Nouvelle journée, nouveaux témoins.
Jean-Guy Pérès, l'ancien attaché de sécurité posté à l'ambassade de France en Libye au moment des faits est attendu. Jean-Luc Sibiude, ambassadeur de France en Libye de 2004 à 2007 est également cité par l'accusation.
Le Parquet national financier (PNF) cherche à démontrer que les entrées et sorties de Libye pouvaient rester secrètes. Les procureurs veulent aussi décrédibiliser les explications données par Brice Hortefeux et Claude Guéant sur leurs rencontres "fortuites" et "imprévues" avec Abdallah Senoussi.
Mercredi 15 janvier 2025.
13h30. L'audience n'a pas encore commencé. On aperçoit Nicolas Sarkozy en grande discussion avec Brice Hortefeux au milieu du prétoire.
Après un retard de quinze minutes, le tribunal finit par entrer dans la salle. L'audience reprend.
Le premier témoin, Jean-Guy Pérès, vient déposer à la barre. Il déclare connaître les prévenus en raison des fonctions qu'il a exercées dans les renseignements et la police française.
Après avoir prêté serment, l'ancien attaché de sécurité commence sa déposition.
Le témoignage du chargé de sécurité de l'ambassade
Jean-Guy Pérès démarre en exposant le contexte de sa mission à l'ambassade.
Il a occupé son poste de septembre 2005 à septembre 2008. Ses principaux interlocuteurs au sein de l'Etat libyen étaient les dirigeants de la police locale. Il précise n'avoir jamais rencontré de hauts représentants libyens tels que Abdallah Senoussi et Moussa Koussa.
Pour le témoin, l'évocation des noms de Saif al Islam et Abdallah Senoussi suscitait la plus grande crainte chez ses interlocuteurs.
Concernant Ziad Takieddine, il en a entendu parler lorsqu'il était sur place. Il associe l'intermédiaire aux déplacements ministériels de Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux ainsi qu'à la visite préparatoire effectuée par Claude Guéant en septembre 2005. L'ancien attaché de sécurité n'est cependant pas en mesure de préciser le rôle exact joué par Ziad Takieddine.
Il enchaine et évoque la rencontre forcée entre Claude Guéant et Abdallah Senoussi. Il en aurait été informé à posteriori. Il ne sait plus exactement par qui mais il suppose qu'il l'a appris de ses homologues libyens, qui aimaient bien se "vanter" lorsqu'une personnalité libyenne rencontrait un haut dirigeant étranger.
La présidente l'interroge ensuite sur la normalité, pour Mouammar Khadafi, de rencontrer un "simple" ministre de l'intérieur et non un chef d'Etat.
Le témoin livre son ressenti : aux yeux de Khadafi, le ministre Sarkozy avait probablement un avenir plus important en France que la gestion d'un ministère. Après tout le dictateur voulait revenir dans le concert des Nations. Et Nicolas Sarkozy avait une stature présidentiable, d'où cette rencontre.
Il est également entendu sur la visite de Brice Hortefeux de décembre 2005. Cette visite a donné lieu à la signature d'une lettre d'engagement entre les autorités libyennes et françaises sur de nombreux sujets, telle que la lutte contre le terrorisme. Un accord de coopération entre les collectivités territoriales des deux pays aurait également dû être signé. C'était même la raison du déplacement de Brice Hortefeux.
Lors de ses auditions, Jean-Guy Pérès avait qualifié ce texte de "fumeux".
Si le témoin ne rétropédale pas (vraiment) dans son appréciation, il précise que l'accord de coopération pouvait être considéré comme nécessaire. Il aurait favorisé et diversifié les échanges entre les deux pays. Et ce quand bien même aucune forme de collectivité comparable à la France n'existait en Libye.
La présidente revient ensuite sur l'existence d'un programme de formation entre les équipes de renseignement libyen et les équipes françaises. Elle s'intéresse particulièrement aux déclarations de Ziad Takieddine, qui affirme que les valises qu'il a remises à Claude Guéant - contenant les espèces - étaient destinées à financer des formations dans ce domaine.
Jean-Guy Pérès commente et qualifie cette explication "d'improbable", ce type de formation n'étant pas administrée directement par le ministère de l'intérieur.
C'est au tour des procureurs de questionner le témoin.
L'accusation s'intéresse particulièrement aux télégrammes diplomatiques qu'il a rédigés lorsqu'il était en poste. L'un d'entre eux mentionne un long tête à tête entre Khadafi et Sarkozy lors de sa visite en Libye. Pour mémoire, le parquet considère que c'est précisément lors de ce tête à tête que Nicolas Sarkozy aurait sollicité un financement de campagne.
L'ancien attaché décrit plutôt un "aparté" de "quelques minutes", sans que les membres des délégations ou les protagonistes concernés ne sortent de la tente. C'était un échange "à la vue de tous" commente-t-il.
Le PNF continue. Il est interrogé sur les possibilités d'entrer en Libye sans visa et/ou sans tamponner le passeport. Jean-Guy Pérès confirme qu'il est tout à fait possible d'entrer en Libye en passant par le désert. Il déclare qu'il est également possible d'entrer par les aéroports (commercial et militaire) sans tampon.
L'avocat de Transparency International, Maître François de Cambiaire, prend également la parole. Il souhaite revenir sur l'une des réponses apportée par le témoin, qui déclare que si les libyens transcrivaient tout à l'écrit, il n'en connaissait pas les modalités d'archivage.
Jean-Guy Pérès semble s'agacer lorsque l'avocat insiste. Il finit par répondre de laconiques "je ne sais pas" aux demandes de précision formulées.
Du côté de la défense, on s'interroge sur la possibilité de rencontrer Abdallah Senoussi de façon fortuite, justification avancée par Claude Guéant et Brice Hortefeux.
Maître Bouchez el Ghozi, qui défend l'ancien chef de cabinet de Nicolas Sarkozy, cherche à savoir si ces rencontres pouvaient être l'objet d'une machination orchestrée par les libyens. Le témoin confirme que cette façon de faire était coutumière pour les autorités locales.
Après avoir remercié le témoin, Nathalie Gavarino interpelle Claude Guéant : "Est-ce que vous avez informé l'ambassadeur de cette rencontre avec Monsieur Senoussi ?" Il maintient que oui.
Une version qui est contestée par l'ambassadeur lui-même, qui soutient qu'il n'en a pas été informé.
Le témoignage de l'ancien ambassadeur en Libye
15h25. Le second témoin de la journée, Jean-Luc Sibiude, est appelé à la barre.
Celui qui est désormais retraité du ministère des affaires étrangères expose l'état des relations franco-libyennes lors de sa prise de fonction en 2004. Il les décrit comme plutôt "fastes".
Il souligne que l'élection de Nicolas Sarkozy a insufflé une nouvelle dynamique aux relations entretenues entre les deux pays.
La présidente revient sur les déclarations qu'il a faites durant l'enquête à propos du document publié par Mediapart. L'ambassadeur avait indiqué que le document n'était pas un faux, au moins dans sa forme.
Madame Gavarino veut connaître son avis sur le fond, c'est à dire sur la possibilité qu'un entretien se soit tenu en octobre 2006 pour acter le principe du financement à hauteur de 50 millions.
Le témoin précise qu'il n'a jamais entendu parler de ce financement. Il avait pourtant déclaré avoir entendu des rumeurs au moment de la libération des infirmières bulgares.
Sur la condamnation d'Abdallah Senoussi, il indique que c'était un sujet abordé en marge de la relation bilatérale entre la France et la Libye. Il n'apporte cependant pas d'éléments concrets sur ce point. Il précise qu'il s'agit de son ressenti personnel.
Il confirme les déclarations de Jean-Guy Pérès, qui a indiqué au tribunal que la consigne du quai d'Orsay était de ne pas approcher Abdallah Senoussi. Pour sa part, il déclare n'avoir jamais eu de contact impromptu avec Abdallah Senoussi ou avec qui que ce soit d'autre du côté libyen.
Jean-Luc Sibiude est en revanche certain de ne pas voir été informé de la rencontre entre Abdallah Senoussi et Claude Guéant. Ce qui contredit les affirmations faites par ce dernier à la barre.
Quant à Ziad Takieddine et au rôle qu'il a pu jouer dans l'organisation des visites ministérielles, il n'en a jamais entendu parlé lorsqu'il était sur place.
Il revient sur la visite de Nicolas Sarkozy et celle de Brice Hortefeux.
Pour l'ambassadeur, les libyens avaient l'impression d'accueillir le futur Président de la République lors du déplacement de Nicolas Sarkozy en octobre 2005. Ses ambitions présidentielles étaient déjà connues à l'époque.
Sur l'entrevue entre l'intéressé et Mouammar Khadafi, l'ambassadeur indique que le tête à tête se serait déroulé en dehors de la tente. Il précise que l'interprète du Quai d'Orsay était présente, tout comme Moftah Missouri, l'interprète personnel du Guide.
Il est confronté aux déclarations de Jean-Guy Pérès. Le tribunal essaye de déterminer si un vrai tête à tête, sans interprètes, a pu avoir lieu. Cette version est rapportée par plusieurs protagonistes du côté libyen.
Le témoin s'en tient à sa version. Il a le sentiment que les deux hommes sont sortis de la tente et que l'échange n'a pas eu lieu à la vue de tous.
Il est interrogé sur la visite effectuée par Brice Hortefeux en décembre 2005. Il considère qu'elle n'était pas banale. Il souligne d'ailleurs l'intérêt très limité des libyens concernant les collectivités territoriales.
L'un des assesseurs cherche à savoir comment et pourquoi Claude Guéant ne l'a pas informé de sa rencontre fortuite avec Abdallah Senoussi. Pour l'ambassadeur, c'est à cause du sujet probablement abordé lors de cette rencontre : le jugement par contumace du libyen n'est pas un sujet diplomatique mais politique.
Le tribunal a fini de poser ses questions au témoin. Les procureurs prennent la parole et reviennent sur la visite de Brice Hortefeux.
L'accusation cherche à évaluer le niveau de crédibilité des explications faites par l'ancien ministre, qui prétend qu'il ne connaissait rien de la situation pénale de Senoussi lorsqu'il l'a rencontré.
L'ambassadeur déclare : "c'est difficile pour un ministre de ne pas connaître la situation d'Abdallah Senoussi surtout avant de se rendre en Libye".
Du côté des parties civiles, on insiste sur la possibilité d'une intervention politique pour faire lever la condamnation d'Abdallah Senoussi, qui est une affaire purement judiciaire. L'ambassadeur a en effet utilisé une formulation quelque peu curieuse en indiquant qu'il s'agissait d'une affaire politique et non diplomatique.
"Qui a besoin d'en connaître ?" demande l'une des avocates des ayants-droits des victimes du vol DC-10.
"Et bien, ce sont les ministres." répond le témoin.
Pour l'ambassadeur - qui n'est pas juriste - cette immixtion du pouvoir politique dans une décision de justice n'est absolument pas impossible. Léger malaise palpable du côté des prévenus.
Un autre avocat renchérit : "Est-ce qu'on peut dire qu'Abdallah Senoussi avait un intérêt particulier sur les collectivités territoriales ? Est-ce que ça vous parait probable qu'une discussion entre un ministre et Abdallah Senoussi ait porté sur ce seul sujet ?"
"Je n'ai jamais dis ça !" s'écrie Brice Hortefeux depuis son strapontin. La question de l'avocat fait référence aux déclarations du prévenu, qui a indiqué à plusieurs reprises que l'entretien n'avait duré qu'une quarantaine de minutes. Il aurait porté sur plusieurs sujets, dont la coopération en matière de collectivités.
La déposition du témoin se termine sur les questions de la défense.
Maître Bouchez el Ghozi et Maître Dupeux l'interrogent sur l'existence d'une rencontre intempestive qu'il aurait lui même vécue avec Abdallah Senoussi.
L'ambassadeur ne dément pas et s'en explique. Il déclare avoir été mis en présence d'Aballah Senoussi dans le cadre d'une réunion de travail pilotée par Moussa Koussa. Il n'était donc pas seul en tête à tête avec le libyen - contrairement à Claude Guéant et Brice Hortefeux -, dont la présence se justifiait parfaitement au regard des thèmes abordés lors de cette réunion.
18h05. La présidente remercie le témoin. L'audience est suspendue pour la demi-heure.
A la reprise, Brice Hortefeux sera interrogé sur ses relations avec les autres prévenus.
Les relations de Brice Hortefeux
L'après-midi étant déjà bien avancée, le tribunal veut se concentrer sur le portrait général de Brice Hortefeux pour comprendre ses liens avec les différents protagonistes du dossier.
L'ancien ministre commence par décrire ses missions lorsqu'il était ministre délégué aux collectivités territoriales. La présidente lui demande ensuite s'il a joué un rôle dans la campagne présidentielle de 2007. Il précise que non, ni à titre officiel ni à titre officieux. Le seul rôle qu'il a joué c'est en 1981, lorsqu'il pilotait le mouvement jeunes du RPR.
Le tribunal s'interroge sur les relations existantes entre lui et Claude Guéant. Brice Hortefeux les décrit comme cordiales et professionnelles. Claude Guéant n'est pas un ami contrairement à Nicolas Sarkozy.
Il indique également ne pas connaître Alexandre Djouhri. La présidente l'interroge alors sur le courrier signé de sa main visant à transmettre la question du passif fiscal de la société AKLAL pour la villa Mougins. Alexandre Djouhri est justement suspecté d'être le propriétaire réel de cette villa.
Pour Brice Hortefeux, il s'agit d'un courrier banal. Il précise que la demande lui a été relayée par un avocat dont il ne donne pas le nom. Le tribunal appréciera.
On passe ensuite à ses relations avec Ziad Takieddine, personnage de qui il a pu être proche à titre amical selon les dires de l'intermédiaire.
Le prévenu réfute toute relation de proximité avec le libanais. Il explique avoir rencontré Ziad Takieddine dans les années 90 lors d'un dîner. ll dit qu'il ne l'a pas revu avant 2003. Takieddine est venu vers lui sur recommandation de Thierry Gaubert, afin de proposer ses services pour débloquer le contrat Miksa.
Par la suite, Brice Hortefeux aurait revu l'intermédiaire à deux reprises entre 2005 et 2007 comme le prouve ses agendas, qu'il a versés en procédure. Il admet l'avoir également vu à Antibes, dans sa villa de vacances.
La présidente insiste sur la fréquence de ses relations avec Ziad Takieddine. Du bout des lèvres, l'ancien ministre admet l'avoir vu "un peu plus" sur la période de 2002 à 2004, de l'ordre de 7 à 8 fois.
Le tribunal continue ses questions. "Entreteniez-vous des relations liquides avec Ziad Takieddine ?" interroge la présidente. Nathalie Gavarino fait référence au sms adressé par Rachida Dati à Brice Hortefeux, dans lequel elle l'accuse d'avoir des relations "liquides" avec l'intermédiaire libanais.
Sans surprise, Brice Hortefeux décrit ses relations avec l'actuelle ministre de la culture comme fluctuantes. Il s'appuie sur les déclarations de Rachida Dati, qui a elle-même qualifié ce sms de "conneries". "Ziad Takieddine ne m'a jamais remis d'espèces." jure le prévenu.
L'un des assesseurs essaye de comprendre comment des intermédiaires comme Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine peuvent être mis en relation avec des hommes politiques de premier plan. Il s'interroge particulièrement sur la possibilité de conduire des missions importantes pour le compte de l'Etat en s'appuyant sur des individus au rôle controversé.
L'ancien ministre s'emporte dans sa réponse et assène : "Alors quand il y a quelqu'un qui vient sonner à ma porte, je fais quoi, je le mets dehors ?"
C'est au tour du PNF de poser les questions, dans un climat déjà tendu.
Le procureur signale à Brice Hortefeux qu'il donne l'impression de minimiser les relations qu'il avait avec Ziad Takieddine. Brice Hortefeux s'énerve à nouveau : "A l'époque on avait rien à reprocher à Ziad Takieddine !"
Interrogé sur les déclarations de Nicola Johnson, l'ex femme de Ziad Takieddine, qui indiquait que Brice Hortefeux et sa femme venaient régulièrement dîner chez eux et passer des vacances avec eux à Antibes, Brice Hortefeux réfute.
Rien de concret ne ressortira de ces premières réponses. Le prévenu s'emporte facilement et pose des questions au lieu d'y répondre, ce qui lui vaudra d'ailleurs un rappel à l'ordre.
Fin de journée
19h45. Pour clôturer cette journée, la présidente dresse le portrait de Ziad Takieddine, le grand absent du procès.
Elle lit une partie de l'expertise psychologique conduite sur l'intermédiaire dans une autre procédure. Ziad Takieddine présente une personnalité sans pathologie. Il apparait cohérent mais a tendance à passer sous silence des défauts insignifiants afin de se présenter sous un jour favorable. L'expert décrit le personnage comme narcissique mais pas menteur.
Pour l'heure, l'audience est suspendue. Elle reprendra jeudi avec les premiers interrogatoires d'Alexandre Djouhri et de Claude Guéant.