Il y avait une qualité d'écoute qui n'était pas universelle.
Elle pouvait la visualiser.
Dans son esprit, c'était un appareil électronique, muni de diodes, de voyants, d'interrupteurs et de cadrans où vibraient des aiguilles, et des curseurs tous alignés faisaient balance. Ils s'attachaient aux sons captés, aux images saisies, venant de l'extérieur.
Il fallait d’abord allumer l’appareil, ça n’était pas automatique – elle suspectait que beaucoup le gardaient éteint et que d’autres ignoraient son existence. Si quelquefois la mise en route se faisait naturellement, spontanément, d’autre fois c’était un acte volontaire, à provoquer.
Ensuite, il fallait effectuer les réglages en fonction de ce qui entrait en zone périphérique de soi. Faire jonglage, tâtonner et tenter, s’adapter, comme sur une table de mixage on décide d’accentuer les sons aigus ou les sons graves. Tout se jouait au millimètre. Parmi tous les curseurs, l’un était décisif, celui qui régulait l’ego et l’empathie.
Plus on laissait passer d’ego, en poussant le curseur vers le haut, et moins on entendait clairement. Elle en souffrait lorsqu’elle sentait ce trop-plein faire saturation, barrage, comme un volet opaque occulte d’autres panoramas. Et tenter de le repousser équivalait à s’agiter au milieu d’un nuage de brume épaisse, de ouate, en lançant ses bras à l’aveugle.
Il empêchait l’écoute et l’entendement. Trop d’ego réduisait l’angle de réception, comme le trou d’une épingle sur une plaque sélectionne un seul rai de lumière parmi tous et le dirige en un seul point. Les aiguilles des cadrans se figeaient, immobiles, imperméables aux vibrations. Plus rien ne faisait sens, hors soi. Le soi multiplié, démesuré, avalait le futur : on se reproduisait, identique à soi-même, en s’enroulant soi-même sur soi, se comprenant soi-même en soi, se justifiant soi-même par tous les pores, recroquevillé sur le sommet d’une pyramide de soi en soi et en surplomb du monde.
Le curseur de l’ego entraînait d’autres curseurs comme celui du mépris et celui du jugement. C’était une alchimie complexe.
La vue plongeante de l’ego zoomait sur les classements, la hiérarchie, le statut (posture, habillage, apparence) et la sauvegarde de ce statut (statutification).
Devant deux mèches de cheveux collées sur du papier, entrelacées (touch poem #5), un ego accentué disait « facilité », « simplisme », « démagogie », « coup médiatique », « quoi d’autre ? » dédaigneusement.
Plus la dose d’empathie augmentait (le curseur tout en bas), plus le nuage se dissipait ; les deux mèches de cheveux collées sur le papier froissé devenaient onctueuses et souples, vivantes et insouciantes, rebelles, particulières, uniques, elles résonnaient, fragilement happées par l’éphémère, scotchées un temps dans l’indéterminé, insignifiantes et résistantes par et malgré leur petitesse. Et plus le touch poem #5 agissait, plus il touchait, plus il faisait fonction de lien, unissait, agençait, gonflait le périmètre de soi en se gorgeant d’hors soi, de sons polyphoniques, d’images flottantes ou dérangeantes, piquetées de peaux en mues et de signaux en déplacement, et les aiguilles vibraient dans les cadrans.
Réguler les curseurs pour être certaine de voir vibrer les aiguilles, c’était accepter d’être aveugle et ignare, en vouloir plus encore. C’était mettre le en-soi sans défense, nu sur une table, aux yeux de tous, pour qu’il regarde, qu’il attende et qu’il se tienne prêt.
Un autre curseur important régulait le respect et l’admiration. Trop de respect conservait les choses en l’état, on ne pouvait rien renverser. L’admiration ligotait les mains dans les poches et faisait bégayer. Il fallait trouver l’endroit exact où admirer l’élan porté, les intentions, où respecter l’autre comme soi-même, autant. Chaque jour le curseur glissait, sautait, se déplaçait ou se coinçait ; elle devait vérifier constamment l’appareil.