  la montée de la haine en même temps que du sentiment national et martelé qu'une politique de répression était la pire des réponses. 

En 1955, il ne voit que Mendès France pour trouver à la situation une issue qui respecte « également les droits des Arabes et ceux des Français », écrit-il à Poncet. Il compte sur les élections de début 1956 pour que Mendès France parvienne au pouvoir (on sait que c'est Guy Mollet qui deviendra chef du gouvernement issu des élections). C'est dans cette perspective qu'il  accepte, sur les instances de Jean-Jacques Servan-Schreiber, de collaborer à L'Express, de juillet 1955 à février 1956.

Deux évolutions vont alors converger : à Paris, celle de Camus qui, au fil des articles de L'Express, affine ses propositions pour l'Algérie ; à Alger, celle d'un petit groupe franco-musulman qui veut affirmer la possibilité d'une coexistence inter-communautaire et qui rassemble des amis avec qui Camus a milité dans les années 1930. Retraçons les étapes de cette convergence  qui aboutit à la création du Comité pour la trêve civile.

Dès juillet 1955, Camus appelle dans L'Express à une conférence qui réunirait les différentes parties aux prises en Algérie.

En septembre, à Alger, lors d'une réunion des Amis du théâtre d'expression arabe, qui rassemble des Européens et des Arabes,  Lebjaoui lance : «  Pourquoi ne profiterions-nous pas de nos relations presque fraternelles pour essayer de faire quelque chose en faveur du rapprochement des Européens et des Musulmans dans ce pays ? » ; c'est le point de départ d'une série de réunions.

À la mi-octobre, dans L'Express, Camus fait une proposition : «  « L'idée d'une table ronde où se rencontreront à froid les représentants de toutes les tendances, depuis les milieux de la colonisation jusqu'aux nationalistes arabes, me paraît toujours valable. […] L'heure de la table ronde sera l'heure des responsabilités. » Il faut souligner l'expression « toutes les tendances » : elle implique entre autres l'inclusion de toutes les composantes du mouvement nationaliste.

Le 1er novembre, il précise encore : « Je propose donc que les deux parties en présence prennent, simultanément, l'engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les circonstances, aux populations civiles. Cet engagement ne modifierait pour le moment aucune situation. Il viserait seulement à enlever au conflit ce caractère inexpiable et à préserver, dans l'avenir ,des vies innocentes. » Le terme de « trêve » n'est pas encore prononcé.

À la mi-novembre, avec l'accord de tout le groupe, Poncet demande à Camus de venir soutenir leur mouvement. C'est là que s'opère la jonction entre les deux évolutions.

Le 7 décembre, Camus accepte de venir à Alger, après les élections de janvier. Mais l'homme blessé qu'il est depuis le début des années 50 ajoute : « Je t'épargne naturellement mes scrupules quant à la dite manifestation – et mon horreur, devenue maladive, de paraître en public. De toutes manières, on ne peut déserter. Tâchez seulement de m'épargner un peu, de ce point de vue. »

Ses articles dans L'Express seront dès lors des préfigurations de l'Appel d'Alger : le 10 janvier, le terme est lancé : « Trêve pour les civils » ; le 17 janvier, « Le parti de la trêve » précise bien qu'il ne s'agit que d'un premier pas vers un dialogue, une négociation sur l'Algérie future.

C'est donc la demande de ses amis d'Alger qui a poussé Camus à préciser sa proposition et à lui donner le caractère solennel d'un « Appel ».

On ne saura jamais jusqu'à quel point il a cru à l'efficacité politique de la démarche. Elle lui est certainement apparue comme revêtue d'une forte signification symbolique ; et elle rejoignait ce que la série d'articles intitulée « Ni victimes ni bourreaux » (Combat, 1946) proposait comme principes éthiques à la démarche politique. 

Dès le début de février 1956, en tous cas, il constate que les événements ont pris à tous égards une direction opposée à ce qu'il espérait et il en tire les conséquences, entre autres en quittant L'Express.

Il faut entrer maintenant plus avant dans le débat politique autour de la Trêve civile.

*

La Trêve civile : vrais et faux débats (Christian Phéline)

L'Algérie en général, Camus en particulier, continuent toujours à faire débat. Tant mieux. L'une comme l'autre sont aussi propices à bien des malentendus...

Des malentendus, il peut en courir d'autant plus à propos de l'appel pour une Trêve civile du 22 janvier 1956 que l'Histoire a, Benjamin vient de nous le rappeler, pris le cours exactement opposé à toutes les intentions de ses organisateurs, d'une surenchère de la violence la plus extrême pendant six nouvelles années.

Alors, bien sûr, il faut se garder de réécrire l'Histoire, de spéculer sur ce qui se serait passé si.... Mais à l'inverse, l'échec immédiat de l'Appel ne doit pas conduire à disqualifier rétrospectivement ce qui en a fait la justesse, le courage et la force.

Il y a en effet trois manières au moins de réduire ou de fausser le sens de cette initiative de la dernière chance :

1. La première, la plus fréquente, consiste, à n'y voir, avec un peu de condescendance, qu'une initiative solitaire, parachutée de Paris, purement morale..., alors qu'ajoutent certains, c'était une négociation immédiate, voire la cessation des hostilités, qu'il aurait fallu exiger !

Rappelons-le donc : l'initiative à été conçue, préparée, portée par tout un collectifqui réunissait, du côté européen, ce qu'Alger comptait sans doute de mieux au plan intellectuel et artistique, du côté algérien, un nombre au moins égal de responsables qui déjà se voulaient une cellule pensante du mouvement de libération nationale – eux qui, au cours de ces mêmes mois, achevaient d'écrire ce qui deviendra bientôt la « plateforme de la Soummam » (août 1956), premier programme pour une Algérie indépendante.

Quant au caractère prétendument apolitique de cette protestation contre l'escalade de la violence civile, Agnès l'a bien montré à partir des articles de L'Express, le but était, très explicitement, en permettant un premier apaisement, en enrayant le risque d'une fanatisation des populations de part et d'autre, de créer les conditions rendant possible l'ouverture, rapide et loyale, d'un « dialogue » – en clair : d'une négociation sur le fond de la question algérienne.

Et Benjamin l'a souligné : une telle interpellation trouvait tout son sens alors que le Front républicain, formé à l'initiative de Mendès France, venait d'être élu, et qu'après plus d'un an d'action armée le FLN pouvait s'interroger sur le moyen d'avancer aussi sur le terrain politique.

2. On rencontre alors la seconde objection, plutôt venue de droite celle-là : les organisateurs européens du 22 janvier n'auraient été en définitive que de doux naïfs que le FLN aurait entièrement manipulésen secret...

Écartons d'abord la fausse question qui est de savoir si Camus, oui ou non, savait que ses principaux partenaires du coté musulman avaient déjà rejoint le FLN. Honnêtes ou intéressés, les témoignages sont en effet contradictoires : Lebjaoui et Ouzegane prétendent l'en avoir averti en petit comité à la veille de la réunion, nombre de commentateurs voulant à l'inverse expliquer le silence ultérieur de Camus sur l'Algérie par son sentiment d'avoir été alors manœuvré...

Mais à vrai dire, la vérité est sans doute entre les deux, l'écrivain n'ayant guère pu ignorer cette évidence : que l'organisation de la conférence et sa propre protection bénéficiaient d'un soutien militant direct de nationalistes algériens.

Sur le fond, s'il y a eu « naïveté », elle serait donc chez Poncet dans sa manière rétrospective de considérer qu'un soutien à la démarche de la Trêve civile ne pouvait pas être sincère, s'il émanait de participants déjà convaincus de la nécessité de l'indépendance, ou au moins de son caractère inévitable - ce qui était déjà le cas, il le découvrira plus tard, d'Européens comme Maisonseul ou Simounet.

Car c'était bien des deux belligérants que toute la démarche visait à obtenir un accord sur l'objectif, minimal mais essentiel, d'une Trêve civile. En cela, elle ne leur demandait évidemment en rien de renoncer par avance à leurs objectifs propres, opposés par nature. Dans une telle logique, la présence de partisans d'une souveraineté algérienne, non seulement n'était pas incompatible avec la lutte pour une telle trêve, mais constituait plutôt un gage pour sa possible effectivité politique.

3. La dernière façon de minimiser la portée de l'Appel du début 1956, se voudrait de gauche : elle est de rappeler sans fin que Camus ne s'est jamais prononcé en faveur de l'indépendance, ce qui réduirait son initiative à un soutien masqué à la perpétuation de l'ordre colonial...

Les leçons – et les déconvenues – des 60 années qui ont suivi devraient nous aider à éviter ce type de jugement à l'emporte-pièce :

Il ne suffit pas à cet égard de créditer au moins Camus de n'avoir jamais dévié de sa dénonciation de la domination coloniale telle qu'il l'exprimait encore en 1958, en conclusion de ses Chroniques algériennes : « L'injustice dont le peuple arabe a souffert est liée au colonialisme lui-même, à son histoire et à sa gestion.(...) Il est hors de doute enfin qu'une réparation éclatante doit être faite au peuple algérien, qui lui restitue en même temps la dignité et la justice. »

Il ne suffit pas, non plus, de constater que, du fait notamment de la politique criminelle de la « terre brûlée » perpétrée jusqu'après le cessez-le-feu, l'Algérie a conquis sa souveraineté en perdant l'essentiel de ses composantes d'origine non musulmane.

Car il faut l'admettre : l'écrivain a sans nul doute manqué de comprendre que la seule manière de conjurer une telle issue qu'il anticipait comme une « tragédie » collective, aurait été d'admettre à temps que l'aspiration de l'Algérie à l'indépendance était irréversible. Et que c'était, non pas sur ce principe, mais sur des garanties véritables pour la coexistence ethnique et culturelle dans une Algérie indépendante, qu'aurait alors pu porter l'essentiel de la négociation.

Mais, en toute équité, il faut aussi le rappeler : la plupart des intellectuels français qui, à l'inverse de Camus, ont alors choisi de soutenir le combat indépendantiste, se sont refusé à toutes critiques, ou même questions, sur la façon dont celui-ci était mené. Qu'il s'agisse du recours systématisé au terrorisme contre les populations civiles, des règlements de compte sanglants au sein même du mouvement de libération nationale, ou des risques majeurs qui découlaient de telles pratiques pour le pluralisme de l'Algérie à venir. Et pour les rapports qui pourraient alors s'établir entre deux pays que continueraient à lier durablement plusieurs générations d'immigration.

On le mesure bien aujourd'hui, face aux progrès concurrents du fondamentalisme et du populisme xénophobe : si cela fait désormais plus d'un demi-siècle que l'indépendance de l'Algérie a été conquise, aucun de nos deux pays n'en a terminé, ni avec le terrorisme, ni avec les risques que le combat contre lui fait courir aux libertés. De part et d'autre, de la Méditerranée, c'est donc toute la question de la paix civile qui reste entière...

*

À présent de la Trêve civile (Edwy Plenel)

Le fondateur de Mediapart le constate : l'appel pour une Trêve civile reste bien sûr l’histoire d’individus qui auront été deux fois vaincus : du fait de la fuite en avant d'une politique de « rétablissement de l'ordre » dans lequel s'est précipité le gouvernement Guy Mollet après la journée du 6 février ; par le durcissement des modes d'action du mouvement de libération nationale et la perte de son pluralisme. Pourtant cette initiative et son échec même clignotent, pour nous, comme un passé encre plein d'à présent – un à présent où, comme il y a 60 ans, face aux fractures qui menacent la vie en commun, se pose toute la question du lien, de la relation, telle qu'elle engage la responsabilité de chacun.

À cet égard, Plenel y insiste, nous sommes redevables aux organisateurs de l'initiative du 22 janvier 1956, d'une « immense bonne action ». Arrivé en 1965 à Alger à l'âge de treize ans, il se souvient y avoir souvent entendu le nom de Jean de Maisonseul, qui avait choisi d'y rester après l’indépendance et y négocia le retour des collections du musée des Beaux-Arts. Plus tard, jeune journaliste au Monde, il a voulu retrouver les deux lettres envoyée par Camus au quotidien à propos de l'arrestation de Maisonseul en mai-juin1956, quelques mois après l'Appel pour une trêve civile ; il a été frappé par le déchirement perceptible de l’écrivain qui y parle à la fois sur deux registres de langue: celui qui se plie au discours officiel (« intérêts de la France », « état-major fellagha » etc.) et celui de cette lutte contre toute injustice et tout arbitraire qui était la sienne depuis ses articles d'Alger républicain en 1939, telle cette dénonciation sans appel : « L'État peut être légal, mais il n'est légitime que, lorsque, à la tête de la nation, il reste l'arbitre qui garantit la justice et ajuste l'intérêt général aux libertés particulières. S'il perd ce souci, il perd son corps, il pourrit, il n'est plus rien qu'une anarchie bureaucratisée. Et la France devient comme ce ver qui se tortille à la recherche de sa tête. » Mais n'est-ce pas parce qu'avec les autres promoteurs de la Trêve civile, Maisonseul appartenait à ce camp-là, qu'il a été arrêté ?

Selon Plenel, plusieurs enseignements peuvent être tirés de cet épisode. D'abord que la guerre est toujours un malheur : le monde est fragile et l'on ne saurait trop s'y défendre des surenchères belliqueuses quels qu'en soient les motifs. Camus a eu la prescience de la violence sans précédent de notre temps, lui qui fut l'un des rares, au lendemain d’Hiroshima et avant même qu'une autre bombe soit larguée sur Nagasaki, à s'alarmer dans son éditorial de Combat du 8 août 1945, de ce « dernier degré de sauvagerie » dans lequel venait d'entrer la civilisation mécanique et du choix  dès lors ouvert « entre le suicide collectif et l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ». Plus que jamais la question de l’individu est donc primordiale. À cet égard, il est plein de sens que, dans leur combat contre le pire, ces hommes d'Alger aient choisi de se nommer des « Libéraux ». Car dans le sens politique le plus élevé du terme, se vouloir « libéral » c'est concevoir comment, en chaque moment, comme ce fut le cas dans l'affaire Maisonseul, la liberté d'un seul conditionne la liberté de tous.  Et la vie d'un seul, la vie de tous. Pour un tel combat, qui fut précisément celui de la Trêve civile, ce sont en définitive les « vaincus » qui auront pressenti, inventé la suite de l’Histoire : paradoxe où c’est la « stratégie du faible » qui, dans la durée, l'emporte sur celle du fort.

Autre aspect de ce même moment, Plenel rappelle qu’en 1956 s’est aussi tenu le Congrès des écrivains noirs. Certains, comme Édouard Glissant, ont pressenti le risque pour les ex-dominés d’imiter les dominants, de s'enfermer dans une conception essentialiste de leur lutte contre l'oppression coloniale. Lui aussi porteur de la reconquête d'une identité toujours ouverte à l'Autre, à la relation, c'est Aimé Césaire qui écrivait, toujours en 1956, sa célèbre lettre à Maurice Thorez où, démissionnant du PCF, il proclame : « L’heure de nous-mêmes a sonné ».

Tous ces événements ont des résonances avec ceux d’aujourd’hui. Ceux-ci appellent une fois encore, comme Camus l'a tenté en son temps, de savoir faire « cause commune », de réunir, librement, fraternellement, les forces que l'ordre en place tend à dresser l'une contre l'autre. Mais il ne faut pas s'y tromper : il ne peut être de liberté, de fraternité véritables que fondées sur l’égalité. Là est même la condition première d'un tel combat. C'est à l'inverse par son déni constitutif de toute égalité que le système colonial s'est condamné à disparaître.

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Au Cercle du Progrès, le soir du 22 janvier 1956 (Alice Cherki)

Alice Cherki était présente dans la salle lorsque Camus a prononcé l' « Appel pour une Trêve civile » ; elle faisait partie des étudiants qui assuraient le service d'ordre à l'intérieur du Cercle du Progrès, en complément de celui confié, à l'extérieur, à de jeunes Algériens de la Casbah. Elle confirme que Mendès et le Front républicain suscitaient beaucoup d’espoir à ce moment-là à Alger, y compris chez quelqu'un comme André Mandouze, qu'on présente habituellement dans les milieux français comme plus radical ; ou comme Amar Ouzegane qui pensait encore possibles des négociations qui auraient mis fin à la guerre rapidement. Elle souligne qu’il existait plusieurs groupes de Libéraux (dont un notamment chez les étudiants) qui ne faisaient pas lien entre eux ; il y avait aussi des différences sensibles entre les amis de Camus : contrairement à Maisonseul, Poncet, par exemple, ne pouvait envisager une égalité de droits des populations au sein d'une Algérie accédant à l'indépendance, ni la possibilité de la double nationalité. De la réunion elle-même, elle garde surtout le souvenir de la violence insoutenable des contre-manifestants massés sur la place du Gouvernement ; les cris à l'extérieur, doublement racistes puisque parfois antisémites ; le visage défait de Camus, croisé dans l'escalier à la sortie de la conférence, après s'être vu ainsi conspué par cette foule d'Européens dont plus d'un venait du monde, pourtant pauvre, dans lequel il était né et avait grandi. Autant que la capitulation du gouvernement Guy Mollet après la journée du 6 février, c'est, selon elle, sa découverte de cette violence-là qui expliquerait le silence auquel il a choisi de se tenir sur la question algérienne après la republication de l'Appel de janvier 1956 dans ses Chroniques algériennes (juin 1958). Elle ajoute que si les négociations secrètes avec le FLN n’avaient pas été brutalement interrompues, le 22 octobre 1956, par l’arraisonnement de l’avion transportant Ben Bella et quatre autres dirigeants du FLN, la guerre aurait pu être abrégée de plusieurs années et une véritable coexistence perdurer… au moins pour un temps assez long.

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(1) Charles Poncet, Camus et l'impossible trêve civile, suivi d'une correspondance avec Amar Ouzegane (1976), édition établie, annotée et commentée par Yvette Langrand, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard, 2015.

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