On est mardi et les rues résonnent comme des dimanches. Sur Bruxelles vole un hélico. Côté gare du midi, toujours au-dessus du même coin de ville où ça tangue entre la police et les jeunes. Il y a plus de corbeaux que de gens dans les rues. Le vent se lève. Un vent clair qui arrive depuis la mer du nord et qui pousse les nuages devant ce soleil d'hiver précoce. Les arbres s'effilochent en rouge et jaune, les rares passants passent sans soutenir le regard.
La Liberté n'a aucun goût.

Elle n'existe pas tellement.
La nuit tombe vite, le couvre-feu aussi. Les rues débordent de silence. Il y a des types qui tiennent le mur dans ma rue, qui se parlent en fumant des cigarettes grésillantes, assis sous le porche d'un immeuble. Ils te regardent passer comme des bêtes en cage. Tu ne les entends pas, les voix humaines sonnent bizarrement quand la ville devient une cellule immense.
En Belgique, on regarde du côté de la France avec curiosité. Ces attestations de sorties, ces kilomètres infranchissables, ces informations qui débordent d'anxiété. Un journal allemand qualifia le pays des Lumières d'Absurdistan (source : Die Zeit). Je pense à mon pays avec une boule dans le ventre. Ici, on a l'impression d'être plus libre. On peut aller où bon nous semble, compter les nuages pendant des heures si on le peut, on peut être dehors. Sauf entre 22h et 6h du matin.
Ça a commencé avant le confinement.
Une règle anodine, qui a eu l'effet d'une piqûre sur une jambe anesthésiée. On a un peu râlé, pour la forme, et puis on a aussitôt pensé que c'était pire ailleurs. "On ne peut pas trop se plaindre." J'ai tellement dit cette phrase qu'elle sonne creux. La nuit, c'est le meilleur moment de ma journée.
Je sors à la recherche du sommeil et de questions insensées. J'ai traversé en long en large les quartiers éteints, l'été, l'hiver, le printemps... Tout dans le désordre, avec pour seul chemin les lignes des pavés. La nuit, c'est le temps des arts. Des murs colorés que l'on lit au matin. Des poèmes suspendus.
La nuit, on l'a rendue criminelle.
250 euros, c'est le coût d'une Liberté qui n'a aucune saveur. Se planquer des voitures de flics qui rôdent dans les rues à la recherche d'un humanoïde récalcitrant à la règle. Penchée à la rambarde, je vois deux jeunes qui courent se réfugier chez un ami. Trente secondes plus tard, c'est une voiture de police, gyrophares à l'appuis, qui dérape dans la rue. Ils tournent trois fois dans le quartier, puis plus rien.
On considère ces élans de Liberté avec mépris.

Tenez-vous à carreaux, suivez-les règles, ne vous plaignez pas, vous avez une meilleure situation que d'autres.
L'Absurdistan part à la conquête d'autres terres. On s'estime heureux de maigres libertés factices, d'autorisations que l'on juge désormais acceptables. Ça pourrait être pire. On pourrait être en quarantaine absolue. On a de la chance.

Ce relativisme globalisé laisse un goût amer. Cette idée de première nécessité s’infiltre partout, on ne parle que de ça mais on refuse d'affronter le problème. Criminaliser la nuit, ça m'enlève le sommeil, déjà rare auparavant. On ferme des plages horaires entières pour empêcher la propagation d'un virus. Il y a des jours où je me demande si ce virus n'est pas en train de tuer notre humanité.
Mais de quoi peut-on se plaindre quand on est en santé, qu'on a un toit sur la tête, qu'on peut marcher dehors sur des kilomètres si l'on veut, que l'on peut aller dans les parcs, dans les plaines, que l'on peut vivre malgré tout ? De quoi est-ce que l'on ose se plaindre ?
Est-ce qu'on peut vraiment se plaindre que la nuit soit devenue un crime et que la Liberté soit reléguée au rang de dernière nécessité ?
Claire Heckly