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Billet de blog 13 octobre 2025

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10 ans après le 13-novembre : « Memento mori »

Dans un mois auront lieu les commémorations des attentats du 13-novembre 2015. Comme pour la plupart de mes camarades, le moment des commémorations est toujours particulier, pas seulement symboliquement. Les symptômes du stress post-traumatique reviennent en force. Malgré les protections que j’essaie de mettre, et le soutien toujours présent de mes proches, j’appréhende. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans un mois auront lieu les commémorations des attentats du 13-novembre 2015, encore trop souvent réduits aux « attentats du Bataclan ». Alors que les 5 ans s’étaient déroulés, un vendredi 13 encore, dans un contexte doublement difficile (attentat contre Samuel Paty, et deuxième vague du COVID), cette année promet d’être encore pire : à l’heure où j’écris ces lignes, la France n’a toujours pas de gouvernement (ou pour quelques heures), et il est bien possible que les commémorations se passent pendant la campagne des Législatives, si Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée. Et je ne parle même pas de l’ambiance internationale. Le moment « idéal » pour les récupérations politiques, voire pour des tentatives étrangères de déstabilisation du pays. Le risque de l’attentat-anniversaire semble paradoxalement le moins grand. Comment gérer tout ça en tant que rescapé ?

Comme pour la plupart de mes camarades, le moment des commémorations est toujours particulier, pas seulement symboliquement. Les symptômes du stress post-traumatique reviennent en force : irritabilité, sommeil agité, excès, hypervigilance, voire symptômes physiques, en ce qui me concerne mon bras droit à nouveau engourdi, et petites crises claustro dans certaines circonstances. Il y a cinq ans, la sortie de mon ouvrage, « Journal d’un rescapé du Bataclan », m’avait permis de réfléchir et de prendre un peu de recul. Depuis, il y a eu cinq ans de plus, le procès au milieu, le suicide de notre camarade Fred, et des tempêtes personnelles sans lien (?) avec le 13. J’essaye donc de tout mettre un peu à plat.

Le procès a été ma première tentative de rendre constructive cette période. Comme je l’écris dans mon livre, j’ai hésité longtemps à me constituer partie civile, mais une fois fait j’ai été de plus en plus impatient à mesure que le procès approchait. Je ne regrette pas. Une bonne part des questions que je me posais sur le déroulement de ce vendredi 13 ont trouvé une réponse. J’ai même réussi à m’intéresser, un peu, aux accusés ! Les quelques billets que j’ai publiés grâce à Mediapart, avec d’autres parties civiles, m’ont permis de prendre un peu de recul. Le procès était aussi un fort moment de communion, entre parties civiles, mais aussi avec tous les participants. C’est presque une communauté qui s’est formée pendant tous ces mois. La fin a été un peu difficile, comme un manque.

J’ai eu cependant la chance de pouvoir encore un peu prolonger l’effet positif du procès. J’ai rencontré l’avocate d’Abdeslam, maître Olivia Ronen. N’ayant qu’un intérêt relatif pour son client, j’ai pu entendre sa critique du verdict, moi-même un peu étonné de sa sévérité, même si je n’ai jamais cru qu’il avait renoncé par bonté d’âme à se faire sauter, mais plutôt par peur...voire qu’il n’avait pas renoncé du tout vu que sa ceinture d’explosifs était défectueuse. Le plus intéressant de notre discussion a été cependant la suite : le rôle d’un tel procès, juger des hommes ou faire l’histoire et de la pédagogie. Débat entre juriste et historien assez classique, mais qui m’a fait pas mal réfléchir, et m’a donc beaucoup apporté.

Nos échanges m’ont conduit à lui proposer de venir expliquer son métier à mes 4e, ce qu’elle a accepté (et je l’en remercie encore). Un beau moment dont mes élèves m’ont encore parlé des mois après. Je suis aussi et partage régulièrement son collègue maître Martin Vettes sur les réseaux, j’ai pu parler quelques fois avec maître Negar Haeri et maître Raphaël Kempf (qui avait cité une de mes tribunes en pleine audience!), et plus largement j’ai vraiment apprécié de discuter avec tous les acteurs et actrices du procès. Le verdict au final m’importe peu, même si je comprends qu’il fasse débat (notamment au sein de la défense), mais le moment a été important. Je sais toutefois que ma position est facilitée par mon désintérêt pour les accusés, le seul qui m’aurait à la limite intéressé ayant terminé en morceaux sur la scène du Bataclan.

J’ai su plus tard qu’a priori le truc blanc que j’ai vu sur une enceinte (dont je parle dans mon témoignage du 16 novembre, que je vais republier le 13 prochain) était un bout de Samy Amimour. L’occasion de revenir sur l’un des moments importants du procès pour moi (et beaucoup d’autres), dont j’ai parlé dans un billet Mediapart, et qui me fait encore réfléchir aujourd’hui : faut-il tout montrer ? En ce qui concerne le procès, je pense toujours que oui, et d’ailleurs l’entre-deux choisi par le Président Périès a été un peu décevant. Regarder (et entendre, à défaut du reste…) l’horreur en face, c’est aussi le rôle de la Justice.

Et en dehors du tribunal ? La photo de la fosse du Bataclan, vite interdite, a malgré tout beaucoup circulé, exploitée par l’extrême droite pour nourrir son discours raciste et islamophobe. Je trouvais ça tout à fait normal à l’époque d’empêcher l’accès à cette photo, je signalais tout partage. Tout comme les images du camion à Nice. Une discussion récente avec un rescapé, David, m’a fait réfléchir à nouveau sur les limites. Nous étions d’accord pour dire qu’il est impossible de montrer la fosse, que ce soit la vraie, ou reconstituée pour une fiction. Pourtant, un tour sur les réseaux sociaux montre que les limites sont dépassées depuis longtemps par beaucoup d’autres, sans le moindre scrupule. Une fois encore les réseaux démultiplient des choses (le plus souvent les pires) qu’on voyait ailleurs, et en font quasiment la norme.

L’utilisation politique des images des victimes de la fosse du Bataclan me fait penser à celle des enfants de Gaza écrasés par les bombes ou décharnés par la famine et les maladies, exposés (souvent imposés) à des millions de regards depuis 2 ans. La question de la limite, de moins en moins de personnes se la posent. Pourtant, est-il si indispensable de tout montrer pour sensibiliser les gens ? À part la colère et la haine, et parfois une certaine jouissance (ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça du « porn war »), je ne vois pas grand-chose s’exprimer sous les tweets exhibant des enfants au crâne défoncé ou aux membres mutilés. Comme pour la fosse. La différence est que pour les victimes françaises, il y avait majoritairement une levée de boucliers pour défendre leur dignité, mais pour Gaza et ailleurs, c’est open bar.

Le dernier point sur lequel j’ai réfléchi ces derniers mois est le rapport entre l’islamophobie et les attentats. Au moment où l’antisémitisme est « expliqué » par la politique du gouvernement israélien (voire par le soutien des Juifs à l’existence d’Israël), j’ai évidemment pensé à l’époque où le débat était sur le lien entre l’islamophobie et les attentats djihadistes. C’est un journaliste américain qui m’a interrogé il y a quelques mois sur l’ambiance islamophobe (je n’oserai pas écrire « islamophobie d’atmosphère »...) en France, le lien avec les attentats...question qu’une de mes 3e m’a également posée il y a quelques jours ! Et j’ai alors réalisé que je ne pouvais pas répondre la même chose que les années suivant les attentats. En 2016-2017, j’avais le sentiment (et je crois que les chiffres le confirment) qu’il y avait eu une hausse des actes islamophobes, mais pas une explosion. Les attentats djihadistes n’avaient pas totalement provoqué l’amalgame et la colère contre les musulmans que les terroristes voulaient provoquer. En 2019, l’attentat contre la mosquée de Bayonne avait conduit à l’organisation d’une manifestation contre l’islamophobie, à laquelle j’avais participé malgré le CV de certains organisateurs. Pourtant, comme je l’ai dit au journaliste, je pense que l’islamophobie est bien plus forte aujourd’hui. Et que les attentats ne sont donc pas son principal carburant. Ce qui, évidemment, n’empêchera pas la récupération politique lors des commémorations.

Cette année spéciale des dix ans, j’ai décidé finalement de la rendre constructive dans mon travail, le seul domaine de ma vie où je me sens plutôt bien et équilibré. J’ai donc décidé de faire quelque chose avec mes 3e sur les commémorations. Mes élèves avaient quatre ou cinq ans au moment des attentats, et ils en savent très peu ce choses, voire rien du tout. En revanche, la plupart savent que j’y étais. Autant s’en servir ! J’ai construit la séquence ainsi : visites de l’extérieur du Bataclan, de l’expo au musée Carnavalet sur les commémorations des attentats, et du Jardin mémoriel ; puis venue au collège dans un premier temps d’un témoin rescapé du Bataclan (qui était dans le même cagibi que moi, en plus), puis de Matthieu Suc, de Mediapart. Ils auront aussi des documents à travailler sur le stress post-traumatique, à partir de l’expo de la Cité des Sciences. Le souci est que, comme souvent avec les sorties scolaires, ce n’est pas si facile à organiser. Sans entrer dans les détails, j’ai eu des difficultés à obtenir des tickets de transport pour les élèves, et je l’ai très mal pris : stress, colère, envie de faire un scandale médiatique, cauchemars... Ça peut paraître too much, mais c’est typique de l’état dans lequel on peut être durant cette période : on prend tout mal, on réagit au quart de tour, on est sans filtre, ce qui peut parfois blesser des proches ou des collègues, etc. Les victimes d’attentats restent fragiles longtemps, et même pour toujours, le suicide de Fred nous l’a cruellement rappelé…

Cette fragilité est souvent liée à de la colère, de plus en plus présente depuis un an ou deux en ce qui me concerne, et j’ai dû prendre la décision de me mettre un peu en retrait des réseaux sociaux, et plus largement de mes prises de parole publiques, y compris sur les usages politiques de l’histoire. Une bonne idée au final. Je suis toujours présent sur les réseaux (y compris X), je relaie ce que je pense important, mais je ne réagis quasiment plus sur les sujets nationaux et internationaux, et sur la manipulation de l’histoire. J’avais tendance là aussi à partir au quart de tour, à vouloir à tout prix réagir et dénoncer, mais c’était épuisant, totalement inutile, et même contreproductif. Evidemment, il n’y a pas que les rescapés d’attentats qui ont ce rapport aux réseaux et ces questionnements, mais je sentais que mon état risquait de me faire aller trop loin, ou que l’ambiance des réseaux aggraverait ma situation. Cela a été difficile, tant la colère est encore là devant tous les mensonges et les malhonnêtetés que j’ai vues se déverser depuis au moins deux ans, notamment sur l’international, y compris de la part de personnes que je respectais. Mais contrairement à ce que j’ai vécu en 2016 et 2017, j’ai finalement réussi à me protéger. Seule exception que je me permets : réagir aux récupérations politiques des attentats. Là-dessus, je ne laisserai rien passer dans les semaines à venir, que ce soit la fausse compassion ou le relativisme.

Ce besoin de m’éloigner et de me replier sur moi-même, je l’ai aussi IRL, comme on dit. À part les cris des élèves dans les couloirs du collège, je supporte de moins en moins le bruit et la foule. Encore pire que mon besoin de retrait en 2016. Dès que j’en ai l’occasion, je vais dans ma maison de famille en bord de Loire, où je profite du chant des oiseaux et du silence de la nuit. Depuis 2-3 ans, je me suis mis au « birding », je repère des chants d’oiseaux et les oiseaux eux-mêmes, et je suis passé à la photo cette année. C’est un plaisir que je peux partager avec très peu de monde, et quand je suis seul ce sont de vrais moments de détente, presque de méditation. Le souci étant évidemment qu’il faut revenir. Heureusement, j’ai encore des motivations pour le faire, mais ces moments à la campagne sont devenus véritablement une question de survie mentale.

Dans la même logique je pense, je m’intéresse de plus en plus aux animaux, mon empathie pour eux augmente proportionnellement à sa baisse pour l’être humain, et j’ai même parfois des poussées d’écofascisme (mais je me raisonne). Sans être devenu véritablement végétarien, je me mets des interdits alimentaires. Le 13 me sert là aussi : oui, j’y ai vu le pire de l’espèce humaine, mais également le meilleur, y compris après. Et les élèves, comme en 2016 et depuis, me donnent toujours un peu d’espoir. Je me raccroche à ce genre de choses pour me persuader que l’humanité vaut la peine de ne pas disparaître, malgré toutes les horreurs qu’elle commet. J’ai tout à fait conscience que cet état d’esprit peut faire cliché, il provoque d’ailleurs railleries et condescendance dans une partie de mon entourage. Je m’en tape, au contraire, j’ai un peu de peine pour celles et ceux qui n’arrivent pas à comprendre ça. En revanche, je ne suis pas du tout dans le prosélytisme…

Reste que malgré les protections que j’essaie de mettre, et le soutien toujours présent de mes proches, j’appréhende à la fois la période des commémorations, et l’après. Peut-être parce que j’aurai aussi 50 ans...

Si je n’ai pas encore fait tatouer la phrase fétiche des Anciens, « Memento mori », elle me parle, et un nouveau squelette de danse macabre rejoindra bientôt ses congénères sur mon bras pour m’aider à passer le cap...

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