Au Sud d’un pays du Sud où le désert s’amoncelle et s’engouffre au fond du regard, tout juste tempéré par la douceur ronde d’une dune, à peine allégé par la courbe immense d’une autre dune.Au Sud du sud là où je ne suis jamais allée, mais où j’ai vu de mes yeux vu la rugosité de la laine et l’indigo si profond qu’il rappelle le fond du fond de la mer. Bleu du noir des peaux roulées dans les sombres turbans, lovées la nuit dans l’âpreté de la laine.Au Sud du Sud qui est mon Sud depuis que l’ange Waël m’en a confié l’histoire, dans les milliers de grains de sable, d’immenses toiles tendues abritent vieillards, hommes, femmes, enfants, en cercles réunis dans leurs grandes tentes ovales.Peuple de sable, famille millénaire, ils savent au souffle près l’emplacement erratique et la carte volatile des dunes et de la poussière, du vent qui soulève la toile, des étoiles entre les pans soulevés.Peuple invisible. Bien que personne ne l’avoue, quand ils sont là on reconnaît enfin les dunes, et le sable, et la poussière, et le vent, et les étoiles.Leur présence à elle seule révèle tous les lieux.Ces êtres sont sages. Depuis des millénaires ils ont le même âge. Ils portent le nom d’un songe: les Touaregs. Gardiens du silence et du rêve, lecteurs de vent et de poussière, posés là surgis du sable… A quelques milliers d’années de là, que nous ne qualifierons pas de « lumière », d’obscures officines emplies de la cendre opaque de vieilles civilisations décaties, s’obstinent dans leur désir de marquer toute terre du sceau impérial du progrès et de la modernité. Là, les crânes de prédateurs avides se penchent sur la présence incongrue, hors-normes, poétique, c’est tout dire, de ces anges bleus évanescents et incompréhensibles, certes, mais aussi, voilà: localisables. L’officine officielle donne alors un nom au hameau de toile, et va même ce jour-là jusqu’à tracer à l’encre rouge un trait en pointillé, un vrai trait, tiré à la règle, vermillon rageur traversant la douceur rugueuse des tapis.L’assemblée des égarés est aveugle à toute étoile, à la danse des poussières dans l’oblique du soleil. Elle griffe tout de cicatrices rectilignes. Le sable est nomade dont nos voyageurs sont sculptés. L’étole du vent les guide. L’indigo de leur peau enlace la nuit pour s’y fondre dans des révélations d’étoiles. Sur cet infini qu’ils partagent, nageurs célestes, un ignorant trace donc une étrange ligne et lui donne un nom étrange: frontière. Frontière : Ligne départageant un espace qui auparavant n’avait pas conscience de lui-même, étant plongé jusqu’à l’extase dans une exaspérante et scandaleuse unicité. La frontière idéale sait réunir disgracieusement la contrainte impérieuse de rester chez soi avec la nécessité absolue de rétrécir la place chez les autres. Et vice-versa, chacun faisant pareil de son côté, à la fin, plus on a de place chez soi plus les barreaux y sont épais. On se retrouve au petit matin enclos dans le grillage des lignes tracées chez soi la nuit par le voisin. Vaste sérénité des fronts, s’offrant bleus sous le bleu des turbans…Les tissus du ciel se déroulent chaque soir.Passent le temps et les saisons.La pluie un jour tombe sur le désert. Les Touaregs, libres sentinelles, marqueurs involontaires en leur royaume indivisible, sous la pluie plient les laines et rangent l’indigo… Ils partent à travers le sable vers le Sud de leur Sud, au midi de la pluie, là où eux seuls savent.Dans les pas de leur absence s’effacent les pointillés, s’évaporent les traits. Vent, lent déplacement de dunes.Dans le noir soudain tâtonnent les doigts aveugles des égarés absurdes tapotant leurs cartes à la recherche du fil perdu, n’osant rien avouer. A-t’on jamais vu la pluie déplacer une frontière ? Un orgueilleux perdre la sienne dans des errances d’indigo ?La griffure est guérie, les Touaregs dorment sous leur tente en un lieu qui n’a plus de nom, quelques contrées perdues s’affolent à la recherche de leurs limites. Comment vivre, ignorant du vent et de toutes les traces?Laissons-les s’affoler longtemps encore, prédateurs obscurs. Les saisons du désert poursuivent leur chemin de silence.A tous les veilleurs du rêve, gratitude infinie, vous êtes nos anges.Tant que la pluie fera se mouvoir les frontières, nos esprits pourrons s’évader d’entre tous les barreaux, et les douaniers, heureux, iront dormir dans le refuge des oasis.
Billet de blog 9 avril 2009
Veilleurs du rêve
Au Sud d’un pays du Sud où le désert s’amoncelle et s’engouffre au fond du regard, tout juste tempéré par la douceur ronde d’une dune, à peine allégé par la courbe immense d’une autre dune.
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