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Billet de blog 30 janvier 2025

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Sarkozy - Khadafi : dans l’ombre du procès, jour 11

L'audience du mercredi 29 janvier s'est focalisée sur certaines contreparties économiques du pacte de corruption reproché à Nicolas Sarkozy.

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En cette quatrième semaine d'audience, le tribunal a prévu d'aborder la question des contreparties du pacte de corruption.

Lundi 27 janvier, ce sont les contreparties diplomatiques (libération des infirmières, retour de la Libye sur la scène internationale, accueil de Khadafi à Paris en décembre 2007) qui ont retenu l’attention des débats.

Le reste de la semaine est consacré aux contreparties économiques, en particulier aux contrats Total, Amesys et à la vente de nucléaire civil. Deux témoins de l'accusation sont appelés à déposer : Alain Juillet, ancien haut responsable à l’intelligence économique, et Anne Lauvergeon, ancienne présidente du directoire d'Areva.

Mercredi 29 janvier 2025.

13h35. "Le tribunal, levez-vous !" lance l'huissier audiencier.

Côté prévenus, seul Nicolas Sarkozy est présent. Claude Guéant est excusé pour incompatibilité médicale. Quant à Brice Hortefeux, il est manifestement occupé ailleurs. 

Aujourd'hui, l'ancien haut fonctionnaire Alain Juillet est attendu pour témoigner. Au début des années 2000, il a été nommé haut responsable à l'intelligence économique. Il était chargé de la protection des intérêts économiques français, particulièrement à l'étranger. Il a travaillé sur l'implantation française suite à la levée de l'embargo en Libye.

La déposition d'Alain Juillet

Visiblement essoufflé, l'homme de 82 ans s'avance à la barre.

Il commence sa déposition en racontant les déboires entre Safran et Dassault, qui se disputaient un marché de remise en état du matériel aérien libyen au début des années 2000. A l'époque, Safran fait appel à un intermédiaire dénommé Ziad Takieddine. Alain Juillet apprend que ce même intermédiaire se balade avec une lettre signée de la main du ministre Nicolas Sarkozy. Le contenu de la lettre ? Une promesse de grâce d'Abdallah Senoussi en échange de la signature du contrat. 

Si le haut fonctionnaire n'a aucun doute sur l'absence d'authenticité de la lettre, il explique cependant ne l'avoir jamais vue. La rumeur lui aurait été rapportée par plusieurs sources, aussi bien françaises que libyennes. Assez pour que le témoin confronte Ziad Takieddine lors d'un déjeuner et lui demande d'arrêter de s'en servir. Alain Juillet situe ces faits en 2005.

Il décrit ensuite Ziad Takieddine comme un intermédiaire "limite". Il explique qu'en cette qualité, Ziad Takieddine travaillait avec tout le monde mais son contact principal en Libye était Abdallah Senoussi. De manière plus générale, il considère qu'il faut se méfier des intermédiaires.

Le tribunal s'interroge sur l'existence de relations entre Takieddine et Khadafi. Pour Alain Juillet, l'intermédiaire ne connaissait pas le Guide. En revanche, il lui paraissait évident que Ziad Takieddine avait promis à Abdallah Senoussi de faire lever sa condamnation en échange de la signature de contrats avec les français. La présidente en profite pour l'interroger sur les relations entre l'intermédiaire et des hommes politiques français. Le témoin déclare que Ziad Takieddine semblait proche de Jean-François Copé mais n'a pas plus d'information à apporter au tribunal.

Sur les relations Hortefeux - Takieddine, Alain Juillet se souvient d'une mise en garde - simple - qu'il a adressée au ministre courant 2007 : il faut se méfier de Ziad Takieddine. Le tribunal fait état des rencontres entre Claude Guéant et Ziad Takieddine et se demande si une telle mise en garde lui a également été adressée. Le témoin répond que non. 

La présidente s'intéresse maintenant à la réputation d'Alexandre Djouhri dans le milieu de l'intelligence économique. Alain Juillet déclare que l'intermédiaire lui est apparu sur un certain nombre de contrats dès le début des années 2000, notamment en Arabie Saoudite. Le témoin précise alors qu'il a mis en garde Claude Guéant sur la dangerosité d'Alexandre Djouhri, notamment au regard de son passé dans le "milieu" du grand banditisme. Il situe cet épisode entre 2007 et 2009.

Les débats se poursuivent. On passe maintenant aux déclarations du témoin durant l'enquête.

Devant le juge d'instruction, Alain Juillet a expliqué que la rivalité entre Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine était de notoriété publique. A la barre, le témoin confirme et explique qu'au départ, Alexandre Djouhri était proche de Dominique de Villepin et Ziad Takieddine du "clan" Sarkozy. Il se souvient que le nom des deux intermédiaires circulait lors de la libération des infirmières bulgares. 

La présidente Gavarino cherche à comprendre à partir de quand Alain Juillet a eu connaissance des rumeurs sur un financement de campagne de Nicolas Sarkozy par Mouammar Khadafi. Il a déclaré durant l'enquête que c'était au moment de la libération des infirmières. A la barre, le témoin est moins catégorique. Il évoque des bruits après l'épisode de la libération puis l'émergence des articles de presse sur le sujet. Le tribunal a besoin de déterminer le point de départ de ces rumeurs. Alain Juillet les situe 6 mois ou 1 an peut-être après la libération, c'est-à-dire en 2008.

Le témoin donne ensuite son sentiment sur l'exfiltration de Bechir Saleh par les autorités françaises. Pour lui, l'ancien directeur de cabinet de Mouammar Khadafi était protégé, au moins selon les hypothèses des services de renseignements. Il n'apporte cependant aucune réponse sur le par qui et pour quoi. 

Son avis sur la théorie du piège développée par Brice Hortefeux et Claude Guéant suite à leur rencontre avec Abdallah Senoussi ? S'il est surprenant voire très étonnant que les deux hommes aient pu rencontrer le libyen dans ces circonstances, cela ne veut pas dire que ça n'a pas eu lieu. En clair, la théorie du piège ne lui semble pas incongrue mais il n'était pas présent et n'a pas plus de commentaire à faire. 

L'un des assesseurs s'interroge sur le contrat Amesys, mentionné par le témoin dans sa déposition. Pour mémoire, la société IE2 / Amesys a vendu à la Libye du matériel de surveillance au moyen d'un contrat de 15 millions d'euros signé fin 2006. Au moment de la chute du régime de Mouammar Khadafi, les occidentaux se sont rendus compte que cette technologie était utilisée pour surveiller la population libyenne et punir les opposants au régime. Depuis, la société Amesys et ses dirigeants font l’objet d'une mise en examen pour complicité de torture.

Mais quel est le rapport avec Nicolas Sarkozy ? Pour les juges d'instruction, la fourniture d'un matériel aussi sensible aurait pu être négociée moyennant financement de campagne. C'est en tous cas ce que déclarent Abdallah Senoussi et Ziad Takieddine. 

Pour Alain Juillet, la vente d'un tel matériel aurait dû faire l'objet d'une autorisation spécifique de l'Etat délivrée par la Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) puisqu'il s'agit de matériel militaire. Ou du moins, si le matériel pouvait être vendu sans cet aval c'est parce qu'il était destiné à un usage militaire et civil. La commission aurait dû émettre un avis en ce sens. Au cas d'espèce, aucune autorisation n'a pourtant été demandée par la société Amesys avant l'exportation. 

On arrive à la dernière question du tribunal pour le témoin. L'un des assesseurs revient sur les propos d'Alain Juillet, qui a indiqué au magistrat instructeur que Claude Guéant se rendait en Libye les week-ends, sans être contrôlé. Le témoin explique qu'il a eu vents de bruits de couloir sans être capable de quantifier le nombre de déplacements en question. Il situe ces allers-retours "fréquents" au moment des négociations pour la libération des infirmières.

Du côté du parquet national financier (PNF), on veut revenir sur la lettre prétendument rédigée par Nicolas Sarkozy avec laquelle Takieddine paradait. Plus particulièrement, l'un des procureurs essaie de comprendre comment Alain Juillet en a rapporté à sa hiérarchie. 

Le témoin précise qu'il a informé le directeur du cabinet du Premier ministre de l'époque mais pas le ministère de l'Intérieur. Il ignore d'ailleurs si cette information a été transmise au ministre Sarkozy ou à son directeur de cabinet. 

Après de longues explications sur le système de commissions et de rétro-commissions dans les contrats internationaux, l'accusation revient sur les négociations du contrat Miksa. Le PNF mentionne que les négociations avec l'Arabie Saoudite se sont brutalement terminées sur demande de l'Elysée. Alain Juillet explique qu'à l'époque, Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri négociaient tous les deux pour la France sans être alignés sur le prix. Pour le témoin, c'est ces incohérences qui ont fait capoter l'opération. 

Le PNF ne se lasse pas et souhaite connaître l'avis d'Alain Juillet sur le contrat Amesys. Pour l'ancien responsable à l'intelligence économique, il faut distinguer la vente de matériel servant à la lutte anti-terroriste, comme les brouilleurs, de la vente de matériel permettant l'interception des communications internes. Il précise d'ailleurs qu'il n'était pas informé de la vente d'un tel matériel à l'époque. 

Du côté des parties civiles, les avocats s'intéressent aussi à la lettre de Ziad Takieddine. Vincent Brengarth, avocat de Sherpa, s'étonne particulièrement que le témoin n'ait pas fait un signalement au procureur. Après tout, Alain Juillet est convaincu qu'il s'agit d'un faux et que la lettre porte atteinte aux intérêts de l'Etat. 

"Monsieur, si j'avais attendu que la justice se réunisse pour condamner Takieddine, il se baladerait encore avec cette lettre !" répond le témoin. 

Alain Juillet est à la barre depuis trois heures et semble se fatiguer. La défense va maintenant clôturer sa déposition. 

"Qu'est-ce que vous pensez de l'accusation, qui, dans ce dossier, fait de Ziad Takieddine son témoin de moralité numéro un ?" demande un avocat. Pour le témoin c'est très clair : un tel positionnement est un peu dangereux, Ziad Takieddine n'est pas fiable. On aperçoit un hochement d'approbation du coté de l'ancien Président. 

16h50. Le témoin est libéré. Le tribunal annonce une courte suspension.

Les réponses de Nicolas Sarkozy

Après une demi-heure de pause, l'audience reprend et Nicolas Sarkozy est appelé à la barre.

La présidente Gavarino veut savoir si l'ancien Président avait été averti de l'existence de la lettre. Nicolas Sarkozy l'affirme, il n'en a pas entendu parler à l'époque. Pour le prévenu, si cette lettre existait, Dominique de Villepin s'en serait servi contre lui puisqu'il était à la fois Premier ministre et son ennemi politique. De même, Nicolas Sarkozy s'étonne qu'Alain Juillet n'ait pas fait de note spécifique sur le sujet. 

Le tribunal enchaîne sur le contrat Amesys et sur la possibilité que cet accord soit une contrepartie au pacte de corruption reproché à Nicolas Sarkozy. L'ancien Président déclare qu'il n'a jamais été fait mention de cette société dans ses rares discussions avec Mouammar Khadafi. Il précise avoir appris l'existence du contrat à l'été 2011. Pour Nicolas Sarkozy, le dossier d'instruction ne démontre aucun lien entre le ministère de l'Intérieur et cette société.

Et l'absence d'autorisation de la CIEEMG ? Elle n'était pas nécessaire pour exporter le matériel en cause, c'est d'ailleurs pour ça que l'Etat n'en a rien su à l'époque. 

Le tribunal cite les déclarations de Saif Al Islam. Le fils de Khadafi prétend que la société IE2 / Amesys leur a été présentée par Nicolas Sarkozy au travers de Claude Guéant. Sans surprise, Nicolas Sarkozy répond que Saif Al Islam est un menteur qui n'a jamais fourni la moindre preuve. Le prévenu est ferme : jamais il n'a évoqué ce contrat avec Mouammar Khadafi ou son fils. 

C'est d'ailleurs ce que confirme l'un des assesseurs du tribunal, qui reprend les déclarations du dirigeant d'Amesys, Philippe Vannier. Ce dernier ne mentionne aucune intervention réelle ou supposée de Nicolas Sarkozy dans la passation de ce contrat. 

Pour sa part, le PNF ne semble pas très convaincu. Les procureurs évoquent les déclarations d'Abdallah Senoussi qui indique que la signature d'un contrat pour acquérir du matériel de surveillance était acquise dès la visite préparatoire de Claude Guéant en Libye. Nicolas Sarkozy apporte un nouveau démenti, en soulignant qu'aucune autorisation n'était nécessaire pour conclure le contrat. "La thèse selon laquelle en échange d'un financement je vous donne un contrat, elle est absurde !" charge l'ancien Président. Le prévenu ajoute que de toutes façons, il n'aurait jamais pu être question d'une telle technologie en 2005 puisqu'elle n'existait pas encore. 

Problème : les notes retrouvées sur la clef USB de Ziad Takieddine, qui avait été remise aux autorités dans l'affaire Karachi, évoque l'intérêt de la Libye pour acquérir le matériel de surveillance dès avril 2005. Mais Nicolas Sarkozy le rappelle encore : aucun appui du ministère de l'Intérieur n'était nécessaire pour permettre à la société Amesys d'exporter la technologie en cause vers la Libye. 

Malgré tout, l'accusation continue de s'interroger : les équipes d'Amesys se sont déplacées plusieurs fois sur le territoire libyen pour mettre en route les équipements vendus. L'Etat n'en était pas informé ? Pour Nicolas Sarkozy, pas un seul de ces déplacements n'a nécessité l'intervention du ministère. "Vous pouvez chercher jusqu'à la nuit des temps, vous ne trouverez pas l'ombre d'un indice que c'est une contrepartie" achève l'ancien Président. 

L'audience se poursuit. Les parties civiles ont entamé leur tour de question pour essayer de comprendre les liens - ou l'absence de liens - entre Nicolas Sarkozy et la société Amesys. 

Maître Claire Josserand Schmidt va mettre en difficulté la défense. En effet, Nicolas Sarkozy a déclaré plus tôt dans l'après-midi qu'aucun document du dossier ne faisait état de liens entre le ministère de l'Intérieur et la société Amesys. L'avocate d'Anticor a justement trouvé une brochure commerciale de la société Amesys sur un logiciel crypto-wall, qui mentionne que le "ministre de l'Intérieur" a une véritable connaissance du système de sécurité vendu par Amesys.

L'ancien Président botte en touche et déclare que le document en cause n'est pas daté. Dans ces conditions, ce n'est pas une preuve pour le prévenu. 

Fin de journée

Les absences de Claude Guéant et Brice Hortefeux ont pesé sur les débats.

Le tribunal a prévu d'entendre Claude Guéant dès demain sur les différents contrats évoqués depuis le début de la semaine. Anne Lauvergeon a également confirmé qu'elle viendrait déposer à la barre jeudi 30 janvier.
Pour l’heure, l'audience est suspendue. 

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