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Billet de blog 11 février 2025

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Nous avons besoin d’un Sommet sur l’IA au service des travailleurs

Les récents sommets internationaux organisés sur l'intelligence artificielle ignorant le danger manifeste et imminent qui nous guette, à savoir la capacité de l'IA à dévaster le travail décent, ecrit Christy Hoffman, secrétaire générale d'UNI Global Union.

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Les récents sommets internationaux organisés sur l'intelligence artificielle, d'abord à Bletchley Park puis à Séoul, se sont focalisés sur des scénarios abracadabrants de type «Terminator», tout en ignorant le danger manifeste et imminent qui nous guette, à savoir la capacité de l'IA à dévaster le travail décent, à creuser les inégalités économiques et à fragiliser un peu plus notre tissu social déjà bien endommagé.

Lorsque des chefs d'État, des PDG et des experts en technologie se sont réunis à Paris cette semaine, à l'occasion du Sommet français pour l’action sur l'intelligence artificielle , j'ai fait valoir que les travailleurs et leurs syndicats - et non pas uniquement les géants de la tech et les entreprises - devaient forger notre ère numérique.

Les enjeux ne sauraient être plus importants. Le World Economic Forum met en garde contre le fait que huit pour cent de tous les emplois disparaîtront au cours des cinq prochaines années du fait de l'IA, et que les emplois de bureau et les fonctions administratives seront les plus touchés en termes absolus. Bien que ces disparitions puissent être compensées par la création de nouveaux emplois, des changements radicaux se produiront au sein de la main-d'œuvre, puisque près d'un quart de tous les emplois seront soit supprimés, soit nouvellement créés. Selon le Brookings Institute, les employés de bureau et le personnel de soutien administratif pourraient voir environ soixante pour cent de leurs tâches radicalement transformées.

L'IA modifie déjà notre façon de travailler, de manière à la fois prometteuse et périlleuse. Les premières recherches sur l'IA dans les centres d'appel ont mis en évidence une amélioration de l'efficacité, de la satisfaction au travail et de la fidélisation. Mais comme l’exprime un dirigeant syndical des Philippines, « les entreprises utilisent l'IA pour justifier l'ajout de nouvelles tâches », sans pour autant augmenter les salaires ou améliorer les conditions de travail, ni même négocier sur ces questions.

Il ne doit pas nécessairement en être ainsi. Prenons ma propre expérience. Je travaillais dans une usine de moteurs d'avion dans les années 1980, lorsque la direction a introduit des machines à commande numérique, une forme d'automatisation. Personnellement, je me réjouissais de ne plus avoir à tourner manuellement la roue d'un tour d’usinage et je ne craignais pas d'être licenciée parce que j'étais représentée par un syndicat. Mes collègues et moi étions motivés d’assurer le succès de cette technologie, car nous avions négocié les salaires, les mesures de sécurité, la sécurité de l'emploi et la formation en cours d'emploi.

Malheureusement, cette représentation et cette consultation des travailleurs sont aujourd'hui plutôt rares chez les personnes les plus susceptibles d'être affectées par l'IA. Les employé-e-s des centres d'appel, les caissières et caissiers, le personnel du commerce de détail et les employé-e-s de banque craignent tou-te-s que l'IA ne réduise encore davantage leur autonomie au travail ou ne les remplace complètement. Ces personnes craignent de perdre non seulement leurs moyens d’existence, mais aussi leur mode de vie.

Si les travailleurs ne sont pas représentés, les gains de productivité induits par l'IA ne feront que creuser le fossé entre les nantis et les laissés pour compte, ce qui aggravera la précarité, érodera la confiance dans les institutions et ouvrira la porte à l'extrémisme de droite. 

Cependant, les difficultés de demain ne sont pas inévitables si nous agissons aujourd'hui. L'action devrait être l'objectif du sommet de ce mois.

De nombreux travailleurs et travailleuses sont déjà en marche. En 2023, de vastes pans de l'industrie du spectacle aux Etats-Unis se sont mis en grève sur la question de l'IA et ont obtenu des protections en matière de rémunération et d'effectifs. En Allemagne, les travailleuses et les travailleurs du secteur des télécoms ont élaboré des protocoles régissant l'utilisation de l'IA par leur employeur, DT, et protégeant la vie privée et la santé mentale du personnel.

Les gouvernements ont également un rôle essentiel à jouer. Si nous voulons vraiment que l'IA serve le bien commun, nous ne pouvons pas consentir à l'innovation pour l’innovation. Nous devons utiliser le pouvoir des gouvernements pour accorder la priorité aux effets équitables de l'IA plutôt qu'aux souhaits des entreprises. Cela inclut des incitations pour que les entreprises conservent, voire augmentent, leur main-d'œuvre.

Nous avons besoin de politiques du travail qui encouragent la syndicalisation, par exemple par le biais de la codécision ou de la négociation sectorielle, en réduisant les obstacles à la négociation collective et en rendant obligatoire la consultation des représentants légitimes des travailleurs avant l'adoption d'une technologie. 

Cela permet aux travailleurs de négocier sur tous les points négatifs - par exemple en matière de santé et de sécurité, d'intensification du travail, de partage des gains, et même de réinventer leurs emplois. Si certaines tâches sont supprimées, d'autres peuvent venir s'ajouter.

Ces mesures mettent les travailleuses et les travailleurs de France, d'Europe et du monde entier dans une meilleure position pour négocier leur juste part de la productivité engendrée par l'IA. Elles réduiront les inégalités qui nous menacent toutes et tous. 

Un nombre croissant d’études attestent des avantages qu'il y a à intégrer les salariés dans la conception et le déploiement des nouvelles technologies, contrairement à une mise en œuvre imposée d'en haut qui ne prend pas en compte le savoir et la vision uniques des travailleurs. 

Nous ne pouvons pas laisser l'avenir de l'IA être déterminé uniquement par les entreprises ou les ultra-riches. Il doit être défini démocratiquement, et ce sont les travailleurs touchés par la technologie qui en traceront la voie. 

L'histoire nous enseigne qu'une marée montante - en particulier lorsqu’elle est aussi redoutable que l'IA - ne soulève pas automatiquement tous les bateaux, elle peut tout aussi bien submerger des communautés entières. Moyennant de bonnes règles de base, établies par une politique axée sur l'humain et forgées par des négociations collectives, nous pourrons nous lever ensemble. 

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