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Billet de blog 6 novembre 2024

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Eclairer la scène du travail

Eclairer la scène du travail, c’est mettre un coup de projecteur sur une dimension du travail qui reste dans l’ombre et qui échappe aux approches scientifiques : une institution où se jouent les mises en scène du pouvoir et de l’identité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les acteurs tentent de trouver une place et de jouer un rôle sur la scène du travail, mais les marges d’interprétation et d'improvisation n’en finissent pas de se réduire.

La vie institutionnelle. Les sociétés reposent pour partie sur une logique non rationnelle et non objective, la logique institutionnelle que l'on peut aborder comme un phénomène théâtral. Dans ses travaux Pierre Legendre a exploré cette logique qui repose sur des mises en scène, au niveau du sujet et au niveau de la société toute entière : la construction de l’être humain, la cohésion sociale, les mécanismes du pouvoir font appel à des montages de fiction. Sa propre image, le langage, l’interdit il faut bien y croire. Pour cela l’esthétique, les cérémonies, les rituels sont mobilisés par les institutions durant toute la vie. Des mises en scène soutiennent leur légitimité et font qu'on leur accorde une certaine foi, un certain crédit. Aujourd'hui la puissance de la ritualité et des images est de plus en plus mise au service du conditionnement avec les moyens du marketing et de la communication. Le Management a supplanté l’Etat-providence, l’économie et la gestion dominent les politiques sociales. « La gestion scientifique a destitué le mythe politique du Travailleur » (L’empire du Management, 2007, p. 45). Il est tentant de prolonger cette réflexion, en envisageant le travail dans sa dimension théâtrale.

Les mises en scène du pouvoir. L’institution du travail entretient par un ensemble de discours la légitimité du pouvoir au travail (plus ou moins autoritaire) tout en faisant respecter des règles de droit (plus ou moins protectrices) et des institutions (entreprises, administrations, corps intermédiaires, organismes divers). La vie des entreprises et des organisations publiques est animée par la production et la répétition de formules et d’images en tout genre, et par toutes sortes de célébrations professionnelles (événements, réunions). Ces mises en scène soutiennent l’institution de l’autorité pour faire admettre les règles du jeu par les acteurs et « susciter l’adhésion ». Mais l’institution comprend aussi la limitation du pouvoir : la contrainte, la dureté, l’adhésion jusqu’à un certain point.

Les mises en scène de l’identité. Le travail fonctionne comme le cadre d'une représentation où l’on met en jeu sa fonction, son personnage ou son image dans un effet de miroir où l’on se découvre et où l’on peut se reconnaitre. Une possibilité de jouer sa vie malgré tout ce qui rend le travail difficile à supporter. Travailler c'est gagner sa vie au prix de se plier aux formes imposées de vie au travail, qui peuvent aller jusqu’à la manipulation et au formatage extrême des personnes, marionnette, esclave ou robot. C'est aussi interpréter des règles et des situations, jouer un rôle dans le monde avec d’autres dans des échanges de parole et se trouver confronté à l’autorité, pour la subir ou l’exercer.

La dégradation continue. Une partie du monde du travail voit sa situation se détériorer. La rationalisation à grande échelle de l'organisation et du contrôle du travail s'est accompagnée de précarisation, mise en concurrence, dévalorisation, harcèlement, intensification, pénibilité, et d'une dépendance aux nouveaux outils techniques. Soumis aux machines, auprès de qui trouver un soutien ? – auprès d’autres machines répond la télésanté au travail digitalisée. Où sont les autres, les rituels sociaux et les structures qui aident à rendre le travail supportable ?

Les moyens de la formation professionnelle sont mis au service de l'acceptation des changements technologiques et de la transformation des identités professionnelles. Chacun est prié de présenter une image conforme sur les réseaux sociaux ("le produit c'est vous").

Tous accompagnés. La promesse d’accompagnement par des experts n’est pas sans violence pour tous ceux qualifiés de "fragiles", "à risque", " vulnérables" qui n'acceptent pas ces évolutions ou qui ont du mal à s’adapter, dans un climat d'isolement et de crainte (perdre son emploi ou ses allocations, peur de ne pas pouvoir travailler jusqu'au bout dans ces conditions, anxiété liée à l'instabilité et aux changements permanents). Pour eux, la mise en place d'un revenu universel pourrait signifier institutionnaliser la privation de scène du travail.

La scène se vide. Les institutions paritaires ou indépendantes, les contre-pouvoirs ont été systématiquement remis en cause, les administrations qui conduisaient des politiques orientées vers le règlement des problèmes et l’intérêt général se sont converties à la foi dans les données et l’évaluation. Les ambitions revues à la baisse se réduisent à suivre les dossiers, mettre en oeuvre la déréglementation et la diminution des moyens, organiser des débats, lancer des campagnes de sensibilisation. Les réformes s'enlisent dans la correction de leurs propres dysfonctionnements (déboires de Qualiopi, du CPF, du DUERP). Les cabinets de consultants et prestataires de solutions techniques exercent une pression constante sur les médias, les administrations et les entreprises. Le projet technocratique se poursuit toujours plus centraliste. Après plusieurs décennies dominées par le Management le tissu institutionnel est usé.

Les formes institutionnelle évoluent. Durant la crise sanitaire en 2020 le travail était sur le devant de la scène, les échanges et les rapports hiérarchiques se sont réinventés et ont donné lieu à la signature d'accords entre les partenaires sociaux.

De nouvelles formes de travail se généralisent : télétravail, exosquelettes, corps connectés, cobots, réalité virtuelle, intelligence artificielle, ubérisation, plateformisation. Les problématiques de la scène de travail se renouvellent : vêtements, décors, constitution d'un groupe, interprétation, improvisation, etc.

La place de la parole au sein des situations de travail se réduit dans les nouvelles organisations.

Les diverses tentatives pour organiser des espaces de discussion sur les pratiques professionnelles n'ont pas abouti (Droit d'expression 1982, Rapport Lachmann, Larose, Pénicaud 2010, Accord sur la qualité de vie au travail 2013). Des dispositifs fonctionnent, parfois durablement ou pour des projets spécifiques, mais aucun modèle ne s'est imposé susceptible d'être généralisé. Une proposition issue des Assises organisées par le ministère du travail en 2023 recommande d'inscrire dans le code du travail l'exigence d'écouter les travailleurs. On pourrait imaginer que les modalités en soient négociées au niveau de l'entreprise ou de l'unité de travail (degré de formalisme, objectifs, présence ou non de l'encadrement ou d'intervenants extérieurs, suivi, etc.). Toutefois, la mise en place d'espaces d'échanges pourrait aussi devenir un nouveau marché, avec consultants et applications dédiées, comme pour la santé mentale au travail. L'écoute est enseignée comme une technique dans les programmes de stages et fait l'objet de procédures standardisées. A France Travail les entretiens sont guidés par des algorithmes.

Le management algorithmique des activités affaiblit la fonction d'encadrement et représente une forme de gouvernement par la science et les procédés techniques. Après sa prise de fonction, le ministre du travail Olivier Dussopt invoquait Auguste Comte (le Journal du dimanche, 20 août 2022). S'agit-il d'"instituer une marche automatisée du monde" selon la formule d'Eric Sadin ? (La siliconisation du monde, 2016, 2021, p. 119). Le travail sans l'institution. Le recours au Nudge, technique d'influence des comportements qui relève plus de la manipulation que de l'institution, confirme que les entreprises et les administrations sociales savent utiliser l'efficacité de la mise en scène des mots et des images.

Le concept de scène du travail permet de mieux comprendre l'institution dans sa fonction de soutien et d'humanisation. Et pourquoi son effacement et sa déconstruction sont des facteurs de déséquilibre et de déshumanisation. La fonction d'humanisation du travail a un double sens : humaniser le travail (ex. les dispositifs institutionnels limitent la violence inhérente aux organisations) et le travail humanise (ex. aide à trouver sa place sur la scène de la société). L'équilibre personnel est compromis si le point d'appui que constitue une scène du travail où l'on peut s'identifier est fragilisé. La logique inconsciente de la représentation de soi et du pouvoir est ignorée par les sciences neuros ou comportementales et par la conception officielle de la santé mentale qui ont envahi les discours et les propositions commerciales RH. L'approche des difficultés du travail à partir de la santé par les sciences du travail en quête d’objectivation et de mesure a facilité la gestion par les données. La doctrine contemporaine fait de la santé scientifique la référence des politiques du travail. L'année 2024 a vu la disparition temporaire du ministère du travail fusionné avec celui de la santé, avant de se reconstituer. Les piliers institutionnels sont touchés par la précarité.

En dépit des problèmes qui se multiplient (perte de confiance, difficultés de recrutement, désengagement - surengagement, épuisement, absentéisme), on ne peut que constater un acharnement à vouloir tout maîtriser et rationnaliser de la part de "ce qu'il faut bien appeler nouvelle technocratie" (Legendre, Trésor historique de l'Etat en France, 2022, t. I, p. 42). Depuis les années 2000, les décideurs publics et privés issus des grands corps ont progressivement laissé s'installer l'organisation algorithmique de la société et de la vie au travail, sous l'influence des grandes entreprises du numérique et des cabinets de conseil.

Du point de vue de l'institution du travail, les questions de la place de l'encadrement et de la place de la parole devraient figurer au programme des discussions et négociations à venir sur le cadrage de l'humain face à la gouvernance technologique, aux différents niveaux (parlement, branches, entreprises, conférences sociales).

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