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Billet de blog 21 juin 2024

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Une lombaire

C'est l'histoire du dos de mon vieux voisin, ancien ouvrier-boulanger. C'est l'histoire d'un pauvre qu'on ne croit pas. C'est l'histoire du cynisme de petits propriétaires bailleurs et de leur sens à géométrie variable du respect des lois. C'est l'histoire d'un système de santé « individualisé » qui ne va pas bien.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mon voisin de palier a été des dizaines d’années ouvrier-boulanger. Maintenant, il n’a pas loin de 80 ans. Il ressemble à ces personnages de vieux sur les anciennes caricatures du XIXe siècle, complètement courbé. Vraiment, réellement, son dos est en arc de cercle.

Nous vivons à l’étage d’un immeuble plus que centenaire, qui n’a toujours pas d’ascenseur, ni isolation d’ailleurs. Notre propriétaire commune, qui a reçu plusieurs appartements en héritage, n’a pas refait son logement depuis les années 80. Mais il veut rester là : sa retraite minuscule ne lui permettrait de toute façon par de trouver un logement ailleurs. Ici, la spéculation immobilière a rendu tout déménagement de plus en périlleux pour le porte-monnaie.

Il est dur à la douleur et veut toujours se débrouiller seul. Pas du genre à se plaindre inutilement. Pendant la crise Covid, il a refusé toutes les propositions d’aide du voisinage pour aller faire ses courses. Il voulait continuer à voir des gens.

Un jour, il m’a appelé. Il s’inquiétait des fissures dans le mur de sa chambre : il avait peur qu’il ne lui tombe sur la tête quand il dort. Je l’ai rassuré sur ce point : ce n’étaient que les matériaux qui travaillent à cause des vibrations des travaux dans la rue d’à côté, pas de problème structurel. Et lui, la tapisserie délavée des années 1980, la peinture qui s'écaille et les enduits trop vieux, il s'en fiche. L'essentiel est que cela ne lui tombe pas dessus.

Il a très peu d’objets, juste de l’utilitaire et quelques souvenirs. Ce qui compte le plus, c’est sa télé et son téléphone. Le passage à la TNT a été une angoisse. Il a fallu en urgence que mon compagnon vienne lui régler sa télé : il ne peut pas vivre sans. Surtout pendant le Tour de France. Même topo quand il a fallu passer du téléphone analogique à la fibre. Il a attendu le dernier moment. D’ailleurs, dans le tableau en bas d’immeuble, il n’y avait plus de place pour sa ligne, à cause d’une embrouille entre les opérateurs téléphoniques numériques. Finalement, il a pu garder son vieil abonnement France Telecom. Mais trois semaines sans téléphone, vu son état de santé, il ne pensait plus qu'à ça.

Pendant longtemps, il a attendu de pouvoir installer le lit médicalisé prescrit par son médecin : installation électrique pas aux normes. Il faut dire qu’il y avait encore des fusibles en porcelaine dans le tableau électrique. C’est finalement un neveu qui a tiré les câbles nécessaires. La propriétaire n’a rien déboursé.

Un été de canicule, j’ai entendu des coups dans la cage d’escalier. J’ai pensé : «  c’est encore le voisin du dessus qui fait ses travaux ». Celui-là est propriétaire de son appartement, donc il est chez lui, donc il fait du bruit quand il veut, au grand dam des autres habitantes du palier, qui elles sont locataires. Mais cette fois-ci c’était autre chose : c’était mon vieux voisin d’en face qui se réveillait après une perte de conscience de plusieurs heures. Fenêtres simple vitrage, murs en mâchefer, pas isolés. Canicule à l’intérieur comme à l’extérieur. Le pauvre vieux a flanché. Il est tombé derrière la porte d’entrée et n’arrivait plus à se relever. D’où les coups sur la porte pour prévenir. Heureusement, les clefs de certains logements permettent d’ouvrir les portes des voisins si l’on n’a pas fermé à clef, si la porte est juste claquée. Avant que les pompiers n’arrivent, avec une voisine, on a pu entrebâiller la porte et passer un téléphone portable pour voir ce qu’il se passait. Son corps au sol bloquait la porte. Du coup, les pompiers sont passés par la fenêtre pour le secourir.

Depuis cet épisode, la sœur de mon voisin a tout organisé : repas livrés à domicile, un.e infirmier·e passe tous les jours ou presque, un kiné régulièrement, un système d’alarme en cas de malaise, et plusieurs personnes du voisinage ont le numéro de sa sœur. À peine plus jeune que lui, elle est en meilleure santé économique et physique. Heureusement qu'elle est là. Après cela, mon voisin a enfin accepté qu’on lui descende ses poubelles, ou qu’on lui fasse ses courses lourdes sans nous donner d’argent en contrepartie du service. Pourtant, il sait qu’il peut demander ce genre de choses à plusieurs voisin·e·s. Mais il ne le fait que quand il est coincé. Il est fier, je crois. Son autonomie, c’est sacré. Et depuis, il laisse sa porte d'entrée ouverte quand il fait chaud. Et tout le monde profite du Tour de France. Parce qu'en plus, il est presque sourd.

Ces derniers temps, les escaliers sont devenus un problème de plus en plus important pour lui. Surtout les trois marches au seuil de l’immeuble. Pas de rampe d’appui. C’est obligatoire, pourtant, pour l’accessibilité, mais ce n’est pas la priorité des copropriétaires.

Récemment, il s’est plaint de douleurs dans le dos. Il n’arrivait plus à dormir dans son lit et passait ses nuits dans son fauteuil. « C’est pas une vie » a-t-il commencé à nous dire. Effectivement. « Vous en avez parlé aux infirmiers ? Et à votre kiné ?  Qu’est-ce qu’ils disent ? ». Pendant un mois, il s’est plaint de douleurs à tout un tas de gens « compétents ». Nous étions plusieurs à le croire, à être inquiet·e·s pour lui. Mais nous ne savions pas trop que faire. Qui va prendre des voisin·e·s au sérieux ? Alors, nous essayions de lui arracher des infos et ça papotait dans les couloirs. On recoupait.

Pendant plus d’une semaine, il a demandé à aller à l’hôpital. Visiblement, il n’a pas été pris au sérieux. Il était pourtant déterminé. Il a fait des pieds et des mains pour être cru. Il a fallu qu’il attende plusieurs jours un rendez-vous chez son médecin, autant pour une radio. Avec à chaque fois, l’escalier et le taxi. Finalement, c’est arrivé : hospitalisation. Il a préparé un tout petit sac à dos, nous a laissé un mot sur sa porte et ses poubelles à descendre. Mais quand le taxi pour l’hôpital est arrivé, il n’arrivait plus à prendre l’escalier seul. Il s’est résolu à me demander de l’aide. À chaque pas, il pouvait tomber, et parfois, il avait très mal. Pourtant, vraiment, il est dur à la douleur.

Finalement, dix jours d’hospitalisation. Une maladie osseuse, une lombaire cassée. Tu m’étonnes qu’il avait mal en descendant. Il a passé un mois comme ça avant d’être pris en charge. Il y a des catégories de personnes qui sont prises au sérieux, qui sont crues et puis il y a les autres. Lui fait partie des autres. Dure loi de la sociologie.

Mon voisin est revenu aujourd’hui, avec son corset, mais la copropriété n’a toujours pas décidé de mettre une rampe d’appui sur le seuil de l’entrée. Et cela n’arrivera pas. Il y a les propriétaires et il y a les autres. Il fait partie des autres. Dure loi du capitalisme.

Et ensuite ?

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