La musique caribéenne francophone caracole en tête des musiques du monde. Le Président de la République ne s’est pas trompé lors de la dernière Fête de la Musique, en offrant l’Élysée à Kassav’, l’un des plus grands groupes de musique antillaise de tous les temps. La génération émergente des artistes français et francophones de la Caraïbe, de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane, d’Haïti et de leurs diasporas est elle aussi désormais à l’avant-scène du monde de l’art contemporain globalisé. Le sachant, le Ministre des Outre-mer s’est enquis il y quelques semaines des raisons de la surprenante annulation, par le Centre Pompidou-Metz, il y a environ un mois, de l’exposition Van Lévé (le vent se lève, en créole) consacrée à ces artistes caribéens, créoles, bushinengué et amérindiens, et dont je suis la curatrice.
A titre individuel, ces artistes jouissent d’une reconnaissance nationale et internationale. En 2024, Julien Creuzet représentait la France à la Biennale de Venise. Gaëlle Choisne recevait le prestigieux Prix Marcel Duchamp. En cette année 2025, Ti’iwan Couchili a été nommée au Prix AWARE. Raphaël Barontini et Minia Biabiany ont bénéficié d’expositions monographiques, au Palais de Tokyo, et à la Galerie Imane Farès respectivement. Tabita Rézaire est actuellement accueillie à la Fondation Louis Vuitton.
Or quand il s’agit de permettre à ces mêmes artistes de témoigner collectivement, et d’un point de vue proprement caribéen, des visions souveraines des Amériques et de l’Amazonie créoles et marronnes, comme l’indique le titre complet de l’exposition, des « contraintes budgétaires » apparaissent, pour faire capoter le tout. Et ce malgré une dotation conséquente de la Ford Foundation et des subventions des DACs Guadeloupe et Martinique maintenues après l’annulation. Pay to play ou rançon de la liberté ?
Valorisée à l’étranger, l’identité caribéenne de ces artistes français est systématiquement minorée en France, édulcorée par les poncifs empruntés à l’œuvre ainsi maltraitée d’Édouard Glissant. L’affirmation collective, et proprement caribéenne, d’un rapport à soi, aux autres et au monde, serait-elle vouée à l’anecdotique et l’anhistorique, et coupée des aspirations et défis propres aux populations caribéennes françaises?
Curatrice française d’art contemporain, je suis caribéenne, ce qui n’est pas en soi un gage d’expertise. Mais je porte en héritage une conscience historique qui me confère une aptitude à identifier la colonialité intrinsèque à l’appareil institutionnel. Depuis que Van Lévé est proposé aux Institutions françaises, elle subit une série d’avanies dont l’annulation par le Centre Pompidou-Metz ne serait que la dernière instance.
En présentant les émergences artistiques caribéennes de l’an 2000 à nos jours, Van Lévé prend pourtant la relève de l’exposition du Centre Pompidou, Paris noir, qui couvrait les années 1950-2000. Paris Noir, qui vient juste de s’achever, s’inscrit elle-même dans le prolongement de l’exposition du Musée d’Orsay, Le Modèle noir (2019), qui retraçait la période 1848-1930 du point de la représentation du sujet afro-descendant. Ce Paris (et pari) noir apparaît donc comme un tour de force curatorial et un mea culpa institutionnel, révélant en creux 50 ans d’invisibilisation des pratiques des artistes africains et afro-descendants, notamment caribéens. L’exposition a cependant largement fait l’économie de contributions curatoriales caribéennes.
Ce tropisme institutionnel pour la blackness, serait-il le reflet de l’afrophilie française, corollaire paradoxal d’une négrophobie coloniale, qui continuerait de muer des marges de l’inconscient au centre de la culture ?
L’annulation intervient par ailleurs alors même que le Centre Pompidou multiplie les échanges avec la Caraïbe française dans le cadre de son opération « Constellation », et dans la foulée de l’annonce de son implantation au Brésil, laissant présager des échanges avec la Guyane française. De passage à Paris dans le cadre de l’année du Brésil en France, la Ministre de la Culture brésilienne afro-descendante, Margareth Menezes, relata sa visite émue de Paris Noir. Elle fit aussi état dans la presse française du racisme systémique auquel le Brésil est en proie, et que sa seule nomination ne saurait enrayer. Un ange passe. La France a toujours préféré outsourcer la critique systémique du racisme à d’autres pays esclavagistes, tels que le Brésil et les États-Unis, plutôt qu’en faire la sienne propre.
La question revient : de quoi la longue errance institutionnelle de ce projet caribéen porté par une curatrice caribéenne est-elle le nom ? Faut-il n’y voir que le symptôme de l’endogamie du monde de l’art français ? Ou une volonté d’inspiration coloniale de contrôle du récit ?
Les facéties de l’art occidental dit conceptuel, telles que figurées par la boutade formelle de Maurizio Cattelan au Centre Pompidou-Metz, au milieu d’un espace initialement dédié à Van Lévé, sembleraient presque anecdotiques si elles ne révélaient que trop bien les enjeux de l’incident. L’œuvre est présumée anti-fasciste – elle prend la forme d’un doigt d’honneur ou d’un salut fasciste selon l’angle d’observation – et anticapitaliste – sa version originelle de 2010 fut placée devant la Bourse de Milan. Il serait trop facile et littéral, de voir dans l’emplacement malencontreux de ce doigt de la discorde, le reflet du peu d’estime accordé aux artistes caribéens face à un monstre du marché de l’art. Il est ironique de constater que la brutalité de l’annulation de Van Lévé relève bien, elle, de cette dérive autoritaire du pouvoir tant fustigée par ailleurs.
Gageons que Van Lévé trouvera bientôt un accueil plus favorable au sein des Institutions françaises. Préférons pour l’instant la fréquentation d‘ œuvres et plus fragiles et plus subtiles – maluwana kali’na et leurs réinterprétations cosmiques contemporaines, méandres tembé dans leur insaisissable fugitivité, jardins créoles au chlordécone, sublimés par la virtualisation tridimensionnelle – et autres éveils du génie créateur caribéen. Suivez les artistes de Van Lévé dans leurs envolées. Le vent se lève. Il a déjà tourné.
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Claire Tancons est curatrice de Van Lévé : Visions souveraines des Amériques et de l’Amazonie créoles et marronnes (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Haïti). Elle était directrice artistique de Nuit Blanche 2024.