Elle voulait faire des installations.
(installer était un verbe juste :
« -Établir solennellement quelqu'un […]
-Mettre quelqu'un dans un logement pour qu'il y vive de façon habituelle […]
-Placer quelqu'un confortablement quelque part (siège, lit, etc.) […]
-Placer quelque chose, le disposer, le mettre quelque part […]
-Mettre en place un appareil, le poser, en faisant les travaux nécessaires […]
-Aménager un local en y disposant tout ce qui est nécessaire […]
-Implanter quelque chose, quelque part, l'y établir […] »
Il s’agissait bien d’établir solennellement les données d’un problème :
- De mettre un problème quelque part pour qu’il soit visible et puisse être observé
- De le placer confortablement pour que le voir puisse être confortable, pour que le temps consacré à le voir soit extensible, la place consacrée à sa vue prenne ses aises
- De le mettre en place en tant qu’appareil de choix, de questionnement et d’interpellation
- D’aménager ce questionnement en tentant d’emménager en face de lui, pour lui faire face
- D’implanter ce problème pour qu’il ne reste pas dans l’angle mort, avec le présupposé qu’un problème établi pouvait être soumis aux interrogations, quand un problème diffus n’en avait cure)
Les installations qu’elle imaginait étaient simples, complexes, froides et brûlantes.
C’étaient des boites aux lettres alignées toutes à la même hauteur, dans le champ d’action d’un ventilateur surpuissant qui faisait voler et claquer leurs rabats de métal.
C’était un mur de pierres dont l’une, fêlée, était scotchée maladroitement.
C’était des béquilles actionnées toutes seules par un mécanisme invisible, et sur un manche un sac à provisions se balançait.
C’était un écriteau DANGER DE MORT au-dessus d’un autre SAUF RIVERAINS.
C’était une porte-cochère géante à doubles battants, fermée et cadenassée, et derrière elle, des bruits s’échappaient (de voix, de moteurs, d’outils, de publicités, de cris, de bombes, de films, de musiques, de pas)
La viande la happait. Elle ne savait pas comment y échapper.
La viande la traquait et s’imposait à elle.
Elle regardait et regardait encore les toiles d’une artiste qui avait peint une série sur la viande. La viande des étals de boucheries de supermarchés, la viande conditionnée sous cellophane, présentée sur barquettes, pesée et étiquetée, labellisée, estampillée.
À toutes ces opérations complexes qui détournaient la viande de sa forme première – en soignant sa présentation, en effaçant toutes traces de lutte, gommant la bête, la chair, le sang, l’équarrissage, la mort – l’artiste ajoutait la fonction du tableau, la représentation par la technique, avec ses huiles, sa peinture, la majesté d’un Velasquez.
La viande pouvait se contempler, précisément, en vue hyper-réaliste, sur des toiles, chacune intitulée selon le poids du morceau représenté (0,180kg, 1,992kg, 0,402kg). C’était de la viande bovine à griller, de la poitrine d’agneau avec os, de l’osso bucco bovino adulto, comme indiqué sur les étiquettes parfaitement reproduites, avec leurs codes-barres, leurs dates de péremption, leurs sigles, leurs angles écornés après manutention, et leurs pliures. C’était le détail des ombres, nervures et muscles sous la lumière trop forte des éclairages industriels, et les jeux irisés à la surface des emballages. C’était les miroitements du film plastique étiré, la buée, la ficelle enserrant le filet à rôtir, le disque orange OFFRE SPÉCIALE, la goutte rouge résiduelle, un peu fanée et délayée, collée sous l’emballage, et des points réguliers et gris disposés au fond du polystyrène.
C’était le volume des os saillants, perpétuellement. La viande redevenue viande, découpée et tranchée, à perpétuité. Et reproduite à l’infini, par l’infinité des sujets, tous semblables, mais tous montrant une viande unique, à jamais épinglée.
Après toute la succession des procédures (élevage, transport, abattage, découpage, pesée, emballage et conditionnement), chaque morceau de viande, une fois peint, s’extrayait de la chaîne et se retrouvait un, au singulier.
Et chaque morceau retraversait la chaine dans l’autre sens, par l’attente, par la contemplation, par le temps de l’observation offert ; par-delà la technique qu’on pouvait admirer, se greffait la question du quoi et celle du comment.
Quel était cet objet donné à voir, dans la durée – délesté du temps oppressant de l’espace commercial, libéré de l’instance de l’achat et des données de sa consommation –, que disait cet objet enfin scrutable, enfin scruté, comme un juste élément du paysage quotidien, passager, anonyme, banal, mais hissé à la place d’une nature morte de Chardin.
Comment cette représentation permettait d’avancer à rebours du quotidien, du passager, de l’anonyme, du banal et de la nature morte de Chardin, en dépassant la prise de conscience (écologique, sensible), les études de naturalistes, les finesses picturales.
Comment la qualité du rendu redonnait sa brutalité aux choses. Les installait dans un périmètre autre, différent, en amont ou en contrebas, là où se voyaient les coulisses d’un système (habituel, soporifique, insignifiant, si simple de voir cette viande, de prendre cette viande, de la jeter dans un caddy, de payer cette viande, coffre de voiture ou sac, frigo et le déballage leste avant de cuisiner, de consommer). Soudain, la contemplation de ces toiles bloquait l’enchaînement normal, donnait sens à ce qui était compressé jusque-là, aplati jusque-là, réduit à une mince fente où introduire une carte bleue, à un vague tableau de pourcentages de graisses, nutriments, protéines, vitamines, fer, zinc et sélénium.
Et la viande réapparaissait, propulsée étalée et crue. La toile déchirait l’habillage commercial, elle disloquait l’aseptisé, en le reproduisant fidèlement. Réel jusqu’à l’exagéré, il implosait. La toile montrait la viande nue, le cœur de la viande nue, la bête, le sang, l’équarrissage, les os aux articulations désormais inutiles, épaules et cuisses privées de corps, devenues cadavres de viande et rien de plus, rien d’autre, sans qu’on puisse détourner les yeux.
La toile faisait fonction de preuve. L’art consignait, l’art archivait, l’art brandissait. Une photo aurait pu opérer ce même procédé d’archivage et de consignation, mais la photo n’aurait pas su brandir. La photo n’aurait pas su tenir cette note haute, ce chant, cette évidence de chant, rage contenue, fonction de survivance par et dans l’acte de peindre.
Et au-delà de l’acte de peindre, c’était la viande. La viande la saisissait, elle ne pouvait pas s’arrêter de la regarder.