Loin d’être une verrue dans le modèle capitaliste et libéral, les paradis fiscaux en sont l’apanage, le rouage. Le problème n’étant pas alors périphérique mais systémique, l’on comprend mieux pourquoi les inégalités ne tendent pas, comme l’avait prédit la théorie, à s’éteindre.
La face cachée de l’iceberg néo-libérale, ne serait-elle pas celle des paradis fiscaux ? Souvent déconsidérés et relégués au rang d’exception, de dérive individuelle, de scandales ou de faits divers, on en oublie leur importance dans la libéralisation des capitaux. Mais comme le rappelle Chavagneux et Palan, les paradis fiscaux voient passer « la moitié des flux financiers mondiaux », que ce soit sous formes de prêts ou de dépôts.i
Le cauchemar du paradis, le rêve d’un paravent
« Socialism for the rich, capitalism for the poor » disait Max Keiser, journaliste et trader américain.
Comment dès lors considérer une redistribution des richesses plus juste ? Au Moyen-âge et à la Renaissance, les seigneurs et les nobles ne payaient pas d’impôts. A-t-on réellement changé de modèle ? En France, les entreprises du CAC40 payent 8 % d’impôt en moyenne alors qu’elles devraient en payer 33 %.ii Et l’on continue de pointer du doigt les détenteurs du RSA ou les « profiteurs » qui feraient perdre à l’État ses recettes publiques ?
Cette forme « légalisée » d’optimisation fiscale déraye tout un système de redistribution des richesses et laisse l’État s’endetter. En plus de l’inégalité que cela crée à l’intérieur même des Etats, ce sont les inégalités entre puissances qui sont les plus patentes.« Pour un euro d’aide au développement, ce sont 10 euros qui échappent au pays en développement » selon Pioletiii ; L’opacité financière est un des codes dont les grandes puissances se gardent l’accès.
Ainsi, au Panama 25 % de la population vit sous le seuil de pauvreté mais cela n’empêche pas les grandes entreprises qui y domicilient leurs sociétés d’être imposées d’un montant « imposant » de… 0 %. Les riches trouvent alors des moyens légaux d’entretenir confortablement leur patrimoine.Comment expliquer cette aberrance, errance, du système économique qui est pourtant gardée sous silence ? Chomski disait, alors invité chez Taddei en 2010 : « le niveau de sincérité dépasse tellement ce que la société occidentale peut entendre »iv. Est-ce vraiment cela ? Est-il si difficile d’ouvrir les yeux ?
Car un certain nombre de faits peuvent nous laisser coi. Comment expliquer que les îles caïmans soient en 2007 la quatrième place financière du monde ? Comment ne pas rire lorsqu’on entend que l’île Maurice serait le premier investisseur en Inde ? v Que toutes les grandes banques internationales disposent de filiales installées dans les paradis fiscaux ? Que Google, en jonglant entre Bermudes, Hollande et Irlande ait réussi à atteindre 2,4 % d’imposition ?
Mais ce ne sont pas simplement les gentils capitalistes qui usent et abusent des techniques financières. Selon Jean François Gayraud, en Italie le chiffre d’affaire cumulé des quatre mafias italiennes est de 130 à 180 milliards d’euros par an soit 8 à 10 % du PIB. C’est à dire que leur chiffre d’affaire pourrait rivaliser avec celui des multinationales. Même si préciser leur compte en banque apparaît bien difficile, le crime organisé se joue de tous ces mécanismes institutionnalisés. Le trafic de drogue, d’armes et d’humains se lave les mains grâce aux paradis fiscaux, sans quoi, il ne pourrait dissimuler tant d’argent liquide.
Comprendre les logiques
Comment jongler avec ses filiales quand on est entreprise ? Il suffit de changer les étiquettes des prix d’un produit. Dans les filiales installées dans les pays aux taux d’imposition normalement en vigueur, on achète son produit à un prix élevé pour réduire les profits réalisés. Dans une autre filiale, on lui achète à un prix relativement bas, pour contre-balancer l’effet de déséquilibre réalisé. C’est dans ce cadre qu’apparaissent des aberrations presque risibles sinon outrancières. Deux chercheurs, Pack et Zdanowicz en 2002 expliquent que des sceaux d’eau étaient importés à 972 dollars de République Tchèque vers les Etats Unis et que ces derniers exportaient des lance-missiles à 52 dollars vers Israël…vi
Le système de l’évasion fiscale sait aussi tisser sa toile, tisser des liens avec des milieux iconoclastes pour un meilleur rendement et une meilleure opacité. Selon un système en 5 étapes, les banques, cabinet d’audit, paradis fiscaux et juristes se lient d’amitié pour faire fructifier l’argent de leur client. On suit alors le calendrier :
- On innove en créant des sources de pertes comptables pour compenser les revenus imposables
- L’audit valide la supercherie
- On commercialise la fraude fiscale
- On donne un avis juridique une « Opinion letter » qui permet d’en exclure l’illégalité
- On met en œuvre un contrôle de commissaire au compte (relié directement au cabinet d’audit précité)vii
Face à un tel arsenal, qui viendrait s’y piquer ? La complexité est tellement grande qu’elle réduit le risque de contrôle beaucoup trop coûteux pour les autorités administratives. En plus de ce maillage bien rodé, les paradis fiscaux s’organisent et créent des think thank pour affronter les organisations internationales. Si concurrence existe bel et bien entre eux pour appâter le plus de client, lorsque leurs intérêts sont touchés, comme après la crise financière de 2008, ils se rassemblent. C’est l’exemple de the international tax investissment organization viiigroupe de pression des paradis fiscaux. Je doute que les prestataires du RSA aient leur propre lobby, mais laissons le libre-arbitre de chacun vivre sa vie !Des enjeux géopolitiques, des jeux hypocrites, des heureux et du fric



Pour s’évader, rien de tel qu’un petit paradis. Mais quelque fois ses apparences sont trompeuses. La City de Londres ne ressemble pas, à cet égard, à une plage de cocotier et de sable fin. Cependant la brochure cache un petit nid douillet pour grosse fortune.Les enjeux géopolitiques sont prégnants autour de ce domaine. Et pour rester premier centre financier international, Londres n’hésite pas à se lancer dans les bras d’Adam et Eve, où évasion et cupidité se confondent jusqu’à s’entrelacer. Avec son marché des eurodollars, ou transactions faites en dollars à la City, elle reprend sa place dans la finance tout en s’ouvrant à l’offshore. Nicolas Schaxson en 2011ixexplique que l’Angleterre aurait utilisé un maillage de paradis fiscaux via ses anciennes colonies : en reliant la City avec les îles Vierges britanniques, les îles Caïman, les Bermudes ou encore à l’époque Hong Kong elle créé son réseau d’optimisation fiscale.Les territoires de ces anciennes colonies ne pouvaient en effet espérer une indépendance en bonne et due forme. États insulaires et petites îles, leur revenus ne pouvaient venir que du tourisme ou bien … de la finance et c’est finalement sous une tutelle d’un nouvel ordre qu’ils se trouvent aujourd’hui.Mais à ce niveau les autres puissances occidentales et démocratiques ne sont pas en reste.
A ce titre, le réseau mondial pour la justice fiscale, Tax Justice Network place la Suisse au premier rang de l’indice d’opacité financière, suivi par Hong Kong et les Etats Unis. xMais il précise que si le réseau britannique était considéré dans sont ensemble, celui ci prendrait la tête de liste.Pour une liste des paradis fiscaux se rendre ici :http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/Economie-criminalite#&gid=1&pid=1
Après les ravages de la crise financière, le G20 en 2009 lance son programme anti-fraude fiscale. Mais comment une réunion internationale composée de grandes puissances, elles-mêmes principales coupables de cette engouement paradisiaque pourrait changer la donne ? La liste noire des paradis fiscaux n’inclue que des Etats faibles politiquement comme l’Uruguay, la Malaisie, le Costa Rica et les Philippines. Et si la Suisse est au rang de la liste « grise » elle fera pression pour en être retirée. « les grands vainqueurs de ce G20 sont les paradis fiscaux anglo-saxons » explique Vincent Piolet, cadre financier et docteur à l’Institut français de géopolitique.
Face à cela, inutile de montrer que les enjeux géopolitiques ont trop d’impact pour que les grandes puissances ne montrent pas les gros bras. Les Etats Unis, fort de leur zone d’affranchissement fiscale, comme le Delaware par exemple, n’hésite pas à introduire le FACTA, loi de mars 2010 qui leur permet d’obtenir systématiquement l’information sur les citoyens américains qui auraient des comptes dans les banques étrangères. En imposant les citoyens américains fraudeurs, mais en laissant les étrangers installer leurs filiales et sociétés dans leurs paradis fiscaux, ils sont doublement gagnants. Dans l’affaire des Panama Papers, ils sont d’ailleurs « blanchis » de tout soupçon, car, ayant déjà des paradis fiscaux dans leur propre pays, les nord-américains ne s’y retrouvent pas listés. xi
La lutte contre les paradis fiscaux en Europe est bien difficile. Lorsque l’on sait que le président en charge du projet de « FACTA européen » n’est autre que l’ancien Premier ministre luxembourgeois, Jean Claud Juncker, les espoirs s’amenuisent, se tarissent. Le Luxembourg tient en effet un rôle conséquent dans l’évasion fiscale des multinationales, comme l’a porté au grand jour l’affaire LuxLeaks.
Autrement dit les paradis ont de beaux jours devant eux. On devrait s’en réjouir, vu leur appellation, mais il semble que le paradis ne soit bien réservé qu’aux plus chanceux, et que le droit d’entrée soit un peu trop élevé pour tous citoyens lambda. Face à un paradis sélectif, j’espère qu’il ne faudra pas trop s’enfer.
iLes paradis fiscaux, Chavagneux et Palan
ii Ibidem
iii Paradis fiscaux, enjeux géopolitique, Vinvent Piole
iv https://www.youtube.com/watch?v=GOp8dD_BSUY
v https://www.youtube.com/watch?v=I5AMMLein3E Regarder le documentaire, Argent sale, le poison de la finance
viLes paradis fiscaux, Chavagneux et Palan
vii Ibidem
v iiihttp://itio.org/NewAims.htm
ixLes paradis fiscaux, enquête sur les ravages de la finance libérale, Nicolas Shaxson
x http://www.financialsecrecyindex.com/xi http://www.20min.ch/ro/economie/news/story/Les-USA–grands-absents-des–Panama-Papers–28216449