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Billet de blog 30 mars 2025

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Tout le monde n'a pas la même fin du monde

Les bobos nous volent même ce qu'ils étaient censés nous apporter. J'en ai marre. Ils nous volent même la fin du monde. J'en ai vraiment vraiment marre.

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En revenant du rassemblement Palestine, mon chéri tâte le terrain pour voir si je veux sortir. Cela fait deux mois que je bosse comme une dingue et il a bien compris que j'ai besoin de me ressourcer, mais que je culpabilise de ne pas avoir assez avancé. Et c'est un malin. Alors, il tâte le terrain.

"Tiens, ce soir, il y a une soirée sur l'Amazonie."

Il sait que son truc a de bonnes chances de marcher. Sauf que c'est programmé dans la semaine de l'Anthropocène : je sais déjà que je vais y croiser des universitaires que je n'ai pas du tout envie de voir. Pourtant, le programme est alléchant :

"Eduardo Viveiros de Castro et Patrick Boucheron mèneront une réflexion sur les récits qui façonnent notre vision du monde. À travers les enjeux environnementaux contemporains et la montée des récits apocalyptiques, ils interrogeront comment les visions amérindiennes nous incitent à repenser la notion d’altérité, ainsi que la relation entre l’humain, le non-humain et l’environnement dans une perspective plus globale."

Il faut que j'y aille. Forcément. Il faut que j'y aille. Les lunettes noires, ce sera un peu voyant pour passer incognito. Tant pis, je mets mon keffieh rose et violet, ça va décourager les relous. Vu qu'il n'est pas noir et blanc, de loin, personne ne fait attention. Mais quand des gens bien propres sur eux s'approchent, ils voient le keffieh, soudainement, ils tournent les yeux pour éviter de te parler. Très pratique. Au passage, cela permet aussi de départager les commerçants sympas des autres. Vraiment pratique.

La soirée est à prix libre. En général, on a toujours tendance à mettre un prix plutôt généreux. Mais là, je dis à mon chéri : "non, là tu mets zéro. Tu vas voir le public, nous on met pas d'argent là-dedans. On va pas soutenir les bobos quand même non ?"

En arrivant, on rentre vite fait dans la salle pour rester incognito.

Et là arrivent les trois orateurs prévus : les deux chercheurs et une journaliste de l'Obs avec un mec qui ressemble furieusement à François Bougon. La scène me rappelle immédiatement "Pas vu pas pris1" de Pierre Carles, qui documentait la proximité des journalistes avec les politiciens. Journalistes et chercheurs se tutoient. Ok. Je n'étais pas tombée loin avec mes discours récurrents sur l'entre-soi des intellos parisiens dis-donc !

Alors là, je fais appel à l'esprit d'analyse des lecteur·ice·s du billet. Vous avez lu le thème de la conférence. On est d'accord, ils sont censés parler des visions du monde des Amérindiens, non ?

Pendant une bonne dizaine minutes, ils commencent à s'embarquer sur le sujet (brillamment, évidemment). Eduardo Viveiros de Castro s'arrange pour glisser qu'une partie de l'Amazonie est en France. Les peuples amérindiens sont reconnus par l'ONU comme les autres indigènes du monde2, mais pas par la France. Mais il est surtout question de fin du monde. Les Amérindiens ont déjà connu une fin du monde au XVIe siècle donc ils seraient en avance sur nous qui connaissons en ce moment la fin de notre monde. D'une certaine manière, ils vivent déjà notre futur3. Patrick Boucheron insiste sur la pluralité des mondes possibles répertoriés par l'histoire.

Et puis le virage arrive. La journaliste de l'Obs lance des petites perches sur Musk et Trump qui font leur effet. Boucheron les saisit au vol et embarque la discussion vers la fin de leur monde à eux, les universitaires, une fin qui s'annonce avec les attaques de Trump contre leurs pairs aux USA (soit le gratin du gratin de la recherche mondiale). Prenant le prétexte d'une discussion épistémologique4 sur le livre de son interlocuteur brésilien, il demande comment résister à l'offensive de Trump contre la science. Eduardo Viveiros de Castro semble un peu surpris, mais répond sympathiquement et de manière spirituelle (un "bon" chercheur en sciences sociales doit être soit sympathique et spirituel, soit brillant, mais les deux, c'est mieux).

Tout le reste de la discussion ne portera plus que là-dessus. Trump et la science. Exit les cosmovisions amérindiennes. Exit l'Amazonie. Exit même l'Anthropocène et le climat (thèmes du festival). Non, parce que là, c'est sérieux, il est question de la fin de leur monde à eux, les universitaires, les titulaires d'une chaire au Collège de France, les journalistes libéraux. Leur monde quoi ! Pas le mien, pas le tien, pas celui des Amerindiens, pas celui des enfants de Gaza, ni celui des gens qui prennent la ligne Vénissieux-Lyon pour bosser, la ligne des gens fatigués (comme celle Vaulx-en-Velin-Lyon d'ailleurs), non leur monde à eux. Ce faisant, ils arrivent quand même à rester dans leur sujet de prédilection : pluralités des ontologies ou universalisme ? Est-ce qu'on vit tous dans le même monde ou dans des mondes différents ? Peut-on vivre dans un monde commun ? Bref, des universitaires quoi : des gens qui arrivent à parler de tout et n'importe quoi sans cesser de parler de leur monde : la recherche, les labos, la science et finalement leurs postes.

Quand vient le moment des questions de salles, deux étudiants en anthropologie essayent de remettre la question des Amérindiens sur la table.  Et puis un journaliste qui ressemble furieusement à François Bougon oriente à nouveau la discussion hors-sujet : comment les deux chercheurs perçoivent-ils la situation des campus aux USA depuis l'arrivée de Trump ? Bon, là, je tilte sur le fait que la journaliste de l'Obs animant la "discussion" l'a déjà aiguillée une première fois sur ce thème avec succès. Ce ne serait pas sa meuf, par hasard ? Ils sont arrivés ensemble. Qu'est-ce qu'ils sont filous ces journalistes quand même. J'ai bien l'impression que Trump obsède les journalistes qui ressemblent furieusement à Françoise Bougon et sa compagne de l'Obs. Question suivante : un autre mec s'indigne que les deux chercheurs n'exploitent pas plus certaines épistémologies féministes. "Bah, il se trouve qu'on était censés parler des Amérindiens, non ?" : c'est en substance ce que répond Patrick Boucheron avant d'expliquer qu'il traite justement de ce sujet dans son cours au Collège de France. Dans ma tête, je me dis : "oui, bon d'accord, mais vous n'avez pas non plus beaucoup parlé des Amérindiens, cela dit". Et là, soudainement, miracle. Une étudiante Kali'na intervient pour faire remarquer que toutes leurs considérations sont bien éloignés du concret des amérindiens français. Une sorte de vent frais parcourt la salle, comme une respiration enfin. Elle parle haut et clair, fière d'elle-même. Elle les souffle sans une once d'agressivité. C'était la dernière intervention. Il n'y aura pas de réponse à ce qui n'était pas une question. "Merci pour votre parole".

En vapotant à la sortie de la salle, je repense aux gens qui manifestent toutes les semaines contre un génocide en plein centre de Lyon. Je pense à leurs visages. Pas un seul comme celui-là dans cette assistance qui s'interrogeait plus ou moins brillamment sur la fin du monde. Soyons clair : la salle était quasiment uniquement blanche. Mais ce n'est pas uniquement cela. Dans les cortèges Palestine, il y a des gens qui prennent la ligne Vénissieux-Lyon. Cela se voit : la marque du travail, de la fatigue, un truc qu'on perçoit très bien dans les transports en commun. Et quand ils regardent la fin du monde, c'est différent. La fin du monde, ils la voient sur Al Jazeera, elle a une forme de décombres, elle a le visage d'enfants morts, mais elle a aussi celui du non. Non, on ne se laissera pas faire. Non, on ne les lâchera pas. Non, vous qui détournez les yeux, on ne vous pardonnera pas. Maintenant, on sait qui vous êtes.

1. Synopsis : "Au départ, il y a une séquence piratée somme toute anodine, la discussion très amicale entre le responsable d’une grande chaîne de télévision (Étienne Mougeotte) et un homme politique (Francois Léotard). Pierre Carles – sorte de Buster Keaton du petit écran, journaliste aussi déterminé que lunaire d’apparence – s’en empare et fait le tour des présentateurs-vedettes et des responsables de l’information des chaînes de télévision en leur demandant s’ils accepteraient de la diffuser. Et là, soudainement, les choses prennent des proportions énormes. Car chacun se retrouve bien embarrassé." Voir : https://kinow.cinemutins.com/pas-vu-pas-pris.html

2. Pour une personne latino-américaine, le terme indigène n'a pas la connotation péjorative qu'on lui donne en français. Il est couramment utilisé pour désigner les populations autochtones.

3. J'ai été moyennement convaincue par cette thèse qui postule en creux que leur futur à eux ne va pas changer avec le réchauffement climatique.

4. Terme qui désigne grosso modo une discussion théorique sur la science. Pour une définition, voir : https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9pist%C3%A9mologie

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