Mercredi 22 janvier 2025.
De nombreuses zones d'ombre entourent le voyage de Brice Hortefeux en Libye.
D'un côté, il est accusé d'avoir profité de ce déplacement officiel pour remettre un relevé d'identité bancaire à Abdallah Senoussi, afin d'organiser les transferts de fonds pour la campagne de Nicolas Sarkozy. De l'autre, l'ancien ministre évoque un "guet-apens" orchestré par Ziad Takieddine et une rencontre "banale" avec le terroriste libyen.
Aujourd'hui le tribunal va aborder en profondeur la situation pénale d'Abdallah Senoussi avant de procéder à l'interrogatoire de Brice Hortefeux concernant son déplacement du 21 décembre 2005.
La situation pénale d'Abdallah Senoussi
13h40. Nathalie Gavarino et les assesseurs entrent dans la salle. L'audience reprend.
Le tribunal commence par aborder la situation d'Abdallah Senoussi, le beau-frère de Mouammar Khadafi et chef des renseignements militaires libyens. Considéré comme le numéro 2 "officieux" du régime, Abdallah Senoussi a été condamné par contumace pour l'attentat du vol DC-10 d'UTA, qui a fait 170 morts.
Pour l'accusation, le règlement de la situation du libyen s'inscrit pleinement dans le pacte de corruption imputé à Nicolas Sarkozy. Le ministère public s'appuie sur plusieurs indices pour soutenir sa thèse. Claude Guéant et Brice Hortefeux ont notamment rencontré Abdallah Senoussi sans en informer quiconque, pas même le ministre de tutelle et ce en marge de déplacements officiels.
La présidente fait état des démarches entreprises par la France pour régler la situation d'Abdallah Senoussi, particulièrement sous la présidence de Jacques Chirac. On a également retrouvé plusieurs documents dans la clef de Ziad Takieddine qui exposent les pistes juridiques envisagées pour contester la condamnation.
Mais ce qui intéresse particulièrement les débats, c'est une série de documents atypiques retrouvés sur cette clef, dont un pouvoir établi par Abdallah Senoussi. Il est adressé à Maître Thierry Herzog, l'avocat de Nicolas Sarkozy. Abdallah Senoussi a par ailleurs indiqué aux magistrats instructeurs que deux ans environ après l'élection de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant aurait fait le déplacement en Libye pour lui remettre un pouvoir à signer.... au bénéfice de Maître Herzog.
On trouve aussi une note de Ziad Takieddine sur une réunion qui s'est déroulée à l'Elysée peu avant l'été 2009, en compagnie de Claude Guéant. Le thème de cette entrevue ? La condamnation par contumace d'Abdallah Senoussi. L'ancien chef de cabinet de Nicolas Sarkozy a reconnu que cette réunion avait bien eu lieu. La note en question mentionne la remise de conclusions rédigées par Maître Herzog au profit du libyen.
Mais le plus étrange dans ces documents ce sont les comptes rendus attribués à Maître Azza Magghur, l'avocate libyenne de Senoussi. Il y est mentionné une réunion entre elle et Maîtres François Szpiner et Thierry Herzog. Les avocats français se seraient déplacés en Libye les 25 et 26 novembre 2005 pour évaluer les possibilités de recours concernant la situation du beau-frère de Khadafi. Maître Magghur a confirmé - par écrit - que cette réunion avait bien eu lieu.
Maître Szpiner a été entendu durant l'enquête. Il déclare ne pas avoir participé à cette réunion et a produit son passeport pour en attester. Quant à Maître Herzog, il a opposé le secret professionnel.
Après avoir fini son exposé, le tribunal souhaite entendre Claude Guéant sur ces faits.
Les démarches de Claude Guéant
La présidente commence par donner lecture des déclarations de Ziad Takieddine. L'intermédiaire prétend que Claude Guéant aurait été missionné pour "gérer" le cas Senoussi. "C'est inexact" répond laconiquement l'ancien chef de cabinet. Le tribunal veut savoir si Maître Herzog et le prévenu ont été en contact sur cette question. Négatif.
Claude Guéant commente le pouvoir retrouvé sur la clef de Ziad Takieddine. Pour lui il s'agit d'un faux grossier : au vu des fautes, il est invraisemblable qu'il en soit l'auteur. De même, la date visée sur le pouvoir (6 juillet 2006) ne concorde pas avec les déclarations d'Abdallah Senoussi qui situe la venue de Claude Guéant en 2008 - 2009.
Nathalie Gavarino s'étonne de la temporalité des différentes démarches effectuées par Claude Guéant pour le cas Senoussi. Il a déclaré à la barre s'être renseigné au lendemain de sa rencontre avec le libyen, fin septembre 2005. Il a aussi déclaré que la réunion de 2009 avec Takieddine portait sur ce même sujet. Pourquoi attendre 4 ans pour "clôturer" le dossier s'il était clair dès le départ qu'aucune démarche ne serait faite par la France pour faire lever cette condamnation ?
Claude Guéant s'en explique. Il a voulu faire "trainer" l'affaire, pour éviter toute difficulté dans le développement de la relation franco-libyenne.
Le parquet national financier (PNF) a aussi des questions. Les procureurs citent les déclarations de l'ex-femme de Takieddine, Nicola Johnson. Elle a affirmé qu'une équipe, constituée de Brice Hortefeux, Thierry Gaubert et Ziad Takieddine, avait été montée pour obtenir la levée de la condamnation de Senoussi. Le prévenu n'a pas de commentaire à faire.
Le PNF s'attarde sur une mention retrouvée dans les agendas de Thierry Gaubert : "numéro de tel CG pour Sanouss". Cette mention est accolée à un rendez-vous programmé avec Claude Guéant. Pour les procureurs, "CG" pourrait tout à fait être Claude Guéant et "Sanouss" Abdallah Senoussi. L'ancien directeur de cabinet se dit incapable d'interpréter cette mention. Il affirme n'avoir jamais eu Abdallah Senoussi au téléphone et ne l'avoir rencontré qu'une fois.
Le procureur poursuit et revient sur le pouvoir adressé par Senoussi à Maître Herzog. En effet, Nicolas Sarkozy a reconnu que ce pouvoir a bien été transmis à l'avocat, qui l'a jeté à la poubelle. Claude Guéant précise qu'il n'en était pas informé.
Quid de la note de Takieddine qui mentionne le rendez-vous à l'Elysée du 16 mai 2009 ? Claude Guéant l'affirme : si la réunion a bien eu lieu, il n'a jamais présenté de conclusions établies par Thierry Herzog.
Le PNF décide d'en rester là pour l'instant. Au tour des parties civiles.
Maître de Cambiaires, l'avocat de Transparency International, veut savoir si Claude Guéant avait connaissance des démarches entamées par l'Elysée via Francis Szpiner dès 2003. Ce dernier a reconnu s'être rendu secrètement en Libye pour discuter avec les libyens du cas Senoussi, à la demande de Jacques Chirac.
Le prévenu indique que non, il n'était pas au courant.
L'avocat change de sujet et cherche à faire réagir. Il fait état d'une communication du fils de Claude Guéant, François, qui travaillait au cabinet de Brice Hortefeux à l'époque des faits. Sur les voyages de Brice Hortefeux, il a déclaré "Hortefeux qui a parcouru la Libye en long, en large et en travers avec Thierry Coudert".
Pour Claude Guéant, son fils se trompe sur la réalité de ces déplacements. Il évoque des mots "d'émotion", comme il y en a dans chaque famille.
Après une heure d'interrogatoire, la défense dispense le prévenu de questions supplémentaires. C'est maintenant au tour de Brice Hortefeux de présenter sa version.
Le voyage de Brice Hortefeux
L'ancien ministre délégué s'avance à la barre. Il va devoir s'expliquer sur sa rencontre avec Abdallah Senoussi lors de son déplacement officiel en décembre 2005.
La présidente veut comprendre comment Brice Hortefeux a préparé son voyage. Le prévenu indique avoir commandé des notes auprès des conseillers de la cellule diplomatique et du ministère des affaires étrangères. Brice Hortefeux déclare qu'il savait qu'un membre de la famille de Mouammar Khadafi avait été condamné pour terrorisme. Problème, aucune de ces notes ne mentionnait le nom d'Abdallah Senoussi. Il n'en a jamais entendu parlé et ne savait donc pas que le personnage était persona non grata au moment de son voyage.
Un fait qui étonne alors que les témoins Jean-Guy Pérès et Jean-Luc Sibiude ont pourtant déclaré que les consignes étaient claires : aucun français ne devait approcher Abdallah Senoussi, ordre du Quai d'Orsay.
Brice Hortefeux continue et décrit son déplacement comme une tentative des libyens pour revenir rapidement dans le concert des Nations. Il précise que les textes qu'il a signé durant ce voyage relèvent de sa compétence.
La présidente Gavarino donne ensuite lecture des déclarations de David Martinon. L'ancien conseiller diplomatique de l'Elysée se rappelle partiellement de ses déplacements avec Brice Hortefeux. Pour lui, cette visite en Libye s'inscrit totalement dans le prolongement de la visite de Nicolas Sarkozy. Il décrit le voyage de Brice Hortefeux comme une journée sans enjeux, avec un programme "banal, super banal".
Le tribunal s'interroge sur le rôle joué par Ziad Takieddine lors de cette visite. A ce stade, il est certain que l'intermédiaire se trouvait en Libye en même temps que Brice Hortefeux sans que l'on comprenne véritablement pourquoi. D'un côté, Ziad Takieddine semble très investi dans l'organisation des déplacements français comme en témoignent les nombreuses notes préparatoires retrouvées dans sa clef USB. De l'autre, ni Claude Guéant ni Nicolas Sarkozy ne lui concèdent le moindre rôle.
Brice Hortefeux explique qu'il ne s'est pas rendu en Libye avec Ziad Takieddine, pas plus qu'il ne l'a sollicité en amont de son voyage. En revanche, l'intermédiaire lui a passé un coup de téléphone lorsqu'il est arrivé sur place. "Pourquoi ?" demande la présidente. "Pour savoir si tout se passait bien, si je ne manquais de rien et confirmer mon emploi du temps de la journée" répond le prévenu. "Il m'avait dit qu'il travaillerait avec les libyens mais je ne lui ai rien demandé". Un Takieddine maître d'hôtel en somme.
Le tribunal en vient maintenant à sa rencontre avec Abdallah Senoussi. Brice Hortefeux décrit un "guet-apens" organisé par Ziad Takieddine lui-même. En fin de dîner officiel, on lui aurait indiqué qu'il ne verrait pas Mouammar Khadafi mais un autre membre de sa famille. Il a été escorté jusqu'à une voiture libyenne, entourée de policiers. On lui a alors annoncé qu'il allait rencontrer Abdallah Senoussi. En arrivant au domicile du chef des renseignements libyens, il voit Ziad Takieddine, qui sert de traducteur. La durée de cette entrevue aurait été très courte, à peine quarante minutes, traduction comprise.
Les sujets abordés lors de cette rencontre ? L'immigration clandestine essentiellement, la coopération franco-libyenne. La situation pénale d'Abdallah Senoussi ? Ni abordée ni mentionnée dans la conversation. La raison de ce guet-apens ? Ziad Takieddine s'est servi de lui - comme de Claude Guéant - pour se faire "bien voir" auprès des libyens et "crédibiliser son discours". A son retour à Paris, le ministre délégué n'en a pas informé son ministre de tutelle, Nicolas Sarkozy.
Brice Hortefeux se défend de toute rencontre "secrète" entre lui et Abdallah Senoussi : après tout il est le premier à en avoir parlé à la presse et à la justice en 2012.
La présidente s'interroge justement sur la temporalité des déclarations de chacun. Elle souligne que Ziad Takieddine en a fait état, au moins partiellement, le 2 avril 2012. C'est seulement le 29 avril que Brice Hortefeux en aurait parlé à la presse. L'ancien ministre délégué ne lâche pas : il est bien le premier à avoir fait cette révélation de manière spontanée, Ziad Takieddine change trop souvent de version pour être crédible.
Le tribunal poursuit et questionne le prévenu sur la possibilité d'un second déplacement en Libye. Les déclarations d'Abdallah Senoussi évoquent la présence de Brice Hortefeux à un sommet sur l'immigration en novembre 2006. C'est peut être à cette occasion que le RIB pour organiser les transferts de fonds aurait été remis. Mais les agendas de Brice Hortefeux et la documentation du ministère ont démontré qu'il ne pouvait pas se trouver en Libye.
En revanche, il aurait très bien pu y être les 16 et/ou 17 novembre 2006 : le ministre délégué avait annulé tous ses rendez-vous et son agenda était vide. Il s'avère que Ziad Takieddine était en Libye à ce moment-là. Brice Hortefeux ne faiblit pas et explique avoir organisé son emploi du temps de façon à préparer une grande émission avec Jean-Pierre Elkabbach. Une pratique courante selon lui. La présidente fait remarquer que, s'il est vrai que Brice Hortefeux a l'habitude de préparer ses interviews, il n'annule pas tous ses rendez-vous d'habitude. Le prévenu maintient que si.
Au tour du parquet de prendre la parole.
Le PNF veut laisser de côté les déclarations de Ziad Takieddine, qualifiées plusieurs fois "d'élucubrations" par le prévenu. L'accusation donne alors lecture d'un projet de courrier rédigé par l'intermédiaire. Il mentionne la nécessité de désigner Brice Hortefeux comme interlocuteur officiel dans la relation franco-libyenne. Le procureur cherche à établir que le voyage a été organisé à la demande des autorités françaises.
"Cessez d'invoquer des notes non datées et non signées !" lance les avocats de la défense. Côté ministère public, le ton monte également. La présidente décide de suspendre l'audience pour le moment.
17h45. A la reprise, le PNF change de sujet.
Les procureurs reviennent sur le dîner auquel a assisté Brice Hortefeux avant de tomber dans un "guet-apens". Ils cherchent à comprendre comment s'est déroulé la visite du ministre au domicile d'Abdallah Senoussi. Invariablement, Brice Hortefeux explique que cette rencontre est l'oeuvre de Ziad Takieddine, que c'est une machination dont l'objectif était de le mettre devant le fait accompli.
Mais le PNF s'efforce de comprendre comment l'intermédiaire a pu organiser un tel guet-apens à lui tout seul : il devait nécessairement prévoir et savoir que Nicolas Sarkozy allait désigner Brice Hortefeux comme interlocuteur, que ce même Brice Hortefeux ne serait pas suffisamment briefé avant de partir pour savoir qui était Abdallah Senoussi, qu'il serait seul au moment où on viendrait le chercher... bref, beaucoup d'organisation pour un seul homme. Le PNF est dubitatif.
Pour Brice Hortefeux, Ziad Takieddine avait suffisamment d'influence sur les libyens pour le faire escorter en grandes pompes jusqu'à Abdallah Senoussi.
Et la remise d'un relevé d'identité bancaire alors ? Abdallah Senoussi a déclaré devant les juges d'instruction que le ministre délégué lui a remis un RIB pour organiser les transferts de fonds. Brice Hortefeux répond que le libyen est animé par un esprit de vengeance. Si Abdallah Senoussi avait des preuves dès mars 2011, date à laquelle les premières accusations publiques de financement ont été formulées par les libyens, il les aurait publiées. "Tout ceci est une fable, c'est ça la réalité !" s'énerve Brice Hortefeux. Le PNF tente de pousser encore mais l'ancien ministre délégué s'en tient à sa version, aussi invraisemblable puisse-t-elle être pour l'accusation.
Les parties civiles vont également tenter leur chance.
Maître Claire Josserand-Schmidt, l'avocate d'Anticor, souhaite faire réagir le prévenu sur les déclarations de Pierre de Bousquet de Florian, qui considère qu'il y a "beaucoup de coïncidences" dans les récits de Claude Guéant et Brice Hortefeux. Tous deux auraient été victimes d'un piège tendu par Ziad Takieddine. Ils n'en auraient jamais parlé à Nicolas Sarkozy.
Mais pour Brice Hortefeux, c'est justement parce que c'était un piège que rien n'est une coïncidence dans cette histoire.
L'avocate continue : "Est-ce que vous n'essayez pas, Monsieur Hortefeux, de vous faire passer pour plus bête que vous ne l'êtes ?" Le prévenu l'admet bien volontiers, il a été candide. "Comprenez que ça pose des questions sur vos compétences de ministre" assène Maître Josserand-Schmidt. Les parties civiles essaient encore d'obtenir des réponses du prévenu, sans succès en cette fin de journée.
19h45. Après plus de trois heures d'interrogatoire, Brice Hortefeux se rassoit.
Jeudi 23 janvier 2025, le tribunal entendra les familles des victimes de l'attentat du vol DC-10.
Pour l'heure, l'audience est suspendue.