Ce matin j'ai accompagné mon fils à l'école de voile à Cala Pisana, une crique près de la maison fréquentée par beaucoup d’habitants de Lampedusa et où, depuis quelques années, une école de voile pour enfants a été ouverte. Une très belle initiative qui devrait être soutenue et élargie. Voir mon fils Abele naviguer sur un petit bateau et devenir plus à l’aise avec la mer et le vent m'a rempli de joie et d'espoir, mais quand mes yeux sont tombés sur les voiles des petits bateaux, j'ai découvert qu’il y avait sur toutes, l'autocollant de l’organisation non gouvernementale Amnesty International. Ce fait confirme l'état d'avancement du processus de colonisation de Lampedusa par l'impérialisme des Etats-Unis, à travers ses appendices variés, dans ce cas l'UE et les ONG de défense des droits de l’homme.
Amnesty International (dorénavant AI dans le texte) est une association, parmi d'autres, qui depuis toujours utilise la rhétorique des droits de l'homme et de la démocratie pour justifier la déstabilisation des zones géographiques et/ou des politiques stratégiques dans l’intérêt de l'impérialisme américain.
“Lorsque AI a été fondée en 1961 une grand partie du monde était engagée dans la lutte pour l'indépendance de l'impérialisme et du néocolonialisme. De l'Algérie au Vietnam, de la République du Congo à Cuba, du sud, le plus profond sud raciste des Etats-Unis, à l'Afrique du Sud et aux colonies portugaises en Afrique : des millions de personnes étaient engagées à lutter résolument pour l'autodétermination. Sous le joug des riches et des puissants, les peuples de l'Asie, de l'Afrique, du Moyen Orient, des ghettos et des banlieues du Premier Monde, étaient en révolte contre les oppresseurs. L'OTAN a reconnu ce mouvement puissant, il en a certifié l'authenticité et il en a attesté la légitimité en adoptant, en 1960, la Déclaration sur la Concession de l'Indépendance aux Pays et aux Peuples Coloniaux, qui déclare ce qui suit :
1. La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l'homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiale.
2. Tous les peuples ont le droit de libre détermination; en vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel.
3. Le manque de préparation dans les domaines politique, économique ou social ou dans celui de l'enseignement ne doit jamais être pris comme prétexte pour retarder l'indépendance.
4. Il sera mis fin à toute action armée et à toutes mesures de répression, de quelque sorte qu'elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d'exercer pacifiquement et librement leur droit à l'indépendance complète, et l'intégrité de leur territoire national sera respectée.
C'était peut-être une coïncidence, mais juste au moment où ces ttes étaient au centre de l'attention du monde, Amnesty International a choisi de détourner la discussion sur la question des droits humains sur d'autres voies, loin des droits des peuples soumis, pour se concentrer sur les droits des individus que le leadership d'Amnesty International avait examiné et patenté comme "prisonniers de conscience".
Avant le milieu des années soixante-dix, les leaders reconnus au niveau international des mouvements anticoloniaux pour l'indépendance comme Nelson Mandela, à ce moment en prison, ont été exclus de la catégorie de "prisonniers de conscience", parce qu'ils proposaient la résistance armée contre leurs oppresseurs. En même temps, des artistes, des écrivains et d'autres intellectuels dissidents dans les pays socialistes et dans les pays moins développés, acquéraient le statut de candidats dignes de l'attention de Amnesty International, en particulier de la part de ses membres aux Etats Unis et en Europe Occidentale"
(Zoltan Zigedy – http://www.resistenze.org/sito/os/mp/osmpcn03-011991.htm
AI fait partie d’un processus mis en œuvre dès le XVIIIème siècle avec les Lumières, qui tend à séparer l’individu des forces sociales et historiques qui l’entourent, à travers la construction d’un sujet hyper-individualisé, dont les droits universaux sont complètement coupés de la condition sociale, de l’appartenance de classe, du territoire et de la communauté dans laquelle il naît et grandit.
Il s’agit d’un concept qui s’est ensuite transformé en lois et pratiques politiques à l’avantage de la classe bourgeoise et du capitalisme.
Chaque année AI organise un camp de bénévolat à Lampedusa qui se déroule dans un camping et qui tient les participant.e.s complètement isolé.e.s du contexte local,coupé.e.s de tout rapport avec les insulaires.
Jamais un mot n’est prononcé sur la forte militarisation de l’ile et sur l’utilisation de Lampedusa dans le cadre d’opérations militaires, comme celles qui sont en train de se dérouler en Libye. D’ailleurs, rappelons qu’ AI a occupé un rôle fondamental pour justifier l’aggression de la Libye par l’OTAN en 2011. Ces agressions ont vu en Lampedusa une des bases militaires et d’espionnage d’importance extrême.
Cependant AI n’est que l’un des acteurs qui participe à la mise en scène de Lampedusa, qui utilise la question migratoire à d’autres fins, notamment à pérenniser en Europe l’action et l’influence des Etats-Unis.
Le discours dominant, une fois structuré, devient presque automatique, parfois jusqu’à nous engloutir.
Il existe d’autres exemples similaires à la présence d’AI à Lampedusa que l’on voit d’ailleurs évoluer et se multiplier. Les pratiques discursives de ces ONG ne partent pas d’une réalité - qui est toujours dialectique et qui, dans le cas de Lampedusa, a sa propre complexité - mais d’une représentation donnée, d’un imaginaire pré-constitué et fonctionnel aux processus impérialistes (guerre – accumulation de capital – exploitation).
On peut comparer ces phénomènes, bien que différents, au manièrisme, un courant de peinture du XVIème siècle. Avec la différence que Vasari s’adressait aux artistes de son temps en suggérant de s’inspirer de Michelangelo, Raffaello et Leonardo et de leurs représentations de la nature, pour acquérir la “belle manière”. Dans notre cas il y a bien d’autres modèles évoqués et d’autres résultats obtenus.
Pour comprendre l’opération de mystification opérée à Lampedusa on peut prendre pour modèle le processus de construction du savoir à des finalités colonialistes décrit par Edward Said dans Orientalisme.
Essayons donc de comprendre quel type d’imaginaire s’est construit sur l’ile, en particulier de 2012 à aujourd’hui.
- Les habitant.e.s de l’ile : héros, accueillants et prêts à risquer leur vie pour accueillir et sauver les migrants;
- Les militaires et les forces de l’ordre qui sauvent des vies en mer;
- Les ONG et les associations humanitaires qui interviennent à Lampedusa pour garantir les droits des migrant.e.s;
- Le centre d’accueil qui, malgré les difficultés, est un modèle à exporter en Europe ;
- Les migrant.e.s : des pauvres désespérés qui fuient les guerres et la famine, ou des terroristes potentiels à identifier et à ficher ;
- Une série de métaphores sur l’ile auto-entretenues : “Porte de l’Europe”, “capitale morale de la Méditerranée”, “conscience de l’Europe”, “ile d’accueil”, “ile des débarquements”.
Une série de messages, plus ou moins explicites, passent à travers ce cadre. Nous essayons de les décrypter en commençant par présenter une série télévisée, qui sera bientôt transmis sur la RAI (Radiotelevisione Italiana S.p.A. est le principal groupe audiovisuel public italien). Ici, l’extrait d’un article qui présente la série télé :
Lampedusa, fiction de Rai, qui verra comme protagoniste Claudio Amendola, sera transmise les 20 et 21 septembre 2016, sauf changement de programme de la part de la télévision publique. La trame, comme le titre le suggère, portera sur le thème de l’immigration clandestine, et se concentrera particulièrement sur ceux qui accueillent les migrants (les gardes-côtes et les habitants de l’île) et sur qui suit directement leur parcours (bénévoles, opérateurs sanitaires et administration publique).
Claudio Amendola jouera le rôle de Serra, responsable de la Capitainerie du port, Carolina Crescentini sera Viola, la responsable du centre d’accueil. Le rendez-vous avec la mini-série Lampedusa est fixé sur RAI I pour le mardi 20 et le mercredi 21 septembre 2016,en prime time.
1) “ La trame, comme le titre le suggère, portera sur le thème de l’immigration clandestine ”.
Le titre de la série est “Lampedusa” et pour le journaliste de cet article l’ile est associée de manière automatique au thème de l’immigration clandestine, simplifiant la complexité historique et politique de l’ile, en la réduisant, donc, à “l’ile des débarquements”.
2) “ se concentrera particulièrement sur ceux qui accueillent les migrants (les gardes-côtes et les habitants de l’ile”.
Selon le présentateur et apparemment selon le film, ce rôle appartient aux habitants de l’ile et aux gardes-côtes. Il s’agit d’une affirmation qui n’a aucun lien avec la réalité, parce que les migrant.e.s sont enfermé.e.s dans le Hot Spot qu’ils ne parviennent à sortir qu’en raison d’un trou dans la clôture d’enceinte de la structure de rétention. Les gardes-côtes n’ont jamais eu la tâche d’accueillir les migrants mais seulement de les secourir en mer, et les habitants n’ont jamais accueilli les migrants dans leurs maisons, sauf à de rares exceptions. Cet été, en outre, les migrant.e.s sortaient du Hot Spot (toujours par un trou dans la clôture d’enceinte) et des plaintes ont été déposées part certains gérants d’activités touristiques car les migrant.e.s se baignaient sur les plages au côté des touristes (plaintes soulevées, souvent, par les touristes eux-mêmes). Cette question, parmi d’autres, a mené à une réunion avec le Préfet d’Agrigente à qui certains opérateurs touristiques de l’ile ont demandé à ce que les migrant.e.s ne puissent pas sortir du centre ou, au moins, d’empêcher qu’ils ne se baignent à la plage.
3) “et sur ceux qui suivent directement leur parcours (bénévoles, opérateurs sanitaires et administration publique).”
On ne comprend pas de quel parcours il s’agit, vu que le parcours des migrant.e.s est marqué et préétabli par des directives de l’UE et par des dispositifs militaires. La marge de manœuvre des opérateurs est équivalente à leur fonctionnalité dans la gestion militaire et politique des migrations, à leur instrumentalisation et, à l’exception de Mediterranean Hope (dont nous considérons la démarche et le travail différents des autres projets ayant eu lieu ces dernières années) et du Forum per l’accoglienza, les sujets sont rétribués pour leur activité.
En outre, les démarches dans le cadre d’une demande d’asile ou de la recherche d’un emploi suivent la logique de la marginalisation et de la fabrique de la clandestinité, selon les normes européennes, dont l’unique intérêt repose sur la facilitation du marché interne européen, de l’accumulation du capital entre quelques mains, et de la mise au rabais des conditions sociales, économiques et politiques des travailleurs.
“Un jeune de trente ans de Lagos décide d’émigrer à Milan chez son oncle. L’ambassade lui refuse le visa. La famille investit cinq mille euros pour l’envoyer par voie terrestre à travers la Libye, dans l’espoir qu’il arrive vivant. Il y arrive mais en Sicile il découvre que le seul moyen pour avoir un permis de séjour c’est de demander l’asile politique, parce qu’il est passé illégalement à la frontière. Il apprend, alors, une histoire fausse : l’enfance d’orphelin, l’oncle méchant, un mandat d’arrestation, le policier corrompu. La Commission qui doit décider de son histoire lui donne rendez-vous un an et demi après. Dans l’attente il est transféré dans un hôtel de village en montagne. Entre temps, travailler et rejoindre ses fils et sa femme lui est interdit, mais il peut faire du bénévolat et apprendre l’italien. Après un an et demi la Commission le reçoit et elle lui refuse l’asile politique parce qu’il ne répond pas aux critères juridiques.
L'avocat lui conseille de faire recours, c'est gratuit, ils doivent juste inventer une histoire qui soit un peu crédible. Une autre année s'est écoulée. Le tribunal confirme le refus. Ainsi, deux ans et demi après son arrivée, le jeune de trente ans de Lagos reçoit l'ordre de s'éloigner du territoire et il quitte l'hôtel du petit village. Il prend le premier train pour Milan et frappe la porte de son oncle, sans documents et sans travail. Exactement comme s'il était venu le jour avant.
Si l'ambassade italienne lui avait donné un visa touristique et de recherche de travail (étant donné qu’au jour d’aujourd'hui il n'existe pas), la même personne aurait investi ses cinq mille euros pour vivre à Milan pendant les six mois de durée du visa et non dans la mafia libyenne de la contrebande. Et s'il avait trouvé un petit travail il aurait même pu renouveler le visa pour six mois supplémentaires à la Préfecture (aujourd'hui transformer un visa est impossible). Il aurait appris l'italien dans les écoles du soir à qui, entre temps, l'Etat aurait donné d'autres financements (si seulement !).
Et si par hasard il n'avait pas trouvé le travail qu'il cherchait, au lieu de faire recours il serait retourné à Lagos, ou il serait allé à Berlin, en sachant qu'il aurait pu revenir à Milan à tout moment.
Trois quart des cent mille personnes qui sont aujourd'hui en accueil n'auront aucun permis de séjour en tant que réfugié politique. Il essaieront le recours pour gagner du temps mais il sera inutile. Cela servira uniquement aux nombreux avocats qui se sont précipités sur l'affaire. Avec l'aide judiciaire un recours vaut environ cinq cents euros. Que vont dire les avocats qui en font cent ou deux cents par an? Qu’il faut juste ajouter une conférence sur le droit d'asile, et ils seront satisfaits (Gabriele Del Grande).
4) On parle de Centre d'Accueil à Lampedusa alors que depuis des années le centre assure des fonctions qui sont, principalement, de rétention et d’identification.
Depuis des années les mauvaises conditions de vie au sein du centre sont dénoncées de toutes parts mais ces plaintes sont couvertes par les visites spectaculaires des représentants de l’Etat. Pour exemple, la visite dans le centre du Président de la République Mattarella a été filmée et mise en ligne, une forme de propagande présentant un environnement serein, propre et cordial dans la structure.
Ici la vidéo de la visite du President de la République italienne Sergio Mattarella à l’Hot Spot di Lampedusa.
https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=uXhu8tNE9jM
Ici une vidéo sur les conditions de l’Hot Spot de la même période, publiée par ASKAVUSA.
Mattarella, s’adressant à des militaires, a par ailleurs déclaré : “ Ce sont des héros de la vie quotidienne. Grâce à eux la Mediterranée ne s’est pas transformée en une grande tombe”
Les représentations de Lampedusa dans la série prochainement diffusée sur la RAI ou, de manière plus sophistiquée, dans le film Fuocoammare de Gianfranco Rosi, corroborent à la production et à la diffusion de tels propos.
Le 10 juin 2016 Richard Gere en personne vient confirmer le scénario écrit sur Lampedusa: “ Je suis impressionné par l'atmosphère que j’ai trouvé à l’intérieur du centre”
“Gere a mangé le même menu que les migrant.e.s : poulé aux légumes et riz blancépissé”
La visite de Richard Gere relève l’importance de ce genre des visites pour "les acteurs" locaux. A ce propos, la maire Giusi Nicolini, exprime dans une lettre au Préfet Morcone son mécontentement, non pas au sujet des déclarations de Gere qui présente une réalité déformée de l'HotSpot, mais regrettant de ne pas avoir été prévenue de la visiter de l’acteur et de n'avoir pu le rencontrer :
“Quand on ne rencontre pas la communauté sur place, on n'aide pas l'ile" a-t-elle déclaré. Le même scénario vaut pour la visite du Président du Sénat Grasso, le 8 juillet 2016, qui annonce "qu’il faut exporter le modèle de l’HotSpot de Lampedusa" en s’appuyant d’un discours bien rodé à Lampedusa : "les citoyens italiens doivent être fiers de ce qui est fait à Lampedusa, de ce que font les habitants de l'ile, l'administration et les forces de l'ordre, des valeurs de solidarité et d’accueil auxquelles nous croyons".
Twitter de Pietro Grasso:
"Avec Giusi Nicolini à La Porte de l'Europe. Merci Lampedusa, exemple de solidarité et d’engagement civil".
Le 22 juillet 2016 Federico Gelli (du Parti Démocratique), président de la commission d'enquête "Migrants", déclare :
«La structure d'accueil de Lampedusa s'est démontrée totalement inappropriée, la manutention est insuffisante et la gestion doit être améliorée pour répondre au mieux à l’urgence migratoire."
P hotos publiées par le Collectif Askavusa, pour plus d'informations:
https://askavusa.wordpress.com/2016/07/07/tutto-grasso-che-cola/
Suite à la remise de l’Ours d'or à Berlin, gagné par le film Fuocommare (ici notre critique du film >https://askavusa.wordpress.com/2016/02/24/1428/), un flot de déclarations de la part de la classe politique et des spots de promotion ont émanés de la classe politique, nous n’en citons que deux:
Laura Boldrini (Présidente de la chambre des députés). “L’art peut réussir à mettre sous les projecteurs une thématique importante, là même où la politique européenne ne trouve pas de solution, se montre inefficace, et alors qu’elle semble lancer une compétition entre qui construit des murs et qui fait pire. Je suis fière de notre pays qui suit sa ligne de conduite et continue à sauver des vies humaines. Et comme le démontre ce film, l’art peut être une aide solide pour suivre cette direction.”
Aussi, le 25 février 2016, ce même jour l’Italie programme l’intervention en Libye, tout en espèrent que le gouvernement d’unité nationale sollicite une intervention militaire de l’OTAN contre l’ISIS. Entendons ici : l’OTAN a besoin d’une légitimité internationale et de justifier auprès de l’opinion publique une nouvelle invasion de la Libye.
Le premier ministre Renzi offrira une copie du film Fuocoammare aux chefs d’Etat à l’occasion d’un sommet européen, accompagné d’une note personnelle sur laquelle on peut lire : « Un travail qui raconte la magie de l’accueil, les dons exceptionnels des habitants de Lampedusa, pour qui un migrant est toujours, et avant tout un être humain ».
Dans le film Fuocoammare, l’une des scènes tournées à l’intérieur du Hot Spot de l’ile, montre un groupe de migrants entonnant un gospel “ Ils nous ont enfermés en prison. Beaucoup y sont restés un an. Beaucoup sont restés en prison six ans, d’autres y sont morts. La prison en Libye fut terrible. Ils ne nous donnaient pas à manger. Ils nous battaient tous les jours, il n’y avait pas d’eau et beaucoup se sont enfuis. Aujourd’hui nous sommes ici, et Dieu nous a sauvés.”
Dans l’autre scène à l’intérieur du centre, le réalisateur filme un match de foot. On peut sans difficulté imaginer que la préfécture, compétente pour délivrer l’autorisation pour la prise d’image dans le centre d’accueil, fera en sorte que celui-ci soit présenté sous son meilleur jour. Le réalisateur Rosi avait pourtant écouté nos propos sur les réelles conditions au sein du Hot Spot. Mais le choix a été fait de parler des prisons libyennes plutôt que d’une situation locale embarassante (par ailleurs, peu après pour la troisième fois, le centre a été mis à feu – la quatrième fois si l’on prend en compte l’incendie dans la vieille structure voisine à l’aéroport).
Aussi, nous écrivons ici la traduction d’un communiqué d’un groupe de migrants lors d’une manifestation en mai 2016.
“Nous sommes des rescapés/ réfugiés, nous sommes venus ici car nous fuyons nos pays en guerre, nous provenons de la Somalie, de l’Erythrée, du Darfour (Soudan), du Yémen et d’Ethiopie. Le traitement que nous recevons dans le camps de Lampedusa est inhumain ( il y a aussi eu des cas de mauvais traitement de la part des forces de l’ordre afin de nous contraindre à laisser nos empreintes digitales). Si nous ne laissons pas les empreintes, les opérateurs du centre sont aggressifs verbalement et physiquement, il y a des discriminations dans la distribution des plats et on nous interdit de jouer au ballon dans la cour. Les matelas sont mouillés à cause de l’eau qui sort des salles de douche, ce qui peut nous donner des maladies.
Il y a des mineurs, des femmes enceintes, et des personnes avec des problèmes de santé qui ne reçoivent pas de soins adéquats.
Nous sommes à Lampedusa, certains depuis deux mois, d’autres depuis quatre mois.
Tant que nous n’aurons pas la possibilité de nous en aller de cette prison pour rejoindre un lieu avec des conditions de vie plus dignes, nous refusons de laisser nos empreintes.
Nous sommes venus par besoin de liberté, d’humanité et de paix, ce que nous pensions trouver en Europe.
Nous ne voulons pas être enfermés dans une prison sans avoir commis de crime, nous voulons une vie plus digne et essayer d’obtenir la protection étant donné que nous avons quitté des situations qui nous mettent dans les conditions de risquer notre vie.
Laisser les empreintes dans ces conditions ne nous donne pas la liberté de nos choix futurs, comme par exemple pouvoir rejoindre les membres de nos familles déjà présents dans d’autres pays.
NOUS VOULONS QUITTER LAMPEDUSA POUR OBTENIR LA PROTECTION QUE NOUS RECHERCHIONS EN QUITTANT NOS PAYS. UN GRAND NOMBRE PARMI NOUS SONT EN GREVE DE LA FAIM ET DE LA SOIF, ET NOUS N’ARRETERONS PAS TANT QUE NOUS N’OBTIENDRONS PAS UNE REPONSE SATISFAISANTE A NOS REQUETES”.
Depuis une dizaine d’années, l’ile de Lampedusa est associée à un imaginaire qui fait la part belle aux mystifications de la rhétorique humanitaire, au service de politiques impérialistes.
Gonflée de phrases comme “un Nobel pour les lampedusains”, “les héros communs de Lampedusa”, une des pages de la revue publie un extrait du livre Lampaduza de Davide Camarrone: (traduction libre) “ Ici à Lampedusa, la mort à deux servantes. La cruauté des passeurs en mer, qui entassent à coups de bâton le plus grand nombre de migrants possible à bord de vieilles barcasses aux moteurs usés et prêts à rendre l’âme (...). Et puis il y a la cruauté des gouvernements. Les gouvernants libyens en particulier. Avec Muammar Gheddafi, un des nombreux dictateurs corrompus du continent africain, la vie des migrants était telle qu’elle pouvait être achetée, revendue, échangée, comme tout le reste (...)”.
On trouve dans ces phrases un exemple-type de la (re)production du discours dominant, que l’on trouve d’abord dans un livre intitulé Lampaduza, puis dans un mensuel lambda (qui se présente comme une revue de “style, tendances et consommation”).
Certes, on peut y voir une certaine avancée par rapport aux propos tenus par Laura Boldrini le 3 octobre 2014. Elle déclarait solennellement “qu’une guerre se jouait en Méditerranée entre les migrants et la mer”. Cependant se décharger de ses responsabilités en accusant Gheddafi et les passeurs constitue un autre cas d’école pour l’analyse des discours sur Lampedusa et les migrations.
Ces accusations itératives contre les passeurs ont aussi été prononcées les jours qui ont suivis le drame du 3 octobre 2013.
L’on retrouve dans cette énorme falsifications, les mêmes verités déformées dont parlait magistralement Guy Debord dans son livre La société du spectacle. On retrouve les mêmes sujets qui se plaignent lorsque les migrant.e.s se baignent sur une plage fréquentée par les touristes, accueillent le “prix de l’accueil” et dénoncent à la fois l’attitude des migrant.e.s quand ils manifestent pour leurs droits et contre les conditions de vie dans l’Hot Spot. Ceux-là même qui sont en première ligne pour applaudir le Président Mattarella quand il affirme que les lampedusains représentent un modèle pour tou.te.s d’accueil et de solidarité.
Tant que l’immigré.e est en retrait, passif, à l’intérieur d’une bâtisse ornée d’un ours d’or, ou qu’ils vendent aux touristes des miniatures de cet ours d’or sur leurs stands, à côté des reproductions de la “Porte d’Europe”, de mouettes ou de tortues marines (icônes de l’ile), alors les lampedusains s’accomodent des migrant.e.s. Une grande partie de notre communauté lampedusaine est entrée dans cette logique marchande, de manière aveugle. Mais lorsque l’immigré devient un sujet porteur de revendications, il est alors ignoré (dans les meilleurs des cas) ou corrigé, et l’on entend cette redondante question “Mais comment, nous nous les accueillons et eux ils se comportent comme ça?”.
Les dynamiques à l’origine de certains de ces comportements auraient bien entendu besoin d’un développement plus approfondi, circonstancié, alors qu’ici nous voulons davantage souligner l’usage médiatique de l’ile de Lampedusa. L’ile est une vitrine aménagée à des fins non fortuites, elle donne du crédit à une rhétorique humanitaire/militaire portée par les institutions européennes, l’OTAN et leurs bénéficiaires privés. Des acteurs responsables des infamnies de ces dernières années, parmi lesquelles la gestion en cours de l’immigration “clandestine” (à travers les lois et pratiques).
Vidéo: Affrontements à Lampedusa Dizaine de blessés ww.youtube.com</a>, ou activez JavaScript dans votre navigateur si ce n'est pas déjà le cas.</div></div>
Affrontements de lampedusains et de la police contre les migrants
A l’origine des heurts, un groupe de tunisiens détenus de manière prolongée sur l’ile mis feu au centre “d’accueil et de premier secours”. L’incendie fut suivi d’un déplacement des tunisiens, organisé par la police, vers une station essence où ils devaient dormir à ciel ouvert. En face de la station, plusieurs bombonnes de gaz étaient entreposées par un restaurant. L’un des tunisiens réussit à prendre une bombonne et menaça de se faire sauter en l’air devant le déploiement des forces de l’ordre. La majeure partie des lampedusains qui participèrent à l’affrontement étaient les mêmes qui avaient acclamés l’arrivée de Silvio Berlusconi sur l’ile. Aussi, les lampedusains étaient au fait – malgré le déni général - des tensions croissantes au sein du centre, rapportées par certain.e.s habitant.e.s y travaillant (et par nous aussi).
De manière générale au cours de l’année 2011, l’ile assista à la mise en place de nouvelles mesures de contrôle, à des déclarations regardant l” urgence migratoire” ainsi qu’à toute une série de discours de la part de politiciens en campagne, portées à leur paroxysme lors des arrivées “massives” sur l’ile durant le “Printemps arabe”.
Le 3 octobre 2013 à moins d’un miles de la côte lampedusaine, près de la capitainerie du port, un bateau fait naufrage avec à son bord près de 540 personnes, la plupart de nationalité érythréenne. 366 personnes meurent dans le naufrage et l’on compte une vingtaine de disparus; il y a 155 rescapés, dont 41 mineurs. Les survivants disent qu’entre 3h et 3h30 deux embarcations se sont approchées de leur bateau, les éclairant avec leurs phares, particulièrement puissants et similaires à ceux des vedettes militaires.
Les deux embarcations repartent, laissant le bateau et ses 540 passagers paniqués. L’une des personnes à bord allume une torche pour signaler leur présence, celle-ci tombe dans la coque du bateau. Le bateau prend feu et dans la panique, les mouvements des personnes font chavirer l’embarcation.
Vers 6h30, un groupe de personnes qui se trouvait dans la zone de la Tabbaccara, pour une partie de pêche nocturne, découvrent les naufragés et donnent l’alarme à la capitainerie du port.
Dans l’attente des secours, d’autres bateaux civils et de pêche se rendent sur place et font monter la majeure partie des survivant.e.s à bord. Les secours civils racontent que les Gardes-côtes sont arrivés environ une heure plus tard.
Les Gardes-côtes n’ont jamais communiqué d’informations concernant le déroulement de la nuit du 3 octobre 2013. Aucune enquête n’a été engagée pour non-assistance à personne en danger, et le tunisien de 36 ans Khaled Bensalem a été condamné à 18 ans de réclusion et à une amende de 10 millions d’euros pour le naufrage et « la mort provoquée comme conséquence d’un autre délit ». Lui s’est toujours déclaré être un simple passager. Khaled Bensalem a été identifié exclusivement à partir de la couleur de sa peau, à partir des témoignages des survivants parlant d’un « White man », comme capitaine du bateau. La commune de Lampedusa et Linosa s’est constituée partie civile dans le procès.
Le 10 octobre 2013, le Parlement européen vote à une large majorité pour le système européen de surveillance des frontières terrestres et maritimes Eurosur. Un programme de plusieurs millions d’euros, dont une partie finance l’utilisation de drônes. A ce sujet, à la fin de l’année 2015, les Etats-Unies ont accepté la demande de l’Italie, présentée en 2012, d’armer de deux ses drones MQ-9 Reaper avec des missiles aire-terre Hellfire, et d’autres munitions. Un accord d’une valeur de 129.6 millions de dollars.
Lampedusa In Festival – Vidéo-Enquête Tragédie 3 octobre 2013 -
<div class="player-unavailable"><h1 class="message">Une erreur s'est produite.</h1><div class="submessage"><a h_iSRHDtFy9Q" target="_blank">Essayez de regarder cette vidéo sur www.youtube.com</a>, ou activez JavaScript dans votre navigateur si ce n'est pas déjà le cas.</div></div>
Le 11 octobre 2013 a lieu un nouveau naufrage et Cécile Kyenge (alors ministre de l’intégration) répète que la priorité est de faire la « guerre à tous les réseaux de criminalité transnationale organisée qui organise ces traites d’êtres humains. Les lois doivent être appliquées, et si besoin il faut les rendre plus sévères », qu’il faut « renforcer les contrôles en mer Méditerranée. Il faut activer le système Frontex e donner vie à un monitorage en temps réel pour éviter de compter les morts ».
Et surtout augmenter les patrouilles en mer qui identifient les criminels protagonistes de la traite des êtres humains.
Le 13/10/2013, la commissaire européenne aux affaires internes, Cecilia Malmstroem déclare : « un soutien politique et de ressources », pour lancer « une grande opération Frontex de secours sûr » à laquelle doivent participer tous les pays européens de la Méditerranée, « de Chypre à l’Espagne ».
Le 14/10/2013 le gouvernement Letta décide de lancer l’opération Mare Nostrum. Le 20/10/2013 avec l’arrivée au sud de la Sicile du navire San Marco et de la première mission de surveillance anti-immigration d’un Breguet Atlantic de l’aéronautique, l’opération Mare Nostrum, coordonné par l’agence Frontex débute.
Le coût de l’opération est d’environ 400 mille euros par jour et l’on compte 3 360 morts et disparus pendant toute la durée de l’opération.
Le 1/11/2014 l’opération Mare Nostrum prend fin. D’autres opérations suivent: Mos Maiorum, et Triton (affiliée à Frontex).
La rétorique humanitaire et celle humanitaire s’enchevêtrent, et des films comme “La scelta di Catia – 80 miles au sud de Lampedusa” accompagnent et légitiment ces politiques.
Nous transcrivons ici une partie de la description du film sur le site de la RAI (traduction libre): “C’est à partir de son expérience que Catia base sa mission et son mode de guider et de motiver l’équipage. Quand les marins endossent leur blouse sanitaire blanche et s’apprêtent à secourir des migrants, ils semblent se transformer en “anges” involontaires, eux qui ont été formés pour faire la guerre et qui, aujourd’hui, sauvent des vies dans la désolation d’une mer Méditerranée, qui fait parfois peur.”
Ci-dessus, on apprend le 14 avril 2016 que « le moyen amphibie décrit comme un appui dans le cadre des opérations de sauvetage (844 millions d’euros) se révèle être un navire de guerre pour les F35 (1.1 milliard d’euros) » et il ressort des documents, que la Marine et la Défense fournirent à l’époque des informations partielles ou modifiées aux parlementaires appelés à approuver le budget, sur la vraie nature et la vraie dimension du programme. On parlait d’une unité navale économique,“à double usage”, avec des équipements de secours humanitaire et de protection civile, négligeant alors des données et des caractèristiques techniques qui auraient dévoilées les intentions réelles des militaires.
Dans le champs de la promotion et de la conservation de la mémoire de Lampedusa, le Museo della Fiducia et del dialogo (“Musée de la confiance et du dialogue”) recouvre les mêmes acteurs et des constructions similaires à celles qui composent l’imaginaire collectif.
Récément Pietro Clemente a publié dans la revue Dialoghi mediterranei un article intéressant sur les musées, où il propose également une réflexion sur Lampedusa (traduction libre):
“Je pense aux différentes initiatives de muséographies qui sont en train de naître à Lampedusa autour de la dramatique transformation de cette ile en une interface mondiale des processus migratoires, du sud au nord du monde. Je pense à ma perplexité pour le projet de Musée de la Confiance, inauguré récemment par le président Mattarella et d’autres autorités, avec des œuvres provenant des plus grands musées, notamment un Caravaggio, des Uffizi, un document archéologique du musée du Bardo à Tunis, le tout pour « un musée de la confiance et du dialogue pour la Méditerranée ». Il est difficile d’affronter le monde migratoire avec nos objets-symboles extraits de musées, qui sont à leur manière l’expression de la culture d’une élite.
Quelle énergie dépensée dans le dialogue entre musées et pouvoir ; comment ne pas penser au grand projet euro-mediterranéen du Musée de Marseille (fils du MNATP à Paris) le MUCEM, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée qui cherche à construire une histoire commune au monde européen et méditerranéen. J’ai suivi le parcours de ce musée en tant que membre du Comité Scientifique, et j’y serais allé pour présenter Lampedusa, si je n’avais été engagé dans d’autres projets par le gouvernement francais, pour la gloire de la France, et non pour le dialogue entre les peuples. Je me souviens qu’au début de l’été 2009 l’association Simbdea envoya une lettre de griefs au ministère français de la culture. La chose surprenante fut que nous reçumes une réponse du ministre Mitterand. Mais le plus incroyable était et reste que le plus grand musée français sur la culture populaire européenne, créé par G. H. Rivière, est dans un carton à Marseille. Il faut toujours recommencer du début. Même à Lampedusa. Peut-on dire que pendant une dizaine d’années des étudiants sérieux ont voyagé en Méditerranée à la recherche de techniques, savoirs et matériels, dans les mêmes lieux qui sont aujourd’hui le théâtre de guerres?
Personne ne t’écouterait. Pour le Musée de la Confiance, on comprend l’intention, la désorientation, mais beaucoup moins l’investissement pour ce que l’on croit être une valeur universelle qui honore l’acceuil: des morceaux de musées dans le sens antique du terme.
Le receuillement se retrouve davantage dans l’oeuvre de Mimmo Paladino, la porte qui accueille symboliquement les morts noyés en mer, “La porte qui regarde l’Afrique en souvenir de ceux qui ne sont jamais arrivés”. Et dans les projets de récolte des objets des migrants par l’association Askavusa (pied nu) de Lampedusa (http://www.askavusa.com/about/),ou dans les photographies de Matt Cardy des objets abandonnés dans les camps de réfugiés, en particulier en Grèce.”
Depuis plusieurs années, nous associons notre travail de récupération des objets à une analyse politique et historique, entrecroisant l’étude sur les migrations et les luttes sur le territoire. Nous refusons les financements de personnages comme Georges Soros, protagoniste d’un courant “droit de l’hommiste” et de la mise en place de démocraties “par le haut”, qui font table rase des acquis sociaux des travailleurs.
Enfin, les Etats-nations, dernier rempart à l’expension totale du capitalisme néoliberal, ont aussi assimilé la rétorique dominante. Plaidant à tout va pour un monde sans murs, ni frontière, ce slogan répété tel un mantra est vidé de son sens. Sur le mur du quai favorolo,(le quai où les militaires portent les migrant.e.s),on peut lire “Protéger les personnes, pas les frontières”. Mais les frontières sont un acte politique, et les abattre n’a pas le même sens dans une optique communiste ou dans un système capitaliste globalisé.
Enfin, Lampedusa reste un des centres de production d’un mythe collectif contemporain, un mythe lui-aussi tête-bèche. Un mythe sans mythe, peuplé d’”héros communs”.
Version originale italienne:
https://askavusa.wordpress.com/2016/09/02/lampedusa-lo-spettacolo-continua/