Je vous propose cet article rédigé juste après les mobilisations contre la réélection de Poutine et au moment où il entame son troisième mandat.
Lorsqu’en 1999, Boris Eltsine, en fin de mandat, choisit un quasi inconnu pour lui succéder, Vladimir Poutine n’apparaît que comme une ombre grise et doit user de toutes les ressources de l’État pour s’imposer au pouvoir. Mais pendant dix ans se met en place une starification du personnage, lui permettant d’être réélu facilement et d’être protéger de l’impopularité liée à l’action présidentielle.
Nous nous focaliserons sur l’image du président et non sur sa politique. Le corpus d’images utilisé dans cette première partie est un ensemble d’images publiées par la presse russe et internationale, préparées, mises en scène par les services de communication de l’administration présidentielle[1]. Une remarque, pour commencer: il n’y a pas ou très peu d’images volées de Poutine, ni même d’images spontanées prises de lui ce qui renseigne aussi sur l’état du Pays.
La construction de l’image de Poutine passe par l’exaltation des valeurs d’ordre et de force. Leur accumulation pose problème car elle donne l’impression d’un homme omniscient et omnipotent rappelant l'image ancienne du vojd (le guide) ou tsar. La communication le met en scène avec des sportifs et surtout en sportif. Il est judoka, il est skieur, nageur dans les eaux fraiches des torrents. Cette utilisation du sport ira jusqu’à mettre en scène un match de badminton assez ridicule où il joue avec son partenaire Medvedev[2].
Cette mise en scène du tandem, malgré la présence de président Medvedev, montre un Poutine toujours présent, toujours au pouvoir y compris dans les représentations de la population[3]. Une anecdote qui circulait en mars 2008 quand Medvedev accède à la présidence est révélatrice : Poutine lui offre une voiture, mais sans volant. Pourquoi s’étonne le tout nouveau président ? « Pas d’inquiétude, lui répond Poutine, c’est moi qui vais diriger ».
De l’exaltation des sports on passe à la mise en scène du corps de Poutine. On ne compte plus les images du président torse nu d’où une érotisation de la communication, renforcée par des initiatives incongrues comme des déclarations d’amour à Poutine, de chansons à sa gloire, de calendrier sexy…[4] Dans la dernière campagne, il n’est peut être pas anodin de remarquer le retrait de sa propre femme de la vie politique[5].
On le met aussi en scène à cheval, en moto, en motoneige, en voiture, en avion, dans un sous-marin. Dans les deux cas où il apparaît aux commandes d’un avion, c’est pour le mettre en scène dans une image de l’homme d’État (aux commandes, comme Staline était représenté au gouvernail du navire URSS), protégeant la population. Il survolait la région de Riazan, en proie à des incendies et il effectuait son vol en Sukhoi 27 au dessus de la Tchétchénie en guerre, à l’image de leader volontaire se superposait l’image du tsar protecteur.
La construction de l’image virile du leader s’effectue aussi par des photographies du président à la chasse et à la pêche. Mais bien sûr, un tel homme ne peut pas être à la chasse d’un gibier ordinaire et c’est donc à la chasse à baleine qu’on le représente, et c’est sur une tigresse qu'il tire une flèche hypodermique, protégeant des journalistes un peu trop curieux. C’est aussi pistolet à la main qu’il est représenté dans le stand de tir des services de renseignement, cette fois-ci à la chasse aux espions.
Les services de communication renchérissent en permanence sur un président que « Dieu et le destin ont envoyé à la Russie dans une période difficile » selon l’idéologue Vladislav Sourkov, il « a un côté héros de contes populaires: il dompte les bêtes sauvages, lutte sur les tatamis... c'est le Tsar protecteur !", commente la politologue Olga Mefodieva. Le contraste est flagrant avec son prédécesseur faible et âgé, et beaucoup plus en adéquation avec une demande pour un homme fort, au moment où la place de la Russie n’est pas si assurée que cela[6].
Cette construction de l’image a commencé à avoir des ratés. Ainsi le dessinateur Sergueï Kalenik a mis en scène un Super Poutine associé à un nain Medvedev. Dans le même ordre d’idées, on peut citer les surnoms de Batman et Robin que les diplomates américains leur donnaient dans de très sérieux télégrammes diplomatiques, révélés par Wikileaks[7]. Un artiste représenta Poutine en James Bond et colla ses affiches dans le centre de Moscou.
Avec les mobilisations de décembre 2011 à mars 2012, l’image patiemment construite a été malmenée, brocardée, vilipendée par la partie la plus active et la plus connectée de la population. À la première manifestation, la mobilisation par les réseaux sociaux, s’est focalisée sur l’exigence d’élections propres et honnêtes, cette exigence était symbolisée par le Tchebourachka, la petite peluche soviétique idole des enfants des années 1970, et symbole d’une gentillesse un peu naïve.

Deux cibles aux premières manifestations, d’une part le parti au pouvoir Edinaïa Rossia, « Le parti des escrocs et des voleurs » comme l’a surnommé le bloggeur anticorruption Alexeï Navalny et le président de la commission électorale Vladimir Evguéniévitch Churov, qui a la suite d’une remarque de Medvedev a été brocardé, dans la rue comme magicien ou comme très mauvais mathématicien[8]. http://www.panoramio.com/photo/63933323

Néanmoins les manifestants du 10 décembre 2011 sur la place Bolotnaia commence à égratigner l’image de Poutine, mais on sent une retenue, il n’est pas cité en tant que tel, ses yeux, son front, ses tempes sont représentés, mais il est déjà associé au slogan dévastateur « du parti des escrocs et des voleurs » voir http://www.panoramio.com/photo/63349552. Mais il reste craint, comme le proclame le slogan orwellien si célèbre repris de 1984. Mais néanmoins, l’atmosphère sur la place est festive, on s’interpelle, on plaisante, on discute en un mot on est content d’être là, et on est même surpris par sa propre témérité, celle d’avoir refusé la résignation et d’avoir repris le chemin de la rue. Des fumigènes de couleur brûlent, des prises de paroles s’enchaînent sur un camion sono bien trop faible, mais rien n’a d’importance, on est là. La foule rassemble tout l’arc-en-ciel politique de l’opposition russe, des nationalistes aux anarchistes, mais leurs cortèges sont minoritaires comparés à la foule des sans partis qui submerge, la place, le pont, les trottoirs.
Au rassemblement du 24 décembre 2011 l’avenue Sakharov, l’image de Poutine, de Medvedev et plus généralement du personnel politique russe est sérieusement brocardée. Les leaders de l’opposition représentée à l’Assemblée, les Ziouganov, Jirinovski et Mironov, ne sont pas pris au sérieux, on leur dénie même le caractère d’opposant comme dans cette affiche Ils sont d’accord http://www.panoramio.com/photo/63940072. Ainsi est dénoncé le système de compromission mis en place, avec une opposition qualifiée de factice dont la seule présence permet de légitimer un sytème politique tronqué. Le système médiatique est lui aussi brocardé. Les trois première chaine de télévision (ORT, RTR et NTV) sont assimilées aux trois singes de la sagesse japonais http://www.panoramio.com/photo/66176238. Le premier ne voyant rien, le second n’entendant rien et le troisième ne sachant rien, tous ne disant rien à personne, dans le coin de l’affiche Poutine ( ?) se tient prêt à décorer d’un médaille, encore une fois un des singes. Néanmoins la cible principale reste Poutine. Medvedev est là aussi mais il semble déjà ailleurs, plus vraiment dans l’histoire : on le représente comme un moineau (voroveï), qu’on associe au voleur (vor) par ce qu’il se nourrirait des miettes des grands oiseaux http://www.panoramio.com/photo/63940814. Encore une fois c’est Poutine qui a le droit au bestiaire le plus développé : il est ours (emblème du parti Edinaïa Rossia), il est boa, vipère, il est vampire (croqué en comte Dracula). Cette dépréciation est un classique de la propagande politique et làcomme ailleurs les images sont celles de l’ennemi. Un ennemi, qui tue ou un ennemi que l’on écrase, que l’on élimine. Ainsi l’image du serpent à la tête de Poutine est utilisée une fois pour montrer sa dangerosité et une fois car une main l’enserre. Cette dernière image est intéressante car elle fait aussi référence à une déclaration de Poutine. Quand on lui a demandé dans une interview à la télévision ce qu'il avait à dire aux manifestants russes, il a répondu "Et bien, il y aura toujours des gens qui ne m'aiment pas. Qu'est-ce que vous voulez que je leur dise, à ceux-là? Venez à moi les bandarlogues?". Or les bandarlogues ou Bandar Log, font référence au Livre de la Jungle de Kipling, ce sont les vilains singes qui sont hypnotisés par le serpent Kaa. C'est pour ça que Poutine est représenté en serpent Kaa, et que les manifestants répliquent, en s'identifiant aux singes - "Tu nous a dit "Venez-à moi"- nous voilà!"[9] http://www.panoramio.com/photo/66187466. Même jeu avec les préservatifs. Poutine avait cru bon reconnaître des préservatifs dans les rubans blancs de la première manifestation, dès le second rassemblement, il est représenté affublé d’un préservatif. Ces réponses de la foule au leader et un des éléments intéressants de cette mobilisation, car malgré l’encadrement de la société, il y a une forme de dialogue, qui prend des détours et qui est extrêmement réactive. Bien sûr l’image de Poutine est sérieusement désacralisée après les trois manifestations il est comparé à Hitler, au comte Dracula, à un tsar, à Brejnev. On lui prête l’envie de se faire couronner tsar, quand en détournant une photographie où il montre la couronne de Tsar de toutes les Russie, on lui fait dire Enveloppez-la, je prends celle là ! http://www.panoramio.com/photo/66187983 On l’insulte en mat, on le représente mort http://www.panoramio.com/photo/66180723, il est même devenu spectre. Dans nombre des affichettes produites son visage est inexpressif, blanc, seule les contours sont soulignés, il apparaît désincarné, vide.
Rarement dans la vie politique russe une telle violence est employée contre un dirigeant en exercice. Si des précédents ont eu lieu, on pense à Trotski ou à Boukharine, ces caricatures visaient un dirigeant déchu ou ne sortaient pas publiquement[10]. Cette désacralisation est une forme de vengeance symbolique, après une dizaine d’année de propagande basée sur l’homme providentiel. Dans le chaos des années 2000, V.V. Poutine a pu incarner la solution aux problèmes de la Russie, dans la Russie corsetée des années 2010, il est devenu le problème.
Les influences sont multiples, on trouve tout d’abord un référentiel très russo-soviétique ainsi l’utilisation du Tchebourachka, ou de Buratino (le Pinnocchio russe, créé par Alexeï Tolstoï en 1936, et porté à l’écran dans les années 1960 et 1970) sont les marqueurs d’une société. Les deux personnages sont sympathiques, un peu perdus mais dotés de valeurs sures qui les font triompher de l’adversité. Un autre emprunt est fait aux contes occidentaux dans la personne de Dracula, ou ceux de la littérature classique européenne Kipling ou Orwell, peut être là aussi marqueur d’une génération plus âgée. De nombreuses images sont tirées de la propagande soviétique, on représente Staline pour lui faire dire que même lui n’aurait pas réussi à truquer les élections comme l’ont fait les dirigeants en 2011, on transfigure Poutine en Brejnev vieillissant pour conjurer le spectre de la stagnation. Troisième influence des influences typiquement occidentales et on ne peut plus moderne, ainsi on va vu apparaître des références à la série télévisée Docteur House, ou de la BD et du film V comme Vendetta, qui est devenus la marque des Anonymous. Dans ces deux cas on est clairement dans l’univers mental de la jeune génération, ultra connectée à l’ouest la génération geek assez peu politisée mais attachée à sa liberté. C’est ce mélange de générations qu’on peut lire dans les images des manifestations, mais en même temps on peu aussi y lire ses limites, la faible présence de cols bleus, la faible place faite au social. Ces faiblesses expliquent le cantonnement de la révolte aux grandes villes russes et surtout Moscou et la réélection au 1er tour de Vladimir Poutine. Néanmoins, l’opposition russe a marqué des points, elle a repris la rue, obligeant les partisans de Poutine à organiser leurs propres manifestations, le pouvoir a entendu certaines revendications (sur les partis politiques, sur l’élections des gouverneurs, sur la justice) et a du modifier son agenda politique. Ainsi l’image de Poutine a été un peu moins présente dans la campagne électorale, on a vu même des affiches sans son visage avec uniquement son nom et des slogans http://www.panoramio.com/photo/66818385. La Pour une Russie sans Poutine n’est encore qu’un slogan mais le tsar Poutine a perdu un peu de son lustre[11].
Par Christophe Barthélémy.
[1] Un bon résumé est visible sur le net http://www.levif.be/info/reportages-photo/en-images-super-poutine/album-4000059304223.htm
[2] Voir http://www.dailymotion.com/video/xlwa2i_russie-medvedev-joue-au-badminton-avec-poutine_news
[3] Une illustration dans ce radio-trottoir un an après l’élection de Medvedev à la présidence http://www.dailymotion.com/video/x8nj5c_russie-medvedev-reste-dans-l-ombre_news .
[4] Voir http://www.7sur7.be/7s7/fr/8012/Monde/photoalbum/detail/1168354/890927/0/Le-calendrier-sexy-pour-Poutine.dhtml
[5] http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/08/30/en-harley-davidson-poutine-prepare-la-course-pour-la-presidentielle_1565584_3214.html#ens_id=1538815
[6] Citations reprises du http://www.lepoint.fr/ces-gens-la/aviateur-chasseur-de-baleine-pilote-de-f1-poutine-a-tout-de-superman-24-02-2012-1434668_264.php
[7] Quelques planches de bandes déssinées sur http://www.dv-reclama.ru/inter/blogs/detail.php?blog=skorzov&post_id=8387
[8] “Churov le magicien” est devenu l’un des sujets les plus populaires des pancartes faites maison. Cette qualification de “Churov le magicien” vient de Medvedev pour mettre en valeur la manière dont il a mené les élections. Le Président de la commission centrale électorale a modestement répondu “Je ne suis pas un magicien, je ne suis qu’un apprenti.” http://fr.globalvoicesonline.org/2012/01/16/94552/
[9] http://www.kommersant.ru/doc/1839370
[10] Ainsi on peut trouver dans l’ouvrage d’Alexandre Vatline, Dessine moi un Bolchevik (1923-1937), publié en 2007 chez Tallandier des exemples de violentes caricatures de dirigeants soviétiques faites par eux mêmes. Ainsi Boukharine est dessiné en renard porcin, Vorochilov en oiseau, Trotski en lion, Piatakov en renard... Sinon les auteurs aiment aussi croquer leurs sujets en rappelant l’Ancien régime : Kalinine se retrouve en souverain tsariste, Dzerjinski en St Jean Baptiste, Staline en gendarme d’Empire. Trotski n’échappe pas non plus à la caricature en juif errant, affublé d’une guitarre traversant l’Europe occidentale.
[11] Les photos de l’article sont les miennes et peuvent être visualisées avec beaucoup d’autres sur mon site http://www.panoramio.com/user/6468092 .