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Billet de blog 6 juillet 2023

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Episode 3, Les origines du concept de « santé mentale »

La santé mentale, c’est savoir dire NON, pas de s’adapter à une société malade. Une série de 5 billets sur les origines et l'actualité du concept de « santé mentale ». Cette semaine, épisode 3 : les origines du concept de « santé mentale ».

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Les origines du concept de « santé mentale »

En 1928, le publiciste américain Edward Bernays, neveu de Freud et auteur du fameux livre Propaganda, déclare : « La manipulation consciente et intelligente des actions et des opinions des masses est un élément important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société constituent un gouvernement invisible qui est le vrai pouvoir dans notre pays. Nous sommes gouvernés, nos esprits sont formés, nos goûts éduqués, nos idées suggérées, en grande partie par des hommes dont nous n’avons jamais entendu parler19 . »

Au nombre de ces « hommes dont nous n’avons jamais entendu parler », John Rawling Rees, psychiatre britannique, directeur médical en 1932 du Tavistock Institute of Medical Psychology (clinique Tavistock). Sa conception va bien au-delà de la propagande auprès des consommateurs à laquelle se limitait le publiciste Bernays. Avec Rees, la manipulation passera d’« externe » (informations biaisées pour « faire croire que ») à « interne » (changement de l’identité psychique d’une personne et de ses relations interpersonnelles). Pour consacrer cette évolution, il inventera un nouveau concept : la « santé mentale ».

Psychiatre conseiller de l’armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale, avec le grade de colonel, Rees va réinvestir ce qu’il a expérimenté au contact des officiers et soldats britanniques soumis aux violences du conflit. Il participera à la création de l’Institut Tavistock des relations humaines (Tavistock Institute of Human Relations), qui, contrairement à la clinique Tavistock, sera orienté vers les questions sociales et la dynamique de groupe. Sous son impulsion et pour l’épauler, l’Institut, financé par la Fondation Rockefeller, recrutera quatre autres chercheurs, pour former ce que Rees appellera le « comité invisible ». Ils auront tous des responsabilités de premier plan. L’un d’entre eux, Ronald Hargreaves, deviendra par exemple directeur adjoint de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en charge de la santé mentale20.

Ce qui, selon ses dires, préoccupe Rees est de préserver la « santé mentale » de ses concitoyens. Si ce terme à connotation hygiéniste (avant cela, il était question d’« hygiène mentale ») peut paraître suranné, il ne semble pourtant pas de nature à effrayer : qui pourrait être contre ? Encore faut-il s’entendre sur la signification du terme. Rees parle d’« idées de bon sens », de « valeurs partagées », mais tout cela reste bien vague. En fait, dans son esprit et comme on l’a vu plus haut, la santé mentale désigne un état de non-questionnement et d’adaptation à l’évolution des choses, laquelle est considérée comme indépendante de la volonté de l’individu. On pourrait dire qu’il s’agit, sur le plan social, du mécanisme de la « main invisible » décrété par l’économiste Adam Smith21. Selon ce dernier, la recherche par chacun de son intérêt personnel aboutit, sans autre intervention (d’où la main invisible) à l’intérêt général. « Vices cachés, vertus publiques » résumait avec plus de franchise Bernard Mandeville22, le mentor de Smith. Il en est de même pour le concept de santé mentale : que chacun se préoccupe de son bien-être et de son « développement personnel23 », indépendamment de celui du monde, cela contribuera automatiquement (par la main invisible !) à la paix sociale. Il sera considéré par la communauté comme étant en bonne santé.

D’un point de vue philosophique, nous sommes ici à l’opposé de l’approche socratique et confucéenne (pour faire un parallèle avec une autre civilisation) : le bonheur doit être pragmatique, individuel, immédiat. Je peux être heureux indépendamment des autres, indépendamment du bonheur et du bon fonctionnement de la société dans son ensemble, indépendamment du souci de son devenir. De fait, un contrat implicite est alors établi : d’un côté, l’individu souffre moins et sa vie est rendue plus tolérable, de l’autre, ce sont les élites qui le « gèrent » et s’occupent de l’avenir de la cité. D’un point de vue politique, cela revient à la constitution progressive et en demi-teinte d’un système oligarchique.

Les prédicats de la santé mentale selon Rees baignent donc dans une bienveillance hypocrite. Il s’agit d’éviter l’affrontement, d’être soi-disant positif, de compatir avec les difficultés des autres moyennant une cellule d’aide psychologique et/ou une ligne téléphonique d’écoute, et pourquoi pas une petite gratification financière, toujours ponctuelle. En un mot et une fois encore, de gérer la crise et non d’y remédier. Quant à celui qui s’attaque aux origines extérieures du problème, il est considéré comme un grand rêveur naïf, ou pire, un individu au comportement déviant, voire pathologique. En somme un modèle capable, d’inspirer… pardon, de corrompre dirons-nous, la jeunesse.

A suivre...



Encadré : Inflation et guerre, ne pas s’adapter à l’inacceptable 

Alors que l’inflation vide de leur substance les euros souvent gagnés de haute lutte, que voit-on ? A la une d’innombrables reportages radiophoniques et de journaux télévisés, le consommateur moyen est interrogé sur son ressenti, sur la manière dont il va pouvoir s’en sortir, sur ses combines individuelles pour continuer à survivre malgré la hausse des prix. Les milieux de petite politique exigent du gouvernement qu’il mette en place des aides, bloque ici ou là les prix durant quelques semaines, sans jamais s’attaquer au problème de fond. La moindre des santés mentales voudrait que (comme le fit le général de Gaulle un certain 18 juin) l’on cesse de prendre les évènements pour argent comptant, ce serait ainsi et nous n’y pourrions rien. Le bon sens appelle en effet à un diagnostic partagé sur les causes premières de l’inflation - pyramide de dettes, avalanche d’émission monétaire, spéculation systémique – et que soient débattues partout dans le pays les solutions au plus haut niveau pour s’orienter vers un réel changement de paradigme économique, politique, voire géopolitique. Autrement dit changer le terrain du débat en posant les questions qui fâchent24.

Une des difficultés réside dans le fait qu’à la différence de juin 1940, l’ennemi avance sans qu’on puisse l’identifier clairement. Ce sont pourtant les mêmes intérêts financiers ayant organisé l’humiliation de l’Allemagne après le Traité de Versailles, ayant pactisé avec « Monsieur Hitler », qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Sans pouvoir le désigner nommément, le peuple de France emmené par les Gilets jaunes a senti le danger majeur que nous font courir les « milieux politico-financiers prêts à toutes les compromissions » stigmatisés par le Général lorsqu’il analysait la défaite. De Gaulle parti, «l’élite » revint très vite à ses habitudes. Marc Bloch25 l’a finement analysé, qui parle de « l’élite » comme d’un « petit monde » partageant « une culture commune du mépris du peuple, dont on sous-estime les ressources».


[19] Bernays, E. (1928). Propaganda - comment manipuler l'opinion en démocratie, La Découverte (2007), Paris, chapitres I à VI.

[20] Il s’agit de Ronald Hargreaves, directeur adjoint de l’OMS de 1948 à 1955. Les trois autres membres de ce « comité invisible » sont Henry Dicks et Tommy Wilson (respectivement directeur adjoint et premier président de l’Institut Tavistock), ainsi que Wilfred Bion, pionnier de la dynamique de groupe. Tous se sont impliqués dans les recherches menées avec l’Armée britannique.

[21] Adam Smith, écossais et professeur de « philosophie morale », est né en 1723. Il publie en 1776 Recherche sur les causes et la nature de la richesse des nations, ouvrage considéré aujourd’hui comme l’acte de naissance de l’analyse économique et du libéralisme, lit-on sur le site du ministère de l’Economie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

https://www.economie.gouv.fr/facileco/adam-smith

[22] Dans son poème « La Fable des abeilles ».

[23] Le marché du développement personnel et de la « psychologie positive » est estimé à plus de 3 milliards d’euros annuels.

[24] Interdire les ententes entre producteurs, la spéculation organisée, la cotation en temps réel ; supprimer l’imprévisibilité des cours en établissant des contrats de gré à gré à long terme et à prix fixe.

[25] Bloch M. (1946), L’étrange défaite, Folio Histoire, Gallimard.

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