« Elle ne pouvait pas rendre compte de tout universellement. Il lui fallait hiérarchiser. Elle ne pouvait pas être de tous les combats, sur tous les fronts, et ne rien laisser perdre de ce qu’elle jugeait important. Le problème de la hiérarchie, c’était son côté déchirant. On ne pouvait pas tout porter à bout de bras au-dessus de la ligne de flottaison – les bateaux éventrés, les dictatures, les bombardements, les saccages, les injustices, les violences, les sanglantes et les insidieuses –, il y aurait toujours quelque chose de plus dramatique à dénoncer, de plus insoutenable. Il y aurait toujours la lâcheté de faire silence, par fatigue, ou simplement croulant sous la multitude de cas. Et, sous le silence volontaire ou involontaire, il y aurait toujours une dose d’acceptation qui la rendrait complice, coupable, responsable.
Il y avait le problème du genre et ça la tailladait. Elle savait que, selon son genre, une voix serait écoutée ou détruite, conspuée ou respectée, selon son genre et selon le genre de ceux qui l'écoutaient. Les mots deviendraient masculins, féminins, malgré les corps, en dépit d'eux, à leur corps défendant. Le genre était une mosaïque détruite qu'on était incapable de restaurer. Penser avec son genre, à travers lui, ou dans la volonté du dépassement, qu’on se trouve dedans ou en face, c'était toujours se le prendre en pleine tête, qu'on l'attrape avec précautions ou bien qu’on veuille se l'arracher ; penser avec son genre, c’était penser. Toujours il inclinait le dire, qu’on le combatte, qu’on le célèbre, qu’on s’en écarte. Par le combat, par la célébration ou par l’écart, il pesait et tordait, il trafiquait. Nous étions prisonniers. Et se dire "Nous étions prisonniers" amenait le problème du nous.
Parler pour soi était si difficile, si incertain. Parler pour soi était un compromis, un réajustement constant, entre le soi du genre, le soi social, le soi intime, le soi coupable, le soi engagé, le soi en fuite, le soi aveugle, le soi délibéré, le soi involontaire, le soi lâche, le soi courageux, le soi fictif, le soi débordant, le soi intransigeant, le soi calme, le soi lumineux, le soi épuisé, le soi sale, le soi décomposé, le soi enfoui sous les multiples soi passés à essayer de rester soi ou à le devenir (les soi d’enfance, d’adolescence, construits et déconstruits au rythme de la progression des cellules et du fouillis des expériences, ce qui avait germé et ce qui s’était tu), les soi incapables de se dire soi, sauf à mettre sous le tapis une multitude de paramètres, les soi superposés en couches ou se vivant en parallèle, défigurés par d’autres soi qui avaient l’avantage, copiés sur d’autres soi plus rassurants, mieux repérables et accueillants, de tous, qui était soi ?
Le nous revenait à la charge régulièrement. Il venait du dehors pour se plaquer sur les visages, et du dedans quand les visages eux-mêmes le projetaient à l’extérieur. Nous. Nous les habitants de la Terre, du pays, du quartier, de la rue, nous les passants, les motards, les piétions, les vignerons, les cinéastes, les classe moyennes, les citoyens, tout cela dédoublé de son pan féminin (nous les femmes vignerons, nous mères et cinéastes, filles et motardes, nous habitantes de rues, de quartiers, de villes, de régions, de pays), le nous se difractait en multitude de spores et de communautés qui parlaient en leur nom, ou prenaient la parole parce que brutalement reléguées à ce nous, invisible la seconde précédente mais dont le surgissement était provoqué par un autre nous se levant en face d’elles, une autre parole prise. Au milieu des nous échangés, des nous brandis, des nous réaffirmés et des nous imposés par d’autres nous, des soi tentaient de se placer, ils se cachaient, ils s’aveuglaient, ils s’engageaient, ils s’accueillaient, ils s’enfouissaient, ils s’épuisaient, ils cherchaient à se reconnaître. Rejoignez-nous, retrouvez-nous se disaient-ils. Peut-être pour mieux masquer ou fuir leur manque de soi, leur peur de soi, leur doute de soi.
Le pire, c’était le doute. Ça n’était pas bien vu. Il valait mieux ne pas douter longtemps. D’ailleurs en exprimant le doute, on ne doutait pas vraiment. "J’en doute" signifiait qu’on n’y croyait pas. Les certitudes étaient un territoire à atteindre, à portée de main, en y mettant de l’énergie. Douter disait une sorte de faiblesse, une forme de paresse. Avec un peu d’intelligence et de lucidité, on ne douterait plus, heureusement. Parmi tous les nous disponibles, aucun disait Nous ne savons pas, nous ne sommes pas sûrs. »