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Billet de blog 27 février 2024

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L'État recolonise le peuple Kanak après avoir constitutionnalisé sa libération

[Rediffusion] Par Luc Tournabien, auteur de « Kanaky Nouvelle-Calédonie, 40 ans d'émancipation... pour mieux recoloniser ? »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La France des droits de l’Homme n’en est pas à son coup d’essai : elle fut le seul pays au monde à abolir l’esclavage (en 1794) … pour le rétablir ensuite (en 1802).

En 1986, au milieu des énièmes révoltes autochtones Kanak, l’ONU (résolution 41/41) rappela à la France qu’elle était en fait « puissance administrante » depuis 1946 de ce « territoire non autonome », et confirma que la Calédonie était sur la liste des pays à décoloniser ; elle y est toujours en 2024, ce qui continue d’engager la France.

Depuis 1998, la Calédonie vit presque en conformité statutaire avec les résolutions de l’ONU, grâce à l’Accord de Nouméa -ADN- inscrit dans la constitution française, avec un corps électoral local permettant aux seuls « citoyens » présents avant la date de l’Accord de voter localement (Provinces / Congrès / Consultations) : le pays est en transition vers sa pleine souveraineté.

Les Kanak, peuple autochtone, ont droit à l’autodétermination et veulent l’indépendance à plus de 90 %. Ils ne sont néanmoins plus que 43 % de la population en 2023, du fait (entre autres) des colonisations de peuplement passées visant explicitement à les marginaliser. Ils ont pourtant déclaré vouloir faire le pays avec celles et ceux qui y ont fait souche jusqu’en 1998.

L’ADN, en ne permettant plus aux nouveaux arrivants d’être électeurs localement, a figé cet impact migratoire - sans l’annuler -, permettant de porter progressivement le poids électoral autochtone à près de 50 % en 2023.

Mais il reste une maldonne : contrairement à la résolution 35-118 (1980) de l’ONU l’État a permis à plus de 40 000 allochtones de s’installer au pays depuis 1998, comme résidents.

Et c’est par eux -et par les futurs arrivants- que l’État s’emploie maintenant, en les rendant électeurs, à inverser l’engagement constitutionnalisé de 1998, afin de garder la Calédonie Française :

M. Darmanin a transmis au Sénat et à l’Assemblée Nationale le 29/01/2024 un projet de modification de la constitution pour ré-ouvrir la colonisation de peuplement. Les « résidents » français pourront, si la modification est approuvée, à nouveau voter localement s’ils ont 10 ans de présence. Idem pour les futurs arrivants.

Et l’État veut appliquer cela dès les prochaines élections locales (Provinces / Congrès), prévues ... en mai 2024 !
Les délais rendant l’opération impossible à temps, M. Darmanin propose de tordre les règles électorales : il a transmis le même jour au parlement un autre texte permettant le
report de ces élections jusque fin décembre 2024.

Le but est clair : trahir l’engagement d’accompagnement vers l’indépendance et en verrouiller la possibilité en « fabriquant » un corps électoral allochtone majoritaire qui sera contre. Que fera alors le peuple autochtone ?

La constitution interdit ce changement de corps électoral et l’ONU le proscrit ? L’État change la Constitution et ignore l’ONU. La date des élections fait obstacle à son application immédiate ? L’État change la date.

Le peuple Kanak ne pourra plus disposer de lui-même. Il se révoltera encore probablement.

Ce projet est le fruit du passé et de manipulations croissantes qu’ignorent bien des Français

Le passé

Le peuple Kanak a découvert et habité la « Calédonie » depuis plus de 3000 ans ; une partie de ses descendants et cousins polynésiens a poursuivi vers l’Est, découvert et habité l’immense Pacifique 2 000 ans avant que les européens n’osent traverser le petit océan Atlantique. Leurs civilisations sont originales, riches, solidaires, partageuses, consensuelles.

La France a pris possession du pays par les armes et la religion en 1853, a parqué les Kanak, pris les terres, réprimé les rebellions. De 300 000 ou plus à l’arrivée des « Blancs », les Kanak sont passés à 27 000 en 1900.

De 1984 à 1988 une énième révolte Kanak fit près de 90 tués, essentiellement parmi les insurgés. Les Kanak étaient alors 67 000 : rapporté à la France, cela ferait environ 90 000 morts.

De 1988 à 1998, l’État Mitterrando-Chiraquien, après avoir co-organisé le massacre d’Ouvéa, concéda un « rattrapage » à une situation de marginalisation frisant l’apartheid, via les Accords Matignon : récupération de terres volées, création d’établissements scolaires, d’une université. Gouvernance de deux petites provinces par les Kanak, meilleure visibilité culturelle et médiatique, etc.

En 1998, l’Accord de Nouméa fut signé par l’État, les leaders pro-indépendance et ceux qui avaient été contre :

- Le corps électoral local fut arrêté aux personnes arrivées avant fin 1998 et à leurs descendants, comme écrit ci-dessus.

- Les 3 partenaires s’engagèrent à préparer ensemble l’accès à la pleine souveraineté sur environ 20 ans, via des transferts de compétences, une gouvernance de plus en plus autonome, bref un « partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté », et l’affirmation que « La France est prête à accompagner la Nouvelle-Calédonie dans cette voie ».

Le tout entra dans la constitution, titre XIII « Dispositions transitoires (...) », vers la souveraineté donc.

Au bout de cette période une consultation référendaire devait formaliser le passage à la souveraineté. En cas de Non, il était prévu de re-poser la question jusqu’à deux fois, à deux ans d’intervalle pour lever entre-temps les derniers obstacles possibles.

Gage suprême de l’ADN : « Tant que les consultations n'auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l'organisation politique mise en place par l'accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d'évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette "irréversibilité" étant constitutionnellement garantie ».

Le projet en cours de l’État bafoue donc ces écrits : après avoir signé et constitutionnalisé la promesse d’aller tous ensemble vers une pleine souveraineté (préfigurant un lien amical -partenariat ou libre association- avec la France) et sans retour possible, puis l’avoir empêché (voir ci-dessous), l’État planifie maintenant de bafouer l’irréversibilité du corps électoral, donc de dissoudre les autochtones dans le flot inarrêtable des arrivées de métropolitains, contre les prescriptions de l’ADN et de l’ONU.

Les manipulations

De 1998 à 2018 les indépendantistes - dont une minorité grandissante de non Kanak -, se mirent à l’édification du pays avec volontarisme, fiers de ce qu’ils appelaient leur « pari sur l’intelligence ».

Las, leurs « partenaires » - État français et autres allochtones - avaient, eux, signé un pari sur la duplicité : ils espéraient, pas toujours secrètement, que devant les difficultés, les autochtones renonceraient à la liberté. Et c’est à cela qu’ils se consacrèrent.

Leurs premières années furent attentistes : majoritaires, ils gouvernaient surtout pour eux et exprimaient quelques sarcasmes.

Puis les élections intermédiaires montrèrent une progression de l’envie d’indépendance ; contrariés, ils commencèrent à procrastiner, puis entravèrent le processus, y compris des transferts de compétence légaux, et contestèrent le corps électoral qu’ils avaient signé, lequel dut être confirmé par un congrès à Versailles en 2007, initié à leur grand désarroi par leur mentor J. Chirac !

De 2018 à 2021, il fallut les 3 consultations du fait de ces obstacles. Et le comble de la duplicité fut atteint peu à peu :

En 2018, 1re consultation. M. Macron vint à Nouméa début mai pour, de facto, lancer la campagne du Non à la souveraineté : lors de son discours d’au revoir, il expliqua qu’il était neutre, puis se lança dans 45 mn d’arguments pour la présence française ! Pour faire sérieux, il sortit alors du néant un axe indopacifique protecteur, aussi spectaculaire qu’improbable. Et les médias, dont ceux d’État (NC la 1re) se déchaînèrent contre l’indépendance via des reportages et rediffusions très orientés. La droite galvanisée prévoyait un petit 20 à 25 % de Oui à l’indépendance et s’accorda même pour éviter de jubiler ! Il y eut pourtant 43,3 % de Oui.

En 2020, 2e consultation. Elle fut demandée par la droite extrême de Mme Backès, rageuse, voulant faire mieux. Son camp, soutenu par M. Macron pour couler la droite modérée majoritaire en 2018, présenta un programme de quasi bantoustans Kanak, promit la radiation de notre inscription à l’ONU et la disparition de l’ADN dès la victoire assurée, suivie de 50 ans de bonheur. M. Macron fit sa part : il sortit E. Philippe, modéré, et mit à l’Outremer M. Lecornu, fidèle dissident LR. Lequel autorisa l’utilisation du drapeau Bleu Blanc Rouge en campagne (dérogeant au code électoral), saborda le « groupe de dialogue » et ne convoqua plus les réunions légales des « Comités des Signataires ».

Pourtant le Oui à la souveraineté monta à 46,7 %. Un dépassement de la barre des 50 % devenait sérieusement envisageable, pour la troisième et ultime consultation possible : car une frange de Kanak n’avait toujours pas voté, estimant que les dés étaient trop pipés pour gagner sans lutte de terrain. Ce résultat les faisait reconsidérer les choses. Et puis, des métropolitains électeurs partaient de plus en plus, refusant une indépendance possible,… que des calédoniens finissaient par accepter. De plus, le nombre de majeurs Kanak augmentait avec le temps. Consternation voire panique de la droite extrême.

Exit 2022 : 2021 consultation patatrois !

Cette fois, ce furent les indépendantistes, pleins d’espoirs, qui demandèrent cette ultime consultation possible. Elle était prévue pour fin 2022 par le Comité des Signataires 2019 unanime, PV co-signé aussi par l’État via son 1er ministre d’alors, E. Philippe.

Mais l’État remanié et tétanisé renversait la table : le 30 juin 2021, M. Lecornu avança unilatéralement et illégitimement la date au 12 décembre 2021.

Le prétexte ? Les gens sont fatigués de voter, il faut accélérer. Cela fait sourire amèrement quand on voit l’inanité étatique des 2 ans suivants, puis ce projet en cours précipité, mal ficelé voire incohérent.

Les vraies raisons ? Les Kanak n’utilisent que peu les médias, rapides mais souvent hostiles, et préfèrent donc le système coutumier de rencontres et discussions, de tribu en tribu, de village en village. Efficace mais long. Il leur restait 5 mois au lieu de 23 pour discuter, expliquer l’indépendance, faire face à la désinformation orchestrée des élus de droite, de l’État, des médias.

Ils protestèrent que la parole envers eux d’un 1er ministre était trahie, ainsi que l’ADN qui prévoit la 3e consultation « dans les mêmes délais » que la précédente, donc 2 ans. Mais ils virent le piège aussi : un boycott, c’était certes refuser la tricherie, mais aussi renoncer à une victoire devenue certes plus difficile, mais pas impossible. Ils acceptèrent les dés pipés de l’État. Ceux-là.

Pour enfoncer le clou, l’État fit préparer en hâte - par ses seuls services - un document pourtant prévu comme collégial selon M. Philippe et l’ONU : « Les conséquences du ‘oui’ et du ‘non’ ». ll passa en boucle comme un mantra dans divers médias durant des mois, et était clairement à charge contre l’indépendance.

Et puis le Covid arriva le 6 septembre 2021. Pas tout seul, et en plusieurs points du pays simultanément.

Les Kanak furent touchés de plein fouet, bien davantage que les autres, pour trois raisons au moins : les traces mémorielles des grandes épidémies qui les avaient décimés à 90 % après l’arrivée des Européens restent vivaces, et certains se barricadèrent ; souvent plus pauvres, ils ont plus de comorbidités et plus de promiscuité ; leurs cérémonies coutumières de deuil sont élaborées, longues, et appellent des centaines de personnes. Bref, leur société hautement perturbée était alors en incapacité d’aller voter en nombre. Le Sénat coutumier décréta d’ailleurs une longue période de deuil et demanda, comme les indépendantistes, le report.

Pour l’État, l’occasion était trop belle. M. Lecornu cynique assena que « en démocratie les élections se tiennent à l’heure ».

Et les indépendantistes n’eurent plus que le choix du boycott. Qu’ils proclamèrent se faire sans obstruction.

Le résultat du vote fut pitoyable : seulement 42,5 % d’exprimés (84,6 % en 2020), et un petit 41 % des inscrit qui dit Non à la souveraineté (45 % en 2020).

Les 18 pays du Pacifique (FIP) réunis évoquèrent une « représentation inexacte de la volonté des électeurs » et regrettèrent le refus de report par la France ; l’ONU maintint l’inscription de la Calédonie sur la liste des pays à décoloniser, demanda à la France de poursuivre les transferts de compétences et de mieux informer les populations. Même le Sénat français estima que rien n’était réglé, qu’il fallait mettre toutes les options sur la table.

M. Macron proclama pourtant : « Les Calédoniens se sont prononcés massivement contre l’accès à la pleine souveraineté (…) dans un contexte de forte abstention. La Nouvelle-Calédonie restera donc française. […] L’accord de Nouméa arrive à son terme juridique. […] La promesse du destin commun […] n’a jamais été aussi tangible.[…] Nous pouvons être fiers de ce cheminement inédit et pacificateur ».

Pacificateur ! Le Congrès français décidera de son sens. Voter une révision lui donnerait son acception coloniale.

Nouméa, le 26/02/2024

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