Dans une récente exposition consacrée au peintre nancéen Édouard Moyse (1827-1908), le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris (MAHJ) présentait un énigmatique tableau intitulé Le Grand Sanhédrin des Israélites de l’Empire français convoqué à Paris par ordre de Napoléon 1er, le 4 février 180, sur lequel, Paul Salmona, Directeur du MAHJ attira mon attention. Il s’agit de la réunion de soixante-et-onze rabbins chargés de définir les principes du culte israélite et d’approuver la prééminence de la loi commune sur la halakha, la loi religieuse juive. Ils eurent à traiter un certain nombre de questions concernant la polygamie, la répudiation, le mariage, la fraternité, les rapports moraux, civils et politiques, et les professions exercées par les Juifs. Le préambule du procès-verbal de la réunion du 8 mars 1807 concluait : « Ces ordonnances apprendront aux nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sous lesquelles nous vivons, et ne nous séparent pas de la société des hommes. » On mesurera le chemin parcouru en se souvenant que, dans toute l’Europe, les communautés juives étaient considérées comme des « nations » étrangères, soumises à de nombreuses discriminations bien que jouissant parfois d’une certaine autonomie politique et juridique.
Suivront en France, en 1808, la création du Consistoire central israélite et de sept consistoires départementaux, puis celle du Séminaire israélite de France en 1829. Parallèlement, la France connaîtra un mouvement sans précédent de construction de synagogues, de celle de Bordeaux (1812) à celle de la rue Pavée à Paris 4e, due à Hector Guimard (1913). Ces bâtiments, bien que discrets, figurent parmi les monuments les plus intéressants de l’architecture du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et donnèrent aux Juifs des lieux de culte respectueux. On connaît la suite : la citoyenneté accordée aux Juifs par la constituante en 1791 leur permit d’accéder – situation unique en Europe au XIXe siècle – à tous les domaines de la vie économique, sociale et politique (commerce, industrie, services, université, administration, justice, parlement, gouvernement…). La Révolution, l’Empire et la Restauration auront donc accordé des droits, et permis la création d’institutions favorisant l’émergence d’un cadre religieux et institutionnel qui reconnaît intégralement les principes de ce qui deviendra la République. Le processus engendrera une forme originale d’inscription des Juifs dans la nation que l’on a nommé l’israélitisme.
Sans calquer l’Islam sur le Judaïsme et sans confondre les configurations historiques, peut-on s’inspirer de ce processus ? Tout diffère entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXIe : les Juifs en France étaient alors moins de 100 000, les Musulmans, aujourd’hui, sont plus de 4 millions ; les Juifs étaient discriminés, les Musulmans jouissent des mêmes droits que les autres citoyens ; l’Islam était inexistant, il est aujourd’hui la deuxième religion de France ; l’aspiration des Juifs à la nation s’exprimait avec ferveur, tandis que de nombreux enfants d’immigrés cherchent encore leur place donc leur citoyenneté dans la France d’aujourd’hui. En revanche, on retrouve de nombreuses questions identiques dans les préoccupations politiques qui s’expriment actuellement pour favoriser la structuration de l’Islam dans le respect la République et de ses valeurs. Il apparaît indispensable de susciter la création d’institutions comparables aux consistoires. Il est nécessaire de créer des structures de formation des Imams analogues au séminaire israélite. Il faut favoriser la construction des mosquées car la France accuse là un immense retard dont pâtit une population musulmane n’héritant pas du « manteau d’églises » légué par le Moyen Âge, alors que trop souvent on en contrarie l’édification sans parler des nombreuses caricatures qui parfois les accompagnent.
Mais les institutions, les séminaires et les mosquées ne suffisent pas : il faut aussi, comme aux Juifs en 1791, donner des chances égales aux Musulmans, et en particulier à ceux issus de l’immigration, car, s’ils ont théoriquement les mêmes droits que tous les Français, les discriminations dont ils font l’objet maintiennent pour la majorité d’entre eux, génération après génération, un plafond de verre professionnel douloureux, et leur représentation dans les institutions politiques reste encore insuffisante.
Ces décisions fortes, ces initiatives novatrices, la France aurait dû les prendre dès les années 1960, après la décolonisation. Il était alors parfaitement prévisible qu’une importante population musulmane, déjà présente dans l’Hexagone, deviendrait française quand elle ne l’était pas déjà, à l’instar des Harkis qui furent traités en France de manière scandaleuse après 1962 et demeurerait sur notre territoire. La France où, depuis 1905, l’État n’a plus coutume de se mêler de religion, a alors raté le coche, « délégant » le financement et la gestion de l’Islam aux pays d’origine des fidèles, et laissant toute latitude à la diffusion des idées les plus rétrogrades, portées par les subventions de certains pays du Golfe, avec les conséquences que l’on connaît. Mais, à l’instar du franco-judaïsme il y a deux siècles, on peut encore susciter l’émergence d’un Islam de France, organisé et moderne, authentiquement républicain.
Il n’est pas trop tard mais il est urgent d’agir et « la fenêtre de tir » que donne la prochaine élection présidentielle est une occasion à saisir. Favorisons la négociation collective avec l’Etat central.