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Billet de blog 18 septembre 2025

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L’utopie de la santé parfaite

TikTok transforme la santé en norme esthétique, morale et marchande. À travers des tendances comme #HealthyLifestyle ou #CleanGirl, la santé devient un capital social, effaçant les inégalités structurelles et renforçant la responsabilisation individuelle. Une nouvelle forme de contrôle se dessine, masquée par les discours de self-care.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

English version available at the end of the article. The translation was generated by artificial intelligence and reviewed by an English speaker.

Santéisation sur TikTok : la tyrannie du self-care

Le thème de la santé revient constamment sur TikTok depuis plusieurs années, sous forme de différentes trends. Désormais, la santé ne se vit plus, elle se performe. Entre deux recettes de smoothie au matcha et une routine matinale ultra-optimisée, les hashtags #Pilates, #CleanGirl, #HealthyLifestyle ou encore #GlowUpRoutine redéfinissent les contours de ce que signifie « être en bonne santé » à l’ère numérique. Réveil à 5h, eau citronnée à jeun, méditation, journaling, douche froide, skincare en dix étapes, matcha, compléments alimentaires (oméga-3, magnésium, ashwagandha, collagène), tracker ses mouvements, marcher dix mille pas par jour, jus de céleri imbuvable, et du développement personnel à toutes les sauces. Bref, la liste est interminable #healingera #maincharacterenergy #glowup — lol.


Cette avalanche de contenu est fascinante, mais aussi profondément critiquable. Sous le prisme de la santéisation, on observe un glissement progressif de la santé vers un idéal à la fois moral, esthétique et individualiste qui permet de penser les dérives contemporaines de la promotion de la santé, en particulier sur les réseaux sociaux.

La santéisation : une gouvernance néolibérale des corps

Dans les pays occidentaux, la santéisation désigne le processus par lequel la santé, autrefois affaire publique, devient une affaire privée — un devoir personnel. Elle repose sur trois piliers : l’autonomie, la responsabilité et les capacités individuelles. La maladie devient, dans cette logique, un échec personnel.

En France, ce virage s’opère dès la fin des années 1980 avec l’adoption des principes de la Charte d’Ottawa, qui fonde une promotion de la santé centrée sur les comportements individuels. Ce tournant se consolide avec les lois de santé publique de 2004 et 2016, puis avec les plans comme le PNNS (Programme national nutrition santé), qui imposent des injonctions devenues omniprésentes : « Mangez 5 fruits et légumes », « Bougez 30 minutes par jour », etc.
Ce changement de paradigme permet aux gouvernements de se désengager d’un système de santé collectif et universel, en transférant la responsabilité sur les individus. La santé publique glisse alors d’une logique solidaire vers une logique de culpabilisation individualisée, en occultant les causes structurelles de la maladie : précarité, environnement, logement, accès aux soins, violences systémiques etc.

La performance du bien-être

Sur TikTok, scroll après scroll, la santé devient une performance visuelle, morale et marchande. Les vidéos les plus populaires (#Healthy : 113,6B vues ; #Matcha : 35,6B ; #PilatesGirl : 2,1B ; #CleanGirlAesthetic : 15,4B ; #Running : 84,1B ; #GlowUpRoutine : 338,0M par exemple) mettent en scène une version extrêmement codifiée du bien-être : fine, productive, épurée, énergique — mais surtout, performative.
Faire du pilates devient un signe de discipline, boire du matcha renvoie à une esthétique “clean” et s’appliquer une routine skincare sur la face à 200 euros traduit une prise en main vertueuse de son corps.

Autrement dit, la santé devient un critère de valorisation sociale, une nouvelle forme de capital symbolique. Plus qu’un état physique, elle devient une norme morale, être en bonne santé, c’est être “une bonne personne” : responsable, autonome, inspirante. Sous couvert de self-love et d’empowerment, ces contenus imposent des normes implicites extrêmement contraignantes, où toute déviation est suspecte.  

Le coût social caché du self-care

Mon observation de TikTok à travers une ethnographie virtuelle (scroll) montre une adhésion massive à ces tendances, mais aussi leur caractère profondément excluant. Cette santé hypermédiatisée efface totalement les déterminants sociaux de la santé : précarité, pollution, stress au travail, inégalités d’accès aux soins par exemples. Elle invisibilise aussi les réalités des personnes en situation de handicap, de maladie chronique ou de pauvreté. Il faut du temps, de l’argent et du capital social pour avoir une routine "healthy".
Mais cette santéisation ne s’arrête pas au corps. Elle s’étend à tous les aspects de l’existence. On assiste à une pathologisation du quotidien : manger gras, dormir tard, ne pas faire de sport ou ne pas faire de "shadow work" devient un signe de relâchement, voire de faute. Il s’agit d’une nouvelle gouvernementalité des corps, pour reprendre les termes de Michel Foucault : un système où l’individu s’auto-surveille, s’auto-discipline, s’auto-optimise — pendant que les causes structurelles de la souffrance restent invisibles et impensées.

La marchandisation du bien-être

Il est essentiel de rappeler que la santéisation profite à une industrie : celle du bien-être, de la tech, de la beauté et de la mode. Le self-care est un marché. Et dans cette logique consumériste, si tu n’achètes pas les bons produits, si tu ne suis pas la bonne routine, c’est que tu ne fais pas "assez pour toi-même". Cette rhétorique culpabilisante fonctionne à merveille. Or, les habitudes de vie ne sont pas les premiers déterminants de la santé. Faire croire qu’on échappera au cancer ou aux maladies chroniques à coups de jus de céleri et de pilates, sans jamais investir dans des politiques publiques de prévention ou dans la réduction des inégalités, est une fiction — mais une fiction rentable.


Références utiles 


Poliquin, H. (2015). Analyse critique et dimensionnelle du concept de santéisation. Aporia, 7(1), 17–29.
Foucault, M. (1980). Naissance de la biopolitique.
Engelhardt, H. T. (1975). The Concepts of Health and Disease.


Healthification on TikTok : The Tyranny of Self-Care

The theme of health has been constantly popping up on TikTok for several years now, taking the form of different trends. Nowadays, health is no longer just lived—it’s performed. Between smoothie recipes with matcha and ultra-optimized morning routines, hashtags like #Pilates, #CleanGirl, #HealthyLifestyle, and #GlowUpRoutine are redefining what it means to “be healthy” in the digital age. Waking up at 5 a.m., drinking lemon water on an empty stomach, meditation, journaling, cold showers, ten-step skincare routines, matcha, dietary supplements (omega-3, magnesium, ashwagandha, collagen), tracking your movements, walking ten thousand steps a day, undrinkable celery juice, and personal development everywhere you look. In short, the list is endless #healingera #maincharacterenergy #glowup — lol.

This avalanche of content is fascinating, but also deeply open to criticism. Through the lens of healthification, we observe a gradual shift of health towards an ideal that is moral, aesthetic, and individualistic—a framework that helps us understand the contemporary pitfalls of health promotion, especially on social media.

Healthification : A Neoliberal Governance of Bodies

In Western countries, healthification refers to the process by which health, once a public matter, becomes a private concern - a personal duty. It rests on three pillars: autonomy, responsibility, and individual capacities. Within this logic, illness becomes a personal failure.

In France, this shift began in the late 1980s with the adoption of the Ottawa Charter principles, which established health promotion centered on individual behaviors. This turn was reinforced by public health laws in 2004 and 2016, and plans such as the PNNS (National Nutrition Health Program), which impose ubiquitous injunctions: “Eat 5 fruits and vegetables,” “Move 30 minutes a day,” and so on.
This paradigm shift allows governments to disengage from a collective and universal health system by transferring responsibility onto individuals. Public health then slides from a solidarity-based logic toward one of individualized guilt, obscuring the structural causes of illness: poverty, environment, housing, access to care, systemic violence, etc.

The Performance of Well-being

On TikTok, scroll after scroll, health becomes a visual, moral, and commercial performance. The most popular videos (#Healthy: 113.6B views; #Matcha: 35.6B; #PilatesGirl: 2.1B; #CleanGirlAesthetic : 15.4B; #Running: 84.1B; #GlowUpRoutine: 338.0M, for example) stage an extremely codified version of well-being: slim, productive, minimalist, energetic—but above all, performative.
Doing Pilates becomes a sign of discipline, drinking matcha evokes a “clean” aesthetic, and applying a €200 skincare routine expresses a virtuous taking charge of one’s body.

In other words, health becomes a criterion of social valorization, a new form of symbolic capital. More than a physical state, it becomes a moral norm; being healthy means being a “good person”: responsible, autonomous, inspiring. Under the guise of self-love and empowerment, these contents impose extremely constraining implicit norms, where any deviation is suspect.

The Hidden Social Cost of Self-Care

My observation of TikTok through virtual ethnography (scrolling) shows massive adherence to these trends but also their deeply exclusionary nature. This hyper-mediated health completely erases social determinants of health: poverty, pollution, work stress, inequalities in access to healthcare, for example. It also makes invisible the realities of people with disabilities, chronic illnesses, or poverty. Having a “healthy” routine requires time, money, and social capital.
But this healthification doesn’t stop at the body. It extends to all aspects of existence. We witness a pathologization of everyday life: eating fatty foods, sleeping late, not exercising, or neglecting “shadow work” become signs of laxity or even fault. This is a new governmentality of bodies, to borrow Michel Foucault’s terms: a system where the individual self-monitors, self-disciplines, self-optimizes—while the structural causes of suffering remain invisible and unthought.

The Commodification of Well-being

It is essential to remember that healthification benefits an industry: wellness, tech, beauty, and fashion. Self-care is a market. And in this consumerist logic, if you don’t buy the right products, if you don’t follow the right routine, it means you’re not doing “enough for yourself.” This guilt-inducing rhetoric works brilliantly. Yet, lifestyle habits are not the primary determinants of health. Making people believe they can escape cancer or chronic illness with celery juice and Pilates, without ever investing in public prevention policies or reducing inequalities, is a fiction—but a profitable one.


Useful references : 

Poliquin, H. (2015). Analyse critique et dimensionnelle du concept de santéisation. Aporia, 7(1), 17–29.


Foucault, M. (1980). Naissance de la biopolitique.


Engelhardt, H. T. (1975). The Concepts of Health and Disease.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.