Il aurait fallu renoncer. La tour de Babel était partout.
Ce n’était pas que les mots n’avaient pas de sens ; c’était que leur sens n’était pas aussi important que la façon dont ils étaient prononcés, ou devant qui on les énonçait, ou dans quel but on les exprimait.
Parfois, l’objectif et la manière de dire s’ajustaient au sens des mots, il y avait comme une fusion, comme quand des danseurs de tango s’enlacent. C’était une sorte de dire « à cœur », sincère, sans maquillage. C’était une remarque de Michaux (Quand vous avez mal, il y a la souffrance du mal, il y a aussi le déséquilibre), qui résonnait profondément, par empathie, en humour, en amour, humoureusement, amoureusement. L’ajustement créait du juste, une zone d’accord entre paroles et instantané ressenti. C’était précieux et c’était rare. Il fallait rechercher cette jonction là, avec énergie, avec exigence. Avec le sentiment de vivre enfin. Une sorte de militance du vivre, où la parole se tenait là, entière, et à égalité avec les corps.
Mais d’autres fois, et presque la majeure partie du temps, les mots ne disaient pas exactement ce que les corps disaient. Comme si les mots du corps et les corps parlaient deux langues différentes et traduites approximativement.
Elle écoutait à la radio un journaliste interroger un homme politique, et même sans rien voir, elle entendait le glissement, la juxtaposition des langues, les monologues étrangers l’un à l’autre des paroles et des corps. Ils déroulaient du censé être sensé (exposés, questions, affirmations, dénégations, jugements). Mais le sens de ce déroulé (exposés, questions, affirmations, dénégations, jugements) rapetissait au fur et à mesure que les paroles sortaient des corps ; les corps prenaient plus de place que le sens. Les corps s’exprimaient en sous-texte, en sous-titres et, sous les exposés, questions, affirmations, dénégations, jugements, les corps disaient qu’ils étaient intouchables. Ou sûrs de leur bon droit. Ou respectables, ou légitimes, ou professionnels, ou crédibles, ou éligibles, ou rassurants ; faites-moi confiance disaient les corps, et cela passait par des « c’est inacceptable », « tout le monde peut remarquer que » prononcés en transgressant, en ignorant le sens de ce qui était inacceptable et de ce que tout le monde pouvait remarquer.
Ce que les mots perdaient en sens, ils le gagnaient en capacité à costumer les corps, à parer les corps d’artéfacts utiles à l’établissement d’un statut dont les corps voulaient se nourrir, qu’ils désiraient, qu’ils recherchaient – et pas seulement ces corps qui prenaient la parole, mais également d'autres corps parmi ceux qui écoutaient, qui eux aussi désiraient ces sous-textes, ces sous-titres et ce faites-moi confiance, comme on a besoin d'un plan dans une ville inconnue.
Ce n’était pas toujours par malveillance que les corps réduisaient les mots, amenuisant leur sens pour en extraire de quoi faire bonne figure. Quelquefois, c’était même très important pour eux, vital. Le récit qu’ils offraient sur eux-mêmes, sur le monde, déroulé pour eux-mêmes, pour le monde, était constitutif de ce qu’ils voulaient être – le sens des mots de ce récit n’avait qu’à s’aligner, à suivre bon an mal an, comme un animal familier qu’on traine en laisse. Les sous-textes et sous-titres leur construisaient comme une charpente de bois solide, un échafaudage derrière lequel se sauvegarder, se réparer (et le faites-moi confiance s’avérait réversible, retourné en j’ai confiance en moi de méthode Coué, en sorte de tout ira bien induit, consolateur).
Lorsque c’était par désir de pouvoir, par autoritarisme, égocentrisme, réparation de frustration, quête affective, soif d’attention, le sens des mots était réduit à rien. Les exposés, questions, affirmations, dénégations, jugements, pouvaient être faussés volontairement, tronqués ou niés, ou inversés, ou renversés, cela n’avait pas d’importance. Seul le sous-texte habillant le statut comptait. Les corps devenus des statuts n’avaient plus rien à dire, même s’ils parlaient. Et ils manipulaient les mots, à l’occasion, selon les cas, comme on change de vêtements.
Une fois repérée la frontière entre ces deux espaces (celui où les mots et leur sens pouvaient s’avaler l’un l’autre, et celui où les mots et les corps se divisaient pour imprimer d’autres marques sur d’autres corps – par désir de pouvoir, par autoritarisme, égocentrisme, réparation de frustration, quête affective, soif d’attention) l’affaire était plus simple. Elle aurait pu la dessiner. Elle aurait même pu la filmer. Elle aurait pu caler des mots sous des images et que ces mots ne commentent pas, ne décrivent pas ce qui pouvait se voir. Le film creuserait sa voie vers son sens, les mots creuseraient leur voie vers leur sens et, à égalité, les corps et les mots s'ajusteraient, en équité. Alors les images et les mots se rejoindraient. Au centre de l’écran, une ligne horizontale (la surface d’une mer ou la surface d’une terre, d’une ville, d’un champ, d’un parking, d’un objet) ferait limite. Les limites se voyaient partout – comme la tour de Babel. Il aurait fallu renoncer, mais elle ne savait pas.