Il y aurait pu avoir un air de déjà-vu, déjà entendu, de mille fois répété depuis ce 14 janvier 2011, jour de la chute du dictateur Ben Ali. Des familles de victimes portant avec elle colère, dignité, et portrait de leur fils défunt, des dizaines de caméras prêtes à attraper le premier accrochage, des micros qui orchestrent le concours de la parole la plus véhémente, un défilé soigneusement orchestré d’apparitions très politiques, l’ennui, malgré soi, malgré la compassion d’usage, d’avoir à réécouter ces témoignages qui attestaient, au lendemain de la révolution, de la réalité d’une dictature à huis clos dont « les amis de la Tunisie » taisaient le nom. Tout cela aurait pu avoir lieu dans cet événement qualifié d’historique : deux soirées durant, la Tunisie va suivre, en direct, sur plusieurs chaînes nationales, sur Youtube, sur Twitter, partout, le témoignage de victimes de la dictature. Des dictatures, puisque les témoignages remontent à l’indépendance du pays, en 1956. Mais il n’y eu pas spectacle. Il y eu des mots calibrés, des phrases comme des coups de poignards dans la chair de l’oubli. Non ce soir-là n’est pas un prétexte à une réconciliation de surface. Ce fut une gifle qui garde la conscience éveillée, un coup de poing contre la mémoire oublieuse, parfaitement orchestré par une IVD pourtant si souvent décriée, debout dans la tempête, avec à sa tête la maîtresse de ce qui fût tout sauf une cérémonie, Sihem Ben Sedrine. Et cela allait avoir lieu au club Elyssa, jusqu’ici connu dans l’imaginaire tunisien comme la résidence de Leila Ben Ali.
Des chiffres, puisqu’il en faut. L’Instance Vérité Dignité a reçu, depuis sa fondation il y a 3 ans, près de 62000 dossiers de plainte, en a traité 55000 à ce jour, et écouté près de 12000 témoignages. L’événement se voulait historique. Et le fût. Qu’est-ce à dire ? Rien de nouveau pourtant dans ce qui allait être exprimé ce soir, pour qui a sillonné au lendemain de la révolution les routes vers Sidi Bouzid, Gafsa, Redeyef, Regueb, Thalla, Kasserine, rien de nouveau pour qui s’est penché sur la mémoire noire du Bourguibisme, ou visité les caves de la prison de Bourj Eroumi. Rien de nouveau non plus dans le témoignage en direct, dont les télévisions et les radios se sont fait les porte-voix en ébullition au lendemain de la chute de Ben Ali. Est-ce le fait que devant le regard de l’ensemble de ses concitoyens, une institution, l’IVD, allait écouter les victimes, et donc inscrire dans le marbre une vérité qui sera apprise quelques années plus tard dans les livres d’histoires tunisiens ? Le contexte politique houleux des années précédentes – criant alors à la récupération politique de la souffrance- ne favorisait pas l’écho de cette parole. L’écran de fumée produit par des forces portant peu de sympathie pour la jeune révolution, poliment appelé Etat profond, tentait de son côté de nourrir de l’indifférence. Et en ce 17 novembre 2016, c’est bien de la réalité de cet Etat profond, de ses entrailles, de sa mécanique laborieuse, surréaliste, de son absence de vision, du lent glissement de l’institution vers l’arbitraire, puis de l’arbitraire à la déliquescence du rapport qui unit le citoyen à l’Etat, jusqu’à l’instauration d’une mafia étatique, dont il est question.
Quatre heures de témoignages cette première soirée, dont on souhaiterait qu’elles relèguent dans les poubelles de l’histoire les héritages mythifiés, les cyniques théories du complot agitées par les thuriféraires d’un ancien régime qu’ils tentent de recycler. Quatre heures, quatre longues heures éprouvantes, quatre petites heures seulement, contribuent à cela. A donner une autorité indélébile, un éclairage cru sur mémoire sombre. Est-ce cela, la dimension historique que nous sentions ?
Dans la salle, les membres de l’IVD se placent face à l’auditoire, militants de droits humains, responsables politiques présents, entre autres Rached Ghannouchi, Hama Hamami, Moustapha Ben Jaafar, Kamel Morjane (qui -ancien ministre de la Défense puis des Affaires Etrangères de Ben Ali- a eu –lui- le courage et l’humilité de venir) adoptent une juste posture de discrétion, et d’écoute. Des absences remarquées aussi : ni le président de la République, ni le premier ministre ne sont présents à cette convocation de la mémoire. Une absence qui en dit long. Très long.
Une question traverse les esprits: comment les victimes témoigneront-elles face à nous ? Devant un micro face à l’assemblée, telle une conférence exposant doctement l’horreur, le vécu ? Pour nous éviter l’impudeur du face-à-face, les victimes s’installent donc, mais face aux membres de l’IVD. C’est une cellule d’écoute qui est mise en place. Nous sommes témoins et destinataires indirects. Nous sommes protégés. Eux vont s’exposer.
Trois femmes d’abord racontent « leur » janvier 2014. Le jour où leurs fils sont entrés dans l’histoire. Une histoire qui dérange. Aux martyrs la patrie non reconnaissante.
Raouf, fils de Mme Ourida, est tombé sous les balles le 8 janvier, à Regueb. « Comme un chien errant ». « Nous demandons que nos consciences soient réveillées » clame-t-elle. L’index interpelle, frappe le bureau. Une demande, la même que pour les autres mères de martyrs : un procès équitable, pas celui des tribunaux militaires. Interpellant les membres de l’IVD : « Vous êtes notre dernier espoir. » A ses côtés, la mère de Slah Dachraoui, martyr icône du Bloody Sunday de Kasserine du 9 janvier 2011, et dont les images de la mort avaient alors fait le tour du monde. Qui se souvient de Slah Dachraoui aujourd’hui ? Qui se souvient que le cortège mortuaire avait été pris sous le feu policier le jour de l’enterrement ? J’avais en tête les images gravées de ces deux jours, que j’avais montrées dans mon film Démocratie Année Zéro, et des derniers instants de vie de Slah Dachraoui que des téléphones portables tentaient alors d’arracher à un oubli futur. Arracher à l’oubli, donner une postérité. C’est justement un téléphone portable que pose la mère de Anis Farhani, mort à Tunis le 13 janvier 2011, sur la table devant elle à la fin de son témoignage. Le téléphone de son fils. Le sang a séché sur le téléphone blanc. Elle ne l’a jamais effacé. Toute la mémoire semble enfermée dans ce petit appareil tâché de sang, connecté directement à l’au-delà. Quelque chose se déchire : nous entendons un récit qui s’est déroulé il y a 6 ans, elles parlent d’une douleur d’aujourd’hui, avec le cœur de celles qui ont tout perdu hier à peine. « Si il y a une atmosphère démocratique c’est grâce à qui ? Aux martyrs qu’on oublie dans les cimetières. »
Retour 20 ans plus tôt. Deux femmes leur succèdent, l’épouse, et la mère de Kamel, torturé à la barre de fer le 7 octobre 1991. L’époque est à la répression des islamistes, ou supposés tels. La répression est particulièrement implacable à Gabès, ville de Rached Ghannouchi. Ben Ali avait utilisé ce prétexte pour installer sa dictature. C’est à Gabès qu’est mort Kamel 3 jours après son enlèvement, torturé à mort. Elles n’apprendront sa mort qu’en 2009. Et recevront l’avis de décès en 2016.
Dans la salle, l’écoute, d’abord pudique, va laisser place à l’émotion. Les (rares) interventions de Sihem Ben Sedrine sonnent juste. La parole de la victime n’est jamais interrompue.
Le chercheur Sami Brahim ne sera pas interrompu lui non plus durant son témoignage, dans lequel il égraine avec force détails, durant une heure et quinze minutes, les huit années d’enfer qui furent les siennes dans l’arbitraire du système Ben Ali. Son témoignage avait commencé par quelques précautions d’usage dont on comprendra toute la nécessité quelques instants plus tard, lorsque, évoquant sa propre dignité éthique, il détaille la lente mise à mort de l’esprit, de la volonté, par la violation du corps. Un tabou fort vient d’être brisé par un témoignage rare. Il fallait une voix, un visage, pour incarner la torture. La voix de Sami Brahim nous a fait sentir l’odeur du sang, d’urine et d’humidité des caves du ministère de l’Intérieur. L’auditoire n’en sortira pas indemne.
A la fin de ce témoignage, une question demeure, en suspens : quelle justice pour ces crimes ? Les commanditaires sont libres, les tortionnaires aussi. Et nul n’ignore que les conséquences de l’impunité peuvent être lourdes.
Et les mêmes causes produisent les mêmes effets semble renchérir Gilbert Naccache dont le témoigne succède et vient clôturer cette première soirée. Indispensable Gilbert Naccache, qui a passé 11 ans dans les geôles de Bourguiba. Attention chère assemblée semble-t-il prévenir, notre parole et notre présence sonne comme une première victoire. Mais ces dictatures dont on évoque l’horreur naissent de très petites choses, que l’on ne perçoit pas toujours à temps. Une dictature ce n’est pas seulement le bras des coups de matraque, mais la tête qui considère ses concitoyens comme des mineurs intellectuels, qui leur refuse le droit à l’intelligence collective. Des nombreux détails narrés par Gilbert Naccache, pas un ne semble superflu, tant ils rendent palpables le déni progressif du droit du collectif, qui finit par rendre acceptable par tous la mise à mort arbitraire d’un individu par un Etat.
Il est minuit trente. On ressort essoré. Une fois encore, une fois de plus, la Tunisie a su se montrer exemplaire. Et d’abord pour elle-même.
Le lendemain, 8 novembre 2016, la séance s’ouvre sur Bechir Labidi et Leila Khaled, héros de la révolte du bassin minier, et de la résistance de Redeyef. Redeyef avait alors anticipé les évènements de 2011, et Bechir en avait été une des têtes pensantes. Je les avais filmé dès le lendemain de la Révolution, chez eux, à se partager la parole, à m’expliquer ce que fût le cœur et le poumon de cette Révolution. Leila Khaled avait été une des meneuses de la révolte des femmes d’avril 2008, lorsque 100 militants de Redeyef avaient été arrêtés. Pour la première fois, Ben Ali avait cédé. Momentanément, et Redeyef avait fini par le payer très cher. Les tortionnaires de Ben Ali rivaliseront d’ingéniosité pour casser la volonté de Bechir et des résistants de Redeyef. 8 ans plus tard, la force, le courage et l’intelligence de Bechir et Leila sont intacts. Respect.
Puis la mémoire de Nabil Barakati est évoquée, dans ses moindres détails. Autre mise à nu du système, pièce douloureuse d’un puzzle qui sera encore long à reconstituer. Nabil Barakati est mort sous la torture lui aussi, mais en 1987. « Votre frère malheureusement n’est pas tombé sur un professionnel de la torture » avait-on déclaré à son frère Ridha, qui témoigne. Nous ne sommes qu’au début d’une longue soirée. Durant les trois heures de témoignages qui suivent, nous ne trouverons plus de limites au cynisme, et notamment celui des juges, rouage essentiel de la machine répressive.
Il est bien tôt pour mesurer l’impact de ces témoignages, de leur écho pour l’ensemble d’une société tunisienne complexe, et les résistances politiques qui s’en suivront immanquablement. Mais le sentiment, à chaud, est celui d’un avant et d’un après 17 novembre 2016, dans la manière dont l’histoire tunisienne s’exposera désormais au regard de tous, avec pudeur. Et en face.