Les interventions pour contenir territorialement la contagion liée au Covid-19 contribuent à véhiculer la représentation selon laquelle un pays ou une région sont responsables de la contamination. Pourtant ce ne sont pas des lieux spécifiques qui sont au cœur de la contagion mais les contacts entre humains et ces contacts sont également vitaux. Des mesures de confinement territorial, présentées comme des mesures d’urgence, ont été prises dans de nombreux pays, y compris en France. Comment empêcher que les efforts pour contenir la maladie virent au cauchemar avec le risque d’un basculement dans une récession économique et sociale ?
Envisager le contrôle territorial comme un moyen de prévention contre le Covid-19 est l’idée la plus partagée à l’heure actuelle non seulement par nos gouvernants mais aussi par nos concitoyens. Pourtant le contrôle territorial n’est pas une fin en soi dans la prévention et peut devenir très problématique lorsque qu’il est instrumentalisé dans l’exercice du pouvoir. En démocratie, tout notre effort de vigilance vise à limiter les abus de pouvoir qui se fondent précisément sur les outils du contrôle territorial, à présent décuplés via des moyens technologiques de surveillance.
Le contrôle territorial, déployé à l’heure actuelle, répond à une urgence, faute d’alternative, pour faire face à la crise sanitaire ; il ne s’agit en aucun cas d’un moyen de prévention, définie par la capacité à agir de manière responsable à moyen et long terme. Les mesures de contrôle prises visent à gagner du temps face à l’impréparation : l’urgence sanitaire prend un sens particulier au regard de décennies de gestion à court terme des hôpitaux publics pourtant censés également faire à face à des situations d’urgence sanitaire comme celle que nous vivons actuellement.
Les termes de contrôle territorial utilisés ici désignent l’intervention des pouvoirs publics pour limiter la mobilité des personnes via l’intervention ponctuelle ou régulière de forces de l’ordre, prenant appui historiquement sur certaines configurations spatiales, employant des repères, des frontières et autres délimitations, mais mobilisant aussi aujourd’hui des technologies de pointe et des données de surveillance numériques, biométriques, etc. Le contrôle territorial combine paradoxalement des dispositifs rudimentaires (frontières, laissez-passer) avec de nouveaux outils technologiques de surveillance (drone, fichiers informatisés, données et images spatiales et numériques, etc.), déjà au cœur de stratégies de renforcement du contrôle des personnes et des mobilités mis en œuvre par de nombreux régimes pour différentes motifs dont la menace du terrorisme.
Le contrôle territorial est le syndrome d’une absence de vision politique. Rester un temps en confinement est envisageable seulement si le but est de permettre la mise en œuvre d’une autre stratégie cette fois-ci raisonnée et tenant compte de la dimension fondamentale du lien social. Au lieu de se focaliser sur des mesures de contrôle de déplacement, il convient de se doter d’une réelle politique de prévention, donnant toute sa place à la responsabilité individuelle, pondérant le risque et prenant la mesure de vulnérabilités spécifiques. Celle-ci n’est possible que si le contexte s’y prête et nécessite une politique publique qui donne les moyens de cette prévention responsable et individuelle, fondée, par exemple, sur la généralisation du dépistage et du port du masque. Autrement, 15 jours de confinement mèneront à 15 jours de plus, puis à 2 mois, puis à trois et plus, pour attendre une hypothétique fin de l’épidémie à l’échelle planétaire.
En outre, cette stratégie territoriale entraine dès à présent des opérations de contrôle démultipliées et le recours à des moyens techniques de contrôle encore jamais utilisés dans nos démocraties. Loin de responsabiliser, les effets d’une telle stratégie seront délétères. Il faut refuser le modèle du confinement territorial comme ultime solution et promouvoir un modèle d’intervention et de prévention attentif aux personnes et aux relations sociales et économiques.
Sur le plan conceptuel, les stratégies de lutte contre cette maladie correspondent à deux modèles contrastés : l’un que l’on pourrait qualifier de « territorial » et l’autre de « relationnel ». Dans les deux cas, des moyens sont imaginés pour intervenir et redéfinir les relations et liens entre les personnes. Dans le modèle de prévention territorial, la mise à l’écart s’applique en principe de manière aveugle ; alors que dans le modèle de prévention relationnel, où les relations entre les personnes et leur importance sont mises en évidence, la mise à l’écart est personnalisée, adaptée aux circonstances, fondée sur la connaissance, le dépistage systématique et la responsabilité individuelle. Syndrome de la peur, la dérive territoriale observée à l’heure actuelle dans les mesures de confinement, liées à la diffusion du coronavirus, montre comment le moyen peut être pris pour la fin, comment la limitation des déplacements finit par être conçue comme un but en soi, faisant perdre de vue l’objectif premier qui était de limiter les contacts dans une perspective de contagion. Ainsi dans des régions rurales très faiblement peuplées, les habitants sont contraints de rester chez eux alors que très peu de gens se promènent habituellement sur les sentiers. En revanche, tous se rendent au supermarché au lieu d’aller à la ferme locale.
Sur un plan pratique, les deux modèles sont généralement combinés de différentes manières, à des échelles spatiales et temporelles spécifiques, mais, en France, l’accent est mis à présent sur le modèle territorial sans perspective critique. Le modèle territorial est généralement présenté comme systématique et s’appliquant à tous mais, de fait, dans sa conception et son application, il est orienté par des considérations politiques (à l’image des relations privilégiées entre Etats-Unis et Royaume-Uni qui permettraient de faire des exceptions territoriales) ou même des considérations matérielles et économiques. Le contrôle du territoire n’est jamais neutre : les mesures de confinement territoriales ne reposent pas seulement sur des préconisations scientifiques « objectives » mais, au contraire, elles sont biaisées. Les dispositifs territoriaux créent un rapport à l’autre qui accentue les différences et promeut un climat de tension. Cela s’exprime en des termes parfois xénophobes, aux échelles nationales et régionales, et s’enracine aussi dans les relations quotidiennes où chacun s’observe et se méfie de l’autre.
Les mesures territoriales sont déployées en cascade par différents acteurs : depuis les frontières entre Etats jusqu’au marquage au sol pour maintenir les clients de supermarché à distance. Dans une logique implacable, de nombreuses institutions et initiatives individuelles contribuent à la surenchère territoriale comme les mesures prises par des mairies qui vont au-delà de celles préconisées par le gouvernement central (couvre-feu, interdiction des marchés). Cet engouement pour des dispositifs de contrôle territorial va jusqu’à la possibilité d’utilisation de drones dans les agglomérations ainsi que la géolocalisation pour surveiller les déplacements. Il se complète par le recours à des attestations, spécificité bureaucratique bien française, au cœur de la négociation pour chaque déplacement. Des formes de pouvoir discrétionnaire se nichent dans la méthode du contrôle territorial et contribuent à terme à miner la légitimité du pouvoir qui le met en œuvre. C’est la raison pour laquelle recourir à ces dispositifs doit demeurer très contrôlé. Il n’est pas trop tard pour changer de stratégie et penser au déploiement d’un dispositif cette fois-ci attentif au lien entre les personnes et fondé sur un sens de la responsabilité. Inutile d’enfermer les personnes saines si des moyens de dépistage peuvent être mis en œuvre. Il convient de garder à l’esprit que la prégnance de ce modèle territorial dans la gestion de la crise renvoie à la Chine et à sa méthode de contrôle autoritaire de sa propre population. Historiquement, cette politique est conçue pour limiter les migrations internes, en particulier en direction des grandes villes. Le confinement des pauvres devient également l’objectif premier dans bon nombre de pays africains. Les dispositifs territoriaux sont très versatiles, ils s’adaptent facilement à des circonstances renouvelées : les modèles s’exportent et semblent s’imposer tout naturellement au nom de la menace sanitaire. Plus que jamais il est important d’opposer stratégie « territoriale » et stratégie « relationnelle » afin de saisir la différence entre contrôle des déplacements à l’aveugle et effort pour restreindre certains contacts de manière ciblée visant le contrôle de la maladie et rien d’autre, impliquant une responsabilité individuelle et partagée.
Cesser de débattre de prévention uniquement en des termes d’efficacité du contrôle territorial permettrait de replacer ces mesures dans une stratégie de prévention globale, tenant compte du lien social et de la responsabilité individuelle, en se donnant les moyens de stratégies adaptées, telles que la généralisation du dépistage et/ou mise à disposition de masques. Garder ce cap permettrait de se prémunir également contre les dérives et les abus de pouvoir au prétexte d’un contrôle sanitaire très éloigné d’une prévention respectueuse des uns et des autres.
Claire Médard est chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et appartient à l'unité de recherche migration et société (Urmis).