J'ai déjà plusieurs fois parlé d'eux au fil des billets écrits pour témoigner des dégâts d'une loi votée à la va-vite il y a deux ans, et appliquée ensuite consciencieusement à tous les échelons.
Les enfants, mes patients, premières victimes des décisions absurdes qui, en faisant disparaître leur psychomotricienne, allaient à l'encontre de leur intérêt tout en prétendant le contraire, où en sont-ils ? De même qu'aux milliers de patients laissés sans soins du fait des suspensions de leurs soignants, personne ne leur a évidemment demandé leur avis, pas plus qu'à leurs parents.
Que deviennent-ils ? Que disent-ils et que manifestent-ils ?
Certains ne viennent plus au CMPP. Après ma "réintégration" j'ai écrit à trois familles pour leur dire que j'espérais qu'ils allaient au mieux et leur indiquer mon retour. L'un des courriers m'est revenu, l'adresse que j'avais n'était plus la bonne. Pas de nouvelles des deux autres. Pour l'une d'entre elles, mon éviction avait suscité une réaction négative des parents, de manière très compréhensible puisque le travail avec leur enfant en très graves difficultés de développement, débuté peu de temps avant, était bien engagé et avait commencé à porter ses fruits. J'ai par la suite appris que cet enfant est allé consulter ailleurs. J'espère que malgré la folie qui a produit cette rupture brutale d'un lien thérapeutique que nous - lui et ses parents, comme moi - pensions solide, il poursuit son chemin au mieux.
Lors de mon retour provisoire au mois de décembre suite à une infection covid, j'avais pu reprendre le travail avec trois autres patients. Le premier par hasard - ou par chance - car le créneau proposé par la personne recrutée en renfort ne convenait pas. L'année dernière, cet enfant avait été suivi durant quelques mois au CMPP par une autre psychomotricienne, repartie entre-temps. Il a eu besoin de trois séances pour questionner cette rupture-là (une de plus) et ce qu'il avait vécu avec cette personne. En mars le suivi avec moi a une deuxième fois été interrompu, en mai il a repris. J'avais également pu reprendre le travail avec deux autres patients parce qu'ils avaient réussi à le demander avec suffisamment de force. L'un d'eux n'a pas encore pu revenir depuis mon retour, du fait de difficultés de ses parents à intégrer le travail de leur enfant dans leur organisation.
En décembre encore, alors que je venais de revenir, un quatrième patient avait eu sa première séance avec la nouvelle personne embauchée. Ce jour-là il s'était montré très interloqué lorsque nous nous étions rencontrés dans le couloir, et moi j'étais navrée et en colère de ce qui se passait. Je reverrai cet enfant à la rentrée.
En décembre enfin, j'avais été informée que mes autres patients qui consultaient encore au CMPP n'avaient plus "besoin" de thérapie psychomotrice. Cela avait été réfléchi sans moi et leur avait été annoncé, ainsi qu'à leurs parents. Mon retour pour quelques mois ne changeait rien à ces décisions prises peu avant que je revienne, puisque dans l'esprit de tous je ne faisais que passer. On avait juste dit à ces enfants qu'ils allaient peut-être me croiser dans le couloir ...
À ma réintégration j'ai remis en question ces décisions et j'ai pu revoir ces anciens patients. Bien difficile de faire avec cet arrière-plan d'avis et de paroles malencontreux et annulant le travail et le lien existant ...
Alors à certains j'ai dit au revoir ainsi que cela leur avait été annoncé, parce que cela me paraissait la moins mauvaise solution même si elle avait été décidée par d'autres. Avec d'autres j'ai repris le travail pour quelques séances afin de voir avec eux et leurs parents ce qu'ils souhaitaient et ce qu'il convenait de faire.
À la reprise de contact, plusieurs enfants ont souligné le long temps écoulé, ils m'ont annoncé leur âge, l'un a questionné le mien, un autre des changements d'apparence physique.
Il y a celui qui, arrivé dans la salle de psychomotricité, a repris l'objet qu'il avait utilisé lors de sa dernière séance en septembre 2021. Lorsque je lui ai demandé s'il se souvenait de ce qu'il faisait il a répondu par la négative. Mais de toute évidence son corps avait gardé la mémoire de ce qu'il avait vécu, quelque chose en lui se souvenait.
Il y a celui qui, lorsque je me suis présentée dans la salle d'attente, s'est écrié en me voyant "oh ça fait très longtemps !" puis m'a enlacée en mettant sa main dans mon dos. En septembre 2021 il venait de démarrer son travail, et même si cet enfant a bien changé entre-temps et parle mieux, il est évident qu'il va reprendre là où il en était.
Il y a celui qui a repris divers objets utilisés durant son travail, il les a retrouvés immédiatement puis a demandé pourquoi il ne venait plus jouer et l'a répété en présence de sa mère. C'était un "au revoir" qui lui/leur avait été annoncé, mais avec la demande formulée par cet enfant et que sa mère a aussi pu entendre, nous avons convenu que je le rencontre plusieurs fois pour décider si nous allons effectivement nous dire au revoir bientôt ou continuer encore un temps. Lorsque j'avais commencé à travailler avec cet enfant il y a cinq ans et demi, il ne parlait pas du tout et les fins de séance le mettaient dans des états de détresse catastrophiques.
Ces enfants, grandis physiquement, davantage présents et ouverts pour certains d'entre eux, n'ont de toute évidence rien oublié de ce qui était en cours, de ce qui était au travail pour eux - en lien avec moi - dans la salle de psychomotricité. Le temps écoulé n'a pas effacé ce qu'ils y ont vécu et les aidait à se structurer.
Il ne s'agit pas de se demander s'il y a encore un "besoin" de ce travail, mais de constater un lien thérapeutique resté vivant malgré l'absence et le temps écoulé, durée très longue à l'aune de la courte vie de ces enfants.
Quant aux quelques-uns qui ont été envoyés en libéral, alors qu'il était convenu que ce relais serait définitif je devrai reprendre leur suivi à la rentrée, deux années complètes après son interruption.
Dans le domaine de la santé, les financeurs ne veulent en effet rien savoir de la clinique et de la cohérence des soins, ce n'est pas leur affaire. L'argent débloqué par l'ARS pour pallier un tout petit peu des suspensions absurdes ne peut que disparaître lorsque ces suspensions sont suspendues. Que le travail financé s'inscrive dans un lien thérapeutique n'a aucune importance, on peut l'interrompre puisqu'il se poursuivra ailleurs. Comme on le ferait pour un traitement pharmacologique en ouvrant une nouvelle boîte de cachets.
Pour tous ces enfants, les effets de la brutale rupture qui s'est produite le 15 septembre 2021 ne sont pas réparables, cela restera. Le temps perdu ne sera évidemment pas rattrapé. Même s'ils ont avancé par ailleurs - ce qui est heureux pour eux - ceux qui reprennent le font là où ils en étaient il y a presque deux ans.
Et pour certains, nous resterons sur la rupture : ceux qui sont partis ailleurs et ne me reverront pas, et aussi celle reçue très brièvement avec son père. Ce dernier n'a en effet pas pu se saisir de ma proposition que je revoie sa fille quelques fois pour clore le travail, et il ne m'a pas rappelée pour fixer les rendez-vous.
Voilà quelques-uns des effets de la logique sanitaire déployée durant trois ans et de ce qui a été annoncé comme une volonté de "protéger des populations vulnérables".