Surveillance de bac : épreuve de Mathématiques juin 2013
Le devoir surveillé est censé préparer les élèves au Baccalauréat. C’est un exercice jubilatoire pour l’enseignante que je suis.
Ce sont mes élèves, je peux les observer et les voir dans leur vérité. Ils ne sont pas dans le jeu, dans le paraître, comme en cours.
Il y a ceux qui s’ennuient visiblement et finissent par s’endormir, enfermés dans leur capuche qui semble les protéger, ils baillent ouvertement. C’est encore l’hiver. D’autres restent concentrés jusqu’au bout malgré les remous ambiants de la fin d’épreuve. Ils se préparent tout au long de l’année pour l’étape ultime de leur cursus au lycée : le baccalauréat.
Mais le baccalauréat, c’est autre chose qu’un devoir surveillé ! C’est l’été, il fait chaud, les fenêtres sont grand-ouvertes. Ce ne sont pas « mes » élèves que je surveille mais je les observe avec le même intérêt.
La concentration est palpable, leur tête reste penchée vers la table et leur regard ancré sur les documents qui la recouvrent. Je guette l’expression de leur visage et je ressens avec eux perplexité, angoisse, certitude, souffrance.
Celle-ci ronge ses ongles frénétiquement mais consciencieusement l’un après l’autre, tantôt le pouce, l’auriculaire, l’annulaire, tous y passeront. Celle-là enfonce les touches de sa calculatrice avec conviction et avec son stylo.
Celui-là tient sa tête dans sa main droite et active sa machine à calculer avec sa main gauche. Et cet autre semble souffrir, ses lèvres bougent, il se parle à lui-même puis son visage grimaçant se fait sourire, il écrase un moustique ou un moucheron. Satisfait, il baille et s’étire à plusieurs reprises. Il balance sa tête à gauche, puis à droite et continue à se parler comme pour se donner du courage.
Juste sous mes yeux, une jeune-fille ne cesse d’écrire. Son épreuve de mathématiques l’inspire vraisemblablement, un véritable flot jaillit de son stylo, comme les trombes d’eau qui ont envahi Lourdes et que l’on nous a montrées hier soir aux informations télévisées, comme s’il s’agissait d’un roman ou d’une correspondance ; elle me demande une feuille supplémentaire. Elle continue d’écrire sans relâche, sans relever la tête. Elle finit tout de même par boire une gorgée d’eau fraîche. Ça y est, elle se remet à écrire sans discontinuer comme si elle avait puisé de l’inspiration dans cette petite bouteille en plastique ruisselante. Là voilà qui me réclame encore une feuille.
Celle-là s’embrouille dans ses brouillons, elle les tourne et les retourne encore cherchant désespérément ce qui lui manque. Je voudrais pouvoir l’aider. Elle n’a sans doute pas entendu les conseils avisés donnés par les radios ou encore publiés sur tous les sites Internet traitant de la meilleure façon de « gérer » ses épreuves de bac : « ne remplir que le verso des feuilles de brouillon ! » Facile à dire mais la « nature » a horreur du vide et les jeunes sont contre la déforestation, alors ils remplissent les brouillons jusqu’à plus soif. Il faudrait leur préciser aux sites Internet qu’ils doivent mettre une petite mention, dans le style « humour » : « tant pis pour la forêt » ou mieux « ne vous inquiétez pas, le papier brouillon est recyclé et recyclable » ; cela inciterait les jeunes à l’utiliser davantage.
Une quinte de toux s’empare de notre ami grimaçant et pratiquant l’auto bavardage discret.
Je boirais bien un café, mais personne ne vient pour me relayer. Je continue donc mon observation. Une élève-candidate lève la main et m’interpelle « Madame, je peux avoir une feuille ? ». Bien sûr qu’elle peut en avoir une, je suis même là pour ça, pour qu’elle puisse écrire sans se poser de questions, avoir autant de feuilles qu’elle veut, écrire autant qu’elle veut, produire, régurgiter une année de mathématiques entière si elle veut !
Celui-ci paraît si jeune ! Il tend ses deux bras en avant comme pour esquisser un mouvement de musculation, « se faire les pec » ou un « truc comme ça ». Il a la bouche pleine, un gâteau, une madeleine ou l‘une de ces barres chocolatées qu’ils ont déposées devant eux avec leur calculatrice, leur convocation et leur carte d’identité. Ah, la photo de la carte d’identité, ça c’est quelque chose ! Comment identifier chacun d’eux dans un visage d’enfant ? Je me demande ce qu’il faut que je fasse, dire à chacun qu’il est méconnaissable ou rechercher un trait remarquable de son visage, le regard, une expression de la bouche. Je choisis la deuxième solution et valide leur participation à tous. Les nez surtout ont changé, ils se sont développés, ont acquis leur forme singulière. Je n’ai pas pris de petit déjeuner ce matin.
Celui-là semble soucieux, ses sourcils se rejoignent puis son regard interroge le vide. Il se ressaisit prend son stylo et commence à écrire. Puis il lève la main pour me dire qu’il a fini. Déjà ! je m’exclame, dans ma tête seulement. Il est 10h20. L’épreuve se termine à midi ; elle a commencé à 8 heures. Il n’a utilisé qu’une seule feuille. Je suis inquiète pour lui, j’interroge la prof de maths qui surveille avec moi. «Bof », c’est sa seule réponse.
Dans le petit b , il a écrit Px= 0,54= ; il n’a pas relu ; c’est ce que je dis toujours à es élèves : « relisez ! ». Pourquoi est-ce qu’ils ne relisent pas ? Ils ont peur. Moi aussi, je m’en souviens bien, je ne relisais pas. C’était comme une sorte de superstition, comme si la relecture avait une influence maléfique et pouvait introduire des erreurs dans la copie. Pour certains, c’est une forme de fatalisme. Mon fils me l’a dit hier: « Je n’ai pas relu, de toute façon, je n’avais pas le temps de recommencer ». Oui, mais tu pouvais corriger une faute d’orthographe ou encore enlever un signe égal qui n’avait pas de sens comme dans le petit b d’aujourd’hui ; ça rime à quoi ce signe égal après le résultat ? Je vous jure !
Je me demande s’il lui reste des ongles. En tout cas, elle continue à ronger.
Elle a fini par lâcher son stylo et activer les touches de sa calculatrice avec ses doigts. Les corbeaux ont arrêté de croasser et les petits oiseaux de chanter. Je me souviens des beaux jours à l’ambiance de départ en vacances. On veut boucler son travail, on est plein d’enthousiasme pour tout ce qu’il y aura à faire au retour. Ce qui paraissait urgent ne l’est plus tout à coup. Il devient urgent de se préparer, de faire sa valise, de choisir les vêtements que l’on va emporter et là de viser la mention « très bien », en mode sans échec. C’est tellement mieux !
Il y en a un qui a des difficultés à caser ses jambes. Les sièges du lycée ne sont plus adaptés à sa corpulence. Ses jambes sont maintenant l’objet d’un mouvement vibratoire à haute fréquence.
La fille des brouillons embrouillés me demande encore une feuille de brouillon, je lui en donne deux, en espérant qu’elle comprendra.
Les corbeaux se manifestent à nouveau. Soupirs et bâillements se multiplient à presqu’une heure de la fin de l’épreuve. Les mains dans les cheveux, sur le front, sur les yeux. Je leur annonce qu’il leur reste une heure, pas de réaction.
Il nous manque une agrafeuse. Je vais la chercher. Je commence à m’impatienter moi aussi, à avoir envie de bouger.
Là, ils veulent TOUS des feuilles maintenant. Je me précipite vers chacun d’eux, une feuille et un sourire tendus. Je les regarde l’un après l’autre guettant un besoin, une attente, un désir de feuille de copie ou de brouillon. Il ne faut pas laisser pleurer les bébés mais il ne faut pas non plus trop prévenir les désirs des enfants car cela va les empêcher de se construire (rien que ça !), de penser, de réfléchir, de savoir ce qu’ils veulent, ils ont besoin de ressentir la frustration ; du moins, c’est ce que disent le conseils éclairés de pédopsychiatres plus ou moins célèbres, je les ai tous lus ! Que dois-je faire avec toutes ces injonctions contradictoires ? « Il faut théoriser la pratique et pratiquer la théorie ». C’est ce qu’ils sont censés faire aujourd’hui en mathématiques ; j’ai lu le sujet : il y a des histoires de feuillus et de conifères combinées à des arbres de décisions engendrés par des probabilités plus ou moins coopératives et débonnaires.
Certains ont pris leur calculatrice dans la paume de la main, ils la tiennent maintenant comme ils tiendraient leur smartphone dont on les a privés à l’entrée dans la classe. Ils n’oublieront pas à la sortie de revisser leurs écouteurs. Ne pas couper le cordon surtout !
D’ailleurs tiens, il y a un sac qui a « sonné » tout à l’heure. « C’est une alarme de réveil , ça sonne même quand le téléphone est silencieux» me dit-il, les mains en l’air comme si je le menaçais avec une arme. Je pense : Du calme gamin, je suis au courant pour les alarmes, tu sais je n’ai pas cent ans! Mais en fait, je lui dis, avec un léger (il ne faut pas exagérer) sourire : « Peux-tu venir l’éteindre s’il te plaît ? ». Le voilà rassuré, il ne sera pas exécuté. Il repart serein sans oublier de se passer la main dans les cheveux, ça rassure.
Leurs feuilles sont maintenant toutes parées de signes divers et variés, des accolades, des limites qui tendent vers l’infini et côtoient des bornes qu’il ne faut pas dépasser, des arbres de décision des je ne sais quoi, des probabilités qui se multiplient pour que les occurrences se combinent, des fonctions à la dérive, des nombres imaginaires, comme le pays de Peter Pan.
Ils ont passé 4 heures de leur jeune vie à produire tout ça. Je les regarde, ils sont touchants, ils sont beaux dans leur vérité, celui-ci avec sa grosse montre jaune fluo au poignet. Aucun de mes fils n’aurait voulu la mettre mais bon si c’est pour le bac, on peut accepter. J’entends déjà le « je n’ai que celle-là » en guise d’excuse auprès d’un copain moqueur.
Ils sont comme mes enfants. Ah mes enfants ! Mais au fait, mon fils aussi passe le bac, vite un petit sms, pour savoir s’il a su !