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Christophe Thollet Vigere

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Billet de blog 27 juillet 2023

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Le film Barbie : sous la plage, le pavé dans l’industrie pétrochimique

Je vous propose une lecture critique du film de Greta Gerwig qui cache de grands enjeux de société derrière les strass et les paillettes d’une comédie hallucinée. Il y sera question d’existence, de regard, de théâtralisation, du sexe du capitalisme, de la place de la pétrochimie dans notre société, et donc de « Féminicène ».

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Je pourrais ne parler que de la forme de ce film qui vaut à elle seule un oscar de la meilleure réalisatrice (Greta Gerwig qui a coécrit et réalisé ce film a déjà reçu cette distinction en 2018 avec le film Lady Bird). Je pourrais ne parler que de cette façon si audacieuse de jouer avec l'espace, les couleurs, les stéréotypes et le fil narratif.

Jouer, oui il s'agit bien de jouer avec ces personnages comme une enfant jouerait avec ses poupées en plastique : avec pureté, naïveté, candeur, humour, violence, inventivité, simplicité… 

Illustration 1

En tant que spectateurs de ce film, nous nous retrouvons d’ailleurs les jouets de cette réalisatrice conteuse qui s'amuse régulièrement à faire du “métacinéma” (avec des arrêts sur images pour faire des notes de production ou une chanteuse qui se plaint d’être coupée par la voie off par exemple) comme pour nous dire "have fun, tout ça ce n'est qu'un film". 

Sauf que bien souvent dans le cinéma de cette réalisatrice, il ne faut pas se fier aux apparences.
Les sujets sont beaucoup plus profonds et beaucoup plus complexes qu'ils n'y paraissent.

Derrière cette œuvre pop et légère qui prend souvent la forme d'une comédie musicale hallucinante, sourdent des combats idéologiques et un réalisme pragmatique face aux grands enjeux de notre société.

En gros pour moi, avec ce film on revisite un slogan de mai 68 : "Sous la plage, les pavés".


Ça fait un moment que je travaille avec un groupe de shifters sur ce qu'on appelle “les nouveaux récits”. Autrement dit sur la force de l’imaginaire dans la prise de conscience de l’urgence climatique dans laquelle nous sommes, ou la construction d’une société résiliente. La force du récit dans la construction de notre propre imaginaire. Les biais cognitifs dont nous ne réalisons ni la prédominance mentale, ni les origines culturelles, ni l’étendue des ramifications.
Ici, dès les premières secondes, on est plongé dans l’imaginaire.

Le film commence avec une séquence hommage au film “2001, l’odyssée de l’espace” : on retrouve le même paysage aride et lunaire, les mêmes couleurs de coucher de soleil, la même musique (avec les trompettes et les timbales de “Ainsi parlait Zarathoustra” de Richard Strauss), sauf que les premiers hommes (les singes) sont remplacés par des petites filles qui jouent à la poupée. Enfin plus précisément, elles jouent à la “maman”, comme l’explique une voix off féminine : "depuis la nuit des temps, depuis l’existence de la première petite fille, il y a eu des poupées”. “Mais ces poupées ont toujours été invariablement des bébés” ajoute la voix off, comme pour rappeler que jusqu’à l'arrivée de la poupée Barbie, ce jouet rabaissait les petites filles au statut de mère au foyer, les invitant ainsi à n’avoir aucune autre aspiration.

“Tindin !” (la musique s’emballe) Barbie débarque et les petites filles voient en ce nouveau jouet de telles perspectives qu'elles explosent leur poupées en céramique contre les cailloux de ces contrées hostiles. Elles finissent même par jeter au ciel leur vieille poupée, comme les premiers hommes jetaient l'os qui était d'un seul cou devenu un objet préhensible, une arme...

La scène est aussi surréaliste qu’explicite. Mais dans les fait, existe-t-il une réelle synchronicité entre l’arrivée de ces poupées Barbie et le développement d'idées d’indépendance et d’autonomie féminine ? Est-ce que cette poupée est le symbole d'une émancipation ou d'un diktat de beauté pour les femmes ?

On lit beaucoup de choses sur le sujet depuis la sortie de ce film, et il est difficile d’affirmer ou de réfuter quoi que ce soit de façon catégorique. L’histoire est trop récente, et trop de facteurs entrent en jeu en même temps.

La réalisatrice explique dans un interview que Barbie avait une voiture de rêve et une maison de rêve avant que les femmes puissent avoir accès à une carte bancaire. Dans son film deux mondes s’opposent et se nourrissent l’un et l’autre : le monde imaginaire de Barbie plein de plastique et de paillettes, et le monde réel de Los Angeles, aussi plein de plastique et de paillettes.

Comme on le voit dans le monde réel présenté dans le film, on ne peut pas réellement dire que les femmes soient libérée d’un patriarcat encore débridée et omniprésent, tout comme on ne peut pas réellement dire qu’il y a une relation de cause à effet directe entre le succés commercial planétaire et continue depuis l’arrivée de la première poupée Barbie en 1959 et la self made woman incarnée par Mélanie Griffith dans le film “Working girl” en 1989.

Par contre une chose est sûre, la pétrochimie qui permet la fabrication de ce jouet en plastique a grandement participé à l’amélioration des conditions de vie des femmes.
Comme l’explique Véra Nikolski dans son livre “Féminicène” l’émancipation des femmes est liée à l’enrichissement général de la société (occidentale) et au progrès technique (surtout médical) qui ont permis aux femmes de faire évoluer leur statut social et politique (même si les laves linges, les robots mixeurs ou les couches jetables y participent sûrement).
Disons qu’il s’est passé plusieurs choses en même temps (droit de vote des femmes, libération sexuelle, mariages homosexuelles, droit à l’avortement, indépendance financière, même si les inégalité salariales sont toujours flagrantes), que l’arrivée de ces poupées Barbie a été l’une d’elle (permettant sans doute d’aider à imaginer et idéaliser une vie plus épanouissante que la seule perspective d’être femme au foyer) et que tout ça n’aurait sans doute pas eu lieu sans le déploiement énergique qui est tellement omniprésent qu’on oublie régulièrement qu’il n’a pas toujours été là.

D’ailleurs si Véra Nikolski parle dans son livre de “Féminicène” (en référence à l'"anthropocène"), c’est pour alarmer sur les dangers qui pèsent sur l’émancipation féminine dans une contraction des ressources et de l'énergie (que ce soit parce qu’elles se raréfient ou qu’on doive s’en passer pour atteindre la neutralité carbone).  

Alors bien sur, Lou Welgryn et Morgane Gonon ont raison de dénoncer un film marketing au service du capitalisme dans un article du magazine Usbek&Rica, mais pour moi il est dommage de passer à côté de toutes les critiques de notre système qui font plaisir à voir dans un film aussi grand public et aussi populaire (car plus ce film est vu, plus ces critiques existent dans notre société).

Le gros 4x4 “Hummer” n’est clairement pas présenté dans ce film comme un idéal de vie mais pour critiquer le modèle masculin qui en fait la promotion. Et très franchement, ça fait du bien de voir ça au milieu de tous les “Fast and furious” et autres “Missions impossibles” qui idéalisent les gros cylindrés et banalisent leur utilisation dans des cascades où on finit par les prendre pour du consommable (au même titre que du papier toilette).

Lorsque le personnage de Ken (incroyable prestation de Ryan Gosling) découvre le monde réel, il est fasciné par la place qu’y ont les hommes et il rêve de ramener le patriarcat dans son monde (le monde imaginaire de Barbie land) menaçant alors l’équilibre entre le monde réel et le monde imaginaire.

Avec cette idée, on touche à ces constructions mentales dont je parlais en introductions, ces “nouveaux récits” qui permettent de remettre en cause des systèmes, d’en imaginer d’autres, de faire exister d’autre façon d’habiter le monde. Au fond c’est le cas de chaque publicité, chaque roman, chaque fiction depuis toujours : Faire naître des choses dans notre cerveau.

Aussi l’Histoire avec un grand “H” n’existe que dans la façon dont elle nous parvient. Qu’il s’agisse de Jules César, de Napoléon ou de Christophe Colomb, l’histoire retenue est celle qui a été écrite. De même on voit bien dans le travail d’Aude GG, avec sa série “Virago”, ou dans la série de bandes dessinées “Culottées” de Pénélope Bagieu, que les femmes ne sont absentes des livres d’histoires que parce que ces derniers ont souvent été écrits par des hommes.

A travers ce récit qui met en scène des personnages qui semblent aussi caricaturaux que futiles, il est aussi question de relations humaines.

Et plus précisément, il est question de regards : Ken n’a d’yeux que pour Barbie, Barbie ne le regarde jamais assez, une mère souffre de perdre la complicité qu’elle avait avec sa fille qui devient ado, les patrons de Matel (uniquement des hommes) ne regardent que les bénéfices qu’engendre la moindre nouveauté, tous les personnages de BarbieLand sont menacés par une nouvelle façon de voir le monde…

L'enjeu de Ken est d'ouvrir les yeux sur sa propre condition dans BarbieLand, et à travers son voyage dans le "monde réel", nous ouvrons nous aussi les yeux sur les conditions des hommes et des femmes qui nous entourent. Il va apprendre qu'il n'a pas besoin d'être époustouflant pour exister. Qu'il peut vivre sans le regard de Barbie, juste par et pour lui-même. 

Pour moi, avec l'évolution de ce personnage dans cette théâtralisation exacerbée (il est question de figures, de masque - en plastique -, de jouer un rôle, de prendre la pose, de costumes...) on touche aux profondeurs de cette société d'hommes qui ont chacun besoins d'exister dans les yeux de leur maman, ou de ce qui la symbolise... 

Barbie quant à elle, se retrouve au cœur d’un cheminement existentiel en acceptant d'ouvrir les yeux sur la réalité du monde réel, ce qui l'a rend capable de construire une vie que tout l’empêchait d’avoir.

Au fond, pour moi, c’est un film plein d’espoir et d’humanité face à un monde absurde qui s'écroule.

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