C’est la fin des années 1990 et je suis étudiante. Une copine de promo est bénévole pour une petite compagnie au festival d’Avignon. Moi, je ne peux pas, je dois bosser l’été. J’ai donc décidé de faire une saison à Avignon plutôt que sur la côte bretonne. Comme ça, je pourrais aller aussi au festival off en dehors du boulot. Parce que franchement, sur la côte, à part les boites de nuit, il n’y a pas grand chose. J’aimerais découvrir le monde culturel de l’intérieur, mais je ne peux pas.
Mais cap sur Avignon quand même. Un patron local a décidé d’ouvrir un deuxième restaurant pour ses fils. Ils sont à peine plus vieux que moi, mais ont déjà tout de vrais patrons : coupe militaire, lenteur calculée des gestes donnant, il paraît, l’air de réfléchir à des choses sérieuses. Par exemple, si on mettra 2 ou 4 couverts à la table 10. Décision fondamentale, semble-t-il. Je ne vais pas faire tout le tour de la ville pour trouver le meilleur plan (s’il y en a un), donc j’accepte.
La pote de promo a trouvé un appart en coloc’ dans le centre avec ses copines d’enfance, bénévoles elles-aussi. Un truc charmant avec une terrasse à tonnelle. Elle ne m’a pas proposé de le partager.
Je dégote un logement du Crous. J’ai de la chance, c’est une petite maison pour 3 étudiantes dans « la banlieue qui craint » (dixit mes collègues de boulot). Les deux autres sont des étudiantes fonctionnaires de l’ENTPE. Elles sont en « stage ouvrier » sur le chantier de la ligne TGV Paris- Marseille. Probablement la seule fois de leur vie où elles côtoient vraiment les ouvriers des chantiers. C’est fait pour. Leurs mecs viennent les voir de temps en temps : l’un fait polytechnique et l’autre je ne sais plus quelle autre grande école d’ingé. Ils peuvent sans problème se payer le train Paris-Avignon le week-end. Je découvre alors le fonctionnement réel des grandes écoles françaises. Ils savent déjà qu’on viendra les chercher pour bosser à des gros postes de cadre hyper bien payés à la sortie. Ils sont tous étudiants-fonctionnaires*. D’ailleurs, je suppose que les logements du Crous devaient être sacrément vides pour qu’il y ait une place pour ce profil d’étudiantes. Moi, j’écoute ébahie. Je ne savais même pas que cela existait.
En dehors de la maison, « la banlieue qui craint » n’est pas si terrible que cela. Quand je reviens du boulot vers 2h00 du matin, les dealers du quartier sont toujours sur le banc de la place. Pas une seule fois, ils ne m’emmerdent. Un salut, deux trois phrases et c’est tout. Au début, j’ai peur. De temps en temps, ils me taxent des feuilles à rouler. J’accepte évidemment. Et rapidement, j’ai la présence d’esprit de leur acheter un petit truc. Le moins cher possible. Je ne fume pas de shit, cela me rend malade. Et j’économise. Mais comme ça, je suis presque sûre d’être laissée tranquille. Jamais de problème avec eux après ça. Affaire réglée.
Bon, ce n’est pas tout à fait vrai : des gamins du coin m’ont volé un dictaphone que l’on m’a prêté. Ils sont entrés par la porte-fenêtre de ma chambre laissée ouverte. Très énervée, je vais les chercher. Je les reconnais, mes collocs leur avaient payé une limonade chez nous. Je leur demande le dictaphone. Après quelques « c’est pas nous Madame », une de leurs mères sort. Elle les engueule copieusement et leur dit de me rendre ce qui m’appartient. Ce qu’ils font. Le dictaphone est en morceaux. Mince alors, ce n’était pas le mien, je vais faire comment ?
Cela dit, le scénario aurait été probablement assez similaire dans la campagne bretonne agro-alimentaire où j’ai grandi. Il y avait aussi des dealers dans « le petit bois » à côté du collège. Et certains de mes potes d’alors piquaient de l’alcool dans les supermarchés ou « faisaient des conneries » de ce type (activité alors très genrée, d’ailleurs). Donc, je ne suis pas vraiment surprise.
Après cela, plus aucun problème dans la banlieue. En rentrant tous les soirs en vélo à 2h00 du matin. Et même, un coup de main... inattendu.
Un jour, je perds les clefs de mon cadenas de vélo. Et un dealer d’extas rencontré à l’abribus à côté de chez moi me propose de résoudre le problème à sa façon. Il fait les festivals du coin. Il est fier de lui. Dans sa tête, c’est cool, voire séduisant de dealer de l’exta dans les teufs. Bon. Je fais semblant de lui donner raison en acquiesçant à ce qu’il dit (encore un truc de genre, cela évite souvent les problèmes). Il me propose de faire sauter mon cadenas à la barre-à-mine. Je suis partagée, mais je ne vois pas comment faire autrement. Donc je dis : « OK, mais j’achète un nouveau cadenas avant ». Il me donne donc rendez-vous dans son appart du centre pour aller ensemble à mon vélo. Je redis « OK ». J’hésite avant d’y aller. Je me lance. Quand j’arrive, ses potes me proposent une bière. Que des mecs. Je ne suis pas rassurée du tout. Je suis habituée aux ambiances étudiantes mixtes : les meufs sont aussi là pour boire des bières. Mais là, je fais semblant d’être contente de partager l’apéro. Je me dis pour me rassurer : « après tout, peut-être qu’à d’autres heures, il y a des nanas aussi ». Finalement, après sa pause bière bien trop longue à mon goût, le gars de l’abribus prend sa barre-à-mine et va faire sauter mon cadenas quelques rues plus loin. Je le remercie et prétexte le taf pour repartir illico. Affaire réglée.
En fait, les problèmes plus gros pour moi sont ailleurs.
Je découvre petit à petit mes nouveaux employeurs. Les travaux ne sont pas terminés pour l’ouverture de la saison, donc tous les saisonniers* doivent participer aux travaux. Pas tout à fait conforme au contrat de travail. Bon, moi, cela me va, côté horaire, c’est mieux pour aller voir les spectacles du off. Une bonne version des Monologues du vagin pour pas cher, par exemple. Quand le restau ouvre enfin, la femme du patron donne à toute l’équipe un uniforme obligatoire. Bizarrement, il est bleu-marine, blanc et rouge. Le code en restauration en général, c’est blanc en haut et noir en bas, ou, à la rigueur tout en noir. Étrange.
Je sympathise assez rapidement avec le patron du bar à côté du taf. Il est encore ouvert quand le restau ferme. L’ambiance est disons « Manu Chao compatible ». Et il fait de bons rhums arrangés. Avec un prix pour les saisonniers. Les potes du tavernier sont décontractés. D’ailleurs, ils m’invitent à des barbecues improvisés dans une friche-prairie bien tranquille en bord de Rhône. Le bistrotier ne vient pas avec nous. Il bosse tout le temps. Il est revenu du Rwanda, dégouté, traumatisé. Il ne me raconte pas les détails, mais à son retour, il a changé de vie et monté son bar. Sa saison d’été est très intense. Et l’hiver, il voyage en camion. Le premier soir, il me demande juste où je bosse. Le deuxième soir, il me remet un deuxième rhum gratuit. Le troisième soir, il m’explique que mon patron est un brun. Ah bah oui, cela explique les uniformes.
Rapidement, je constate qu’il a raison. Sur notre terrasse, il y a alternativement des clients gitans ou arabes qui jouent (très bien) de la musique. La place est idéale pour ça. Commercialement, pour la terrasse, c’est tout bénef. Cela amène plein de touristes étrangers aux poches bien remplies. Je n’ai jamais eu des pourboires comme cela d’ailleurs. Mais quand je passe en cuisine, les remarques racistes affleurent, si ce n’est plus. Principalement de la part des deux jeunes patrons. L’air soucieux, ils font leur ronde regardant dans le vide droit devant, puis de retour derrière le bar : « Encore les arabes, on ne leur sort pas de bouteilles, consigné... ». Leurs chemises ne sont pas celles de nos uniformes : identiques et bien repassées, elles donnent à leurs conciliabules un air vaguement mafieux. Les deux frères. Leurs mots ne passent jamais le cap de l’insulte au sens strict devant nous, mais tout le monde a bien compris leur point de vue. Avec leurs tactiques hôtelières, au bout de quelques fois, ils s’arrangent pour que ni les gitans, ni les arabes ne reviennent en terrasse. Mais pas trop de vagues, hein, c’est mauvais pour le commerce.
Quand je passe au bar, j’entends parfois leurs conversations. On n’existe pas vraiment quand on passe au bar chercher les boissons, ils ne se rendent même pas compte. Donc, ils parlent, sans même s’interrompre d’une serveuse de l’équipe, une connaissance à qui ils ont proposé un taf d’été : il paraît que « c’est un bon coup », le plus vieux des deux « a essayé ». Un pote de passage dit être tenté d’en faire autant. Charmant. Fort heureusement, je ne suis probablement « pas leur style ». Si je l’étais, ils auraient calculé ma présence au bar. Tant mieux.
La famille Bleu-Blanc-Rouge ne s’embarrasse pas non plus du respect du code du travail. Jamais vu cela à ce point sur la côte. Ils trouvent normal que l’on finisse à 2h00 pour renquiller certains matins vers 9h00 : « il faut rattraper la saison », donc ils sont ouverts plus tôt que prévu. Nous devons nous relayer pour faire des matins en plus des soirées écrites sur le contrat. « Ah oui, mais les travaux, c’était plus tranquille, donc c’est normal ». Ah bon ? En pratique, certaines nuits, nous ne dormons pas beaucoup, et certaines journées peuvent faire 15h00 réparties entre le matin et le soir, avec cette « pause méridienne » si fréquente dans la restauration.
Le père acariâtre a la voix cassée par 60 ans d’autorité : « Non, mais c’est vraiment n’importe quoi ça ! J’ai déjà dit cent fois qu’on ne mette pas la pulpe de l’orange dans l’évier. Bon sang, il n’y a quand même pas besoin de sortir de Saint-Cyr pour y penser ! Non mais vous faites n’importe quoi là. C’est le bordel. Regarde-moi ça, il ne faut pas mélanger les verres à bière et les verres normaux là ! Et puis, c’est quoi ce sucre dans cette assiette ? Vous ne mettez plus de sucre roux ? Quoi ? Vous avez mis du sucre en petit sachet dans la sous-tasse ? Comment ça, vous n’avez pas le temps ? C’est n’importe quoi. » Passage au tutoiement. «Tu sais combien ça coûte au kilo, le sucre en sachet ? Alors tu vas me faire le plaisir d’aller me chercher du sucre roux à la cuisine. Nico, passe derrière le bar, toi tu retournes en limo. » Ambiance.
Un jour, l’inspection du travail passe et interroge tout le monde. Je l’informe oralement de nos horaires réels. Je pense ne pas être la seule. Enfin, je ne sais pas. Et après ? Rien. La saison continue comme ça. Là, je comprends vraiment où j’ai mis les pieds.
« D’un commun accord avec mon employeur » comme on dit, je ne finirai pas la saison, mais je négocie de traduire leur cartes en différentes langues avant de partir. Et j’ai eu des gros pourboires en parlant à des clients dans leur langue natale. Donc, ça compense. La famille Bleu-Blanc-Rouge est du genre facho pragmatique : le commerce d’abord, mais l’idéologie n’est jamais bien loin derrière. Du coup, « on règle les choses en douceur », en dehors de clous légaux, mais bon au final, ce sont les employés et les clients « conformes » à l’idéologie de la boite qui restent.
Finalement, les plus gros problèmes, c’est dans le centre d’Avignon que je les ai eus. Les quelques personnes qui m’ont dépanné en cas de problème n’étaient pas nécessairement très « recommandables ». Les étudiantes recommendables de mon entourage ne m'ont pas dépannée. Et les rencontres les plus sympathiques n’étaient pas des plus conventionnelles. C’est la brune famille Bleu-Blanc-Rouge qui m’a posé le plus de problèmes cet été là à Avignon. Je suppose qu’ils sont toujours là et que leur bizness tourne bien.
* Personne n’écrivait « iels » et « tous·tes » à l’époque, d’où l’emploi du masculin pluriel.
NB : les conversations ont été réécrites à partir de notes prises sur le vif à l’époque et conservées au fond d’une boite, par fétichisme assez incompréhensible. Le dictaphone était censé servir pour un carnet de voyage. Les notes à l’ancienne l’ont remplacé.